octobre 2018
Ann Tharin (Haute école de travail social et de la santé, éésp Lausanne)
Issu des résultats de l’analyse d’un travail de mémoire (Tharin, 2015) consacré à la complémentarité et l’articulation des approches médicosociales dans le champ des addictions, cet article propose d’examiner différentes catégories d’écueils (épistémologiques, disciplinaires, personnels, structurels/institutionnels, politiques) au partenariat médicosocial et d’ouvrir quelques pistes de réflexion utiles à promouvoir les collaborations interprofessionnelles dans nos institutions. Ainsi, chaque type d’écueil est brièvement explicité par des éléments de la littérature francophone, puis alimenté par les résultats de la recherche qualitative menée au sein du dispositif d’addictologie vaudois. Les résultats exposés ci-après font état du contenu de 9 entretiens semi-directifs menés avec 3 médecins psychiatres, 1 psychologue, 1 infirmier et 4 travailleurs sociaux actifs dans des structures ambulatoires, résidentielles ou hospitalières.
Un travail collaboratif n’exige pas forcément un accord sur l’entier des cadres théoriques et conceptuels des partenaires en présence, mais nécessite un partage préalable autour des opinions et références de chacun, ainsi qu’un accord autour de l’analyse des tâches à accomplir (Gagnier & Roy, 2013 ; Mérini, S.d.). Les échanges autour des modèles théoriques de référence sont importants tant pour comprendre la problématique commune que pour agir sur cette dernière. Sans cela, des incompréhensions peuvent se développer et les conflits de logiques se transformer en conflits de personnes. Le temps d’échange qui permet de définir ce que chacun met derrière les notions et les mots est souvent l’un des préalables au travail en partenariat ; temps pourtant peu mis à disposition ou investi dans les institutions ou services.
Dans le cadre de l’enquête effectuée, tant les représentants du corps médical que les travailleurs sociaux expliquent le fait que les modèles qui sous-tendent l’intervention autour du pôle social de l’addiction ne sont ni suffisamment connus, ni suffisamment explicités. La difficulté à énoncer des fondements théoriques légitimant l’approche sociale semble ainsi poser problème lors des échanges entre les différents partenaires. En effet, ceux issus du corps médical justifieraient leurs diagnostics et le bien-fondé de leurs interventions de manière plus référencée que les travailleurs sociaux, s’appuyant en priorité sur l’importance des preuves biomédicales et les critères psychopathologiques se trouvant dans les manuels de classification des troubles mentaux.
Il est intéressant de s’interroger sur la difficulté que peuvent rencontrer les travailleurs sociaux à s’approprier les concepts qui sous-tendent leurs interventions. Constitués de théories multiples, les modèles enseignés en travail social sont en effet souvent les fruits d’autres disciplines (pédagogie, psychologie, sociologie, anthropologie, droit, etc.). Si ces bases théoriques sont utiles à la compréhension des conduites addictives et à l’intervention de terrain, ce ne sont pas les travailleurs sociaux qui les énoncent ou les conceptualisent, contrairement aux médecins par exemple, qui eux disposent souvent d’un pourcentage de travail dévolu à la recherche. Ainsi, au sein des différentes structures socio-éducatives, le fait de prévoir, dans l’horaire institutionnel, du temps à disposition pour pouvoir échanger, modéliser et référencer les pratiques en vigueur pourrait favoriser la levée de cet écueil ; tout comme le fait de garantir l’accès à la formation postgrade
Lorsque l’on parle d’obstacles disciplinaires (Bonardi & Roussiau, 2001 ; Nicolescu, 1996), les représentations des différentes cultures professionnelles et de leurs normes entrent en jeu avec force. Cette multiplicité des représentations ne facilite guère, en termes d’opérationnalisation, une mise en action commune. Cette catégorie d’écueils concerne ainsi la représentation symbolique des autres disciplines et de leurs mandats, la domination d’une corporation sur une autre, ainsi que le repli identitaire et territorial. Comprendre ce qui entrave l’action commune reviendrait à approcher séparément les éléments qui constituent ces représentations et à découvrir les interactions complexes qui se jouent entre les différents groupes de partenaires en jeu; la question de la domination d’une corporation sur une autre étant véhiculée par les représentations sociales.
À la question de leur perception d’une forme de hiérarchisation des différentes