octobre 2018
Viviane Prats (Unité de formation continue, HES-SO – éésp, Lausanne)et Benjamin Ravinet (travailleur social, Neuchâtel)
Les réflexions que nous vous proposons ici émanent de différents moments, où nous avions le plaisir de partager, sur ce qui nous semblait essentiel dans nos activités professionnelles mais aussi plus largement sur l’état du monde. Avec une conscience forte que les conditions d’existence sont en pleine mutation, que nous sous-estimons l’impact des révolutions technologiques et écologiques, nous avons trop souvent l’impression que le monde « marche sur la tête ». Le diktat des politiques néolibérales enferment les individus, les réduisant au rôle de consommateurs, faisant disparaître progressivement la notion de citoyenneté. A l’aube de crises majeures qui vont bouleverser les rapports de force, avec une augmentation de la précarité, dans un contexte de tensions identitaires exacerbées cherchant à se protéger des migrations 1, les seules réponses apportées à de vrais problèmes se déclinent dans la construction de murs.
Dans cette époque incertaine, nous nous interrogeons sur notre pouvoir d’agir et notre capacité à résister, nous nous nourrissons de courants de pensée et d’auteurs qui nous semblent éclairer nos pratiques quotidiennes, soutenir le cœur de nos actions, et mettre en perspective la question de notre engagement comme professionnels ainsi que comme citoyens inscrits dans une histoire collective. Ces éclairages critiques nous permettent de penser et de produire du sens, nous réjouissent, nous interrogent et parfois nous désespèrent. Comment promouvoir le commun dans ce monde qui promeut la réalisation de la perfection de soi, dans une stérile fuite en avant nous empêchant de penser aux véritables problèmes, dans une société addictogène, telle que la décrit Jean Pierre Couteron ? 2
Nos expériences professionnelles se situent dans différents lieux du champ des addictions, à la croisée d’approches multiples. Les éclairages anthropologiques et sociologiques nous permettent de mieux en comprendre le sens et la fonction, les développements des neurosciences et de la recherche nous donnent des pistes pour développer des réponses appropriées en matière de soins. Le cadre légal a un impact indéniable sur nos manières de concevoir et d’appréhender ce champ particulier.
La formation est indispensable pour nous assurer des compétences, des savoir-faire, des savoir-être et des technicités professionnels, et permettre la mise en œuvre de processus réflexifs. Les personnes que nous avons eu l’occasion de rencontrer lors de nos différentes activités, personnes consommatrices et collègues, nous ont aussi appris notre métier. Mais il relève là aussi de notre engagement d’actualiser les interventions en fonction de l’évolution des connaissances et de contribuer aux changements dans les propositions d’accompagnement.
L’engagement nous semble consubstantiel non seulement du travail social, mais encore détermine notre manière d’exercer notre citoyenneté dans une visée de promotion de l’intérêt général. Notre engagement se situe à la croisée du personnel et du professionnel. Ce que nous sommes, nos valeurs, nos déterminations politiques, etc., nous conduisent à des choix qui sont à l’origine de nos engagements.
Formellement, nous sommes tous engagés, par un contrat de travail. Mais au-delà de cet aspect formel s’engager, étymologiquement, c’est mettre, donner en gage. En tant que travailleurs sociaux, nous donnons en gage ce que nous sommes dans la relation. Nous nous engageons émotionnellement, attentifs, à l’écoute tant de l’Autre que de nous au service de l’Autre. C’est dans une authentique rencontre que se tisse un lien qui permettra à la personne d’aller à la rencontre d’elle-même et donc de ses ressources, de ses choix et de son rétablissement, sans cela, y a-t-il travail social ? La notion de distance, de la bonne distance, est souvent interrogée dans les espaces de formation, parfois exprimée comme besoin face à une proximité qui pourrait ne pas être « professionnelle ». Comme si la proximité revêtait une forme d’écueil. En effet, sans distance réflexive, sans retour sur soi et pensée critique, le risque est grand de basculer dans un rôle autoritaire et normatif. Comme l’exprime Poirier : « En prenant nos responsabilités, nous reconnaissons que s’engager c’est aussi se risquer vers l’Autre. De sorte qu’il n’y a pas d’accompagnement sans une exigence éthique que nous caractérisons comme l’engagement de sa subjectivité dans un geste qui intègre la considération de l’autre. » 3 Exigence éthique que nous prenons dans le sens développé par Bouquet 4 d’avoir la conscience de ses actes et la volonté d’en répondre.
Dans le travail d’accompagnement au quotidien, le travail d’équipe et la dimension collective sont indispensables pour donner sens à nos pratiques. Nous mettons en gage notre rigueur, notre humilité, dans la construction d’une collaboration avec l’Autre, tissant un lien horizontal dans le souci du respect de sa dignité. Une condition première qui nous semble indispensable afin de veiller sur et non pas de surveiller, dans une authentique bienveillance.
L’Archétype du guérisseur blessé 5 nous éclaire dans la lecture de ce travail, constituant avec l’Autre un partage des savoirs à l’opposé d’une approche plus paternaliste, consistant en une asymétrie relationnelle entre un expert détenteur des savoirs et un usager ayant à se conformer à des normes.
Cette posture professionnelle amène à cultiver activement la disponibilité, comme l’écrit Jean Furtos : « On ne peut aujourd’hui faire son métier que si l’on accepte d’abord d’écouter une souffrance (psychique d’origine sociale), qui se dit là où elle peut être entendue, et pas seulement avec des mots. » 6
Comme le mettent en perspective Ricardo Petrella et al. :
« La première caractéristique qui saute aux yeux, c’est la prise de pouvoir de gouverne et de contrôle des processus d’allocation des ressources matérielles et immatérielles de la planète par des conceptions et des politiques qui ont fait des valeurs et des critères propres à l’économie de marché capitaliste, les valeurs et les critères exclusifs de référence et de mesure de ce qui est bon, utile et nécessaire en économie comme ailleurs ». 7 Notre champ professionnel ne fait pas exception. Il importe de mesurer l’incidence délétère sur les conditions de vie et de travail des politiques mises en œuvre sous le diktat de l’économie.
Le productivisme réactif auquel nous sommes confrontés ne laisse que peu de temps à l’élaboration d’une pratique réflexive pourtant condition essentielle au développement de bonnes pratiques. La qualité de notre travail exige ce temps. Les pratiques du travail social comme des soins se sont vues transformées profondément par l’évolution du rôle de l’Etat, inspiré exclusivement du paradigme néolibéral dénoncé par De Gaulejac. « La gestion devient un instrument de pouvoir lorsqu’elle réduit l’individu à une » ressource humaine « , oubliant que chaque individu a besoin de donner du sens à ses actions, qu’il est un être de langage et de désirs, que ses inscriptions symboliques sont tout aussi essentielles que ses besoins économiques et financiers, qu’on ne peut réduire l’homme à un objet, à un facteur ou à une variable d’ajustement, sans réduire en même temps la part d’humanité nécessaire pour une vie en société harmonieuse. » 8
Ce primat de l’économie qui gouverne les politiques semble aujourd’hui creuser un décalage entre certains nouveaux gestionnaires de l’économie publique et les acteurs de terrains. Les premiers raisonnant exclusivement quantitativement, assurent la transition vers des financements pluriels, notamment de subventions vers des contrats de prestations. Il s’agit de vendre de la prestation, au risque parfois que cette stratégie génère des activités qui ne soient pas en adéquation avec les besoins effectifs.
Dans ce contexte, il est à craindre que des structures de service public mettent plus d’énergie à leur propre survie en tant que structure que dans l’application de leur mission de santé et de service public.
Les seconds dont nous sommes accompagnent des personnes dont les conditions de vie se détériorent, où la précarité va grandissant. Le malaise croît, et il peut porter en lui le germe de l’indignation ou du repli sur soi. Cela n’est pas sans conséquence sur l’engagement des professionnels.
Il nous semble urgent de mettre notre engagement au service d’une approche collaborative, pragmatique, pour penser la construction commune de nouveaux modes d’organisation, porteuse de sens et de vision à long terme.
Dans ce passage de l’Etat-providence vers l’idéal sécuritaire, il nous semble indispensable de garder au centre de nos questionnements la question des conditions de vie et donc des droits humains.
La stigmatisation et le travail de normalisation qui en résultent nécessitent à notre sens une résistance de notre part. Face à la complexité des changements sociaux en cours, nous ne pouvons céder à la dangereuse tendance qui est celle de vouloir imputer à la seule responsabilité individuelle les comportements jugés non conformes.
Cette simplification gestionnaire guide des choix politiques à court terme qui appauvrissent, précarisent, marginalisent et produisent de l’exclusion. Une belle illustration de cet écueil intellectuel nous semble parfaitement illustrée par la stratégie drogue 2017-2024 par la promotion de la responsabilité individuelle. A priori, il est de bon augure de voir cette responsabilité promue, comme nous le défendons depuis des années en renforçant l’accès à l’information et aux soins des publics faisant usage de substances, du droit à obtenir du matériel stérile et l’accès à des lieux de consommation sécurisée, etc. Mais le risque que cela représente est d’en oublier la notion de solidarité, de ne pas voir que la précarisation concerne un nombre toujours plus élevé de personnes, et de se passer d’analyses sociologiques mettant en perspective les questions relatives aux conditions de vie. C’est faire fi également des déterminismes sociaux en jeu. Ne soyons pas dupes, depuis une vingtaine d’années, ce qu’Eloi Laurent nomme « les mythologies économiques» reprises aveuglément au plan politique a eu des conséquences désastreuses.
L’engagement, à notre sens, ne peut se passer d’un aspect militant, politique. Le travail de réduction des risques, même s’il a été légitimé dans la loi, se défend au quotidien. C’est la responsabilité de chacun, a fortiori des professionnels, d’en défendre l’éthique. L’engagement nous semble indissociable du respect de la personne et de ses choix, impliquant une posture professionnelle particulière qui, si elle peut se développer de manière individuelle, se doit également d’être soutenue collectivement. Dans ce sens, le rattachement des professionnels à une association faîtière comme le GREA est précieux.
Poursuivre par ailleurs le développement d’une politique de réduction des risques implique de travailler conjointement avec l’ensemble du dispositif et en particulier le résidentiel, car nous sommes convaincus que la complexité de la problématique ne peut trouver des réponses satisfaisantes que si elle s’inscrit dans une multiplicité de choix possibles, permettant d’accompagner les personnes dans le respect de la singularité de leurs histoires de vies. Là aussi, le quantitatif imposant des taux d’occupation peut prétériter la pluralité des offres.
La conception que nous avons de notre travail implique une dimension collective et sociale, qui ne peut se réduire à notre propre champ d’action concret. Elle se doit d’être conjuguée sur un plan plus large avec les questions des politiques drogues mises en œuvre sur le plan local, national et international. Malgré tout le chemin accompli, le dernier rapport de la Global Commission démontre que nous avons encore du travail à faire tous ensemble pour considérer l’usage de substance, aussi universel soit-il, comme quelque chose qui nous concerne tous.
La question des droits humains se pose indubitablement, car la stigmatisation des personnes faisant usage de substances psychoactives, quel qu’en soit le statut, pèse encore aujourd’hui massivement sur les individus dans l’accès au soin, au logement, aux assurances sociales…
Reprenant la définition de l’engagement, qui tel que nous le voyons ne peut faire l’économie d’une dimension politique, il s’agit aujourd’hui d’œuvrer pour la défense des droits des personnes. Nous ne pouvons plus faire l’économie de prendre des positions face aux politiques mises en œuvre, de s’inscrire dans un mouvement non pas de résistances stériles mais bien dans une perspective critique active, permettant la recherche d’alternatives soutenant non seulement la défense du pouvoir d’agir des personnes faisant usage de substances mais aussi de notre pouvoir d’agir propre, afin de ne pas être les agents d’un système: il s’agit de cultiver par l’action la solidarité et la promotion du mieux vivre ensemble.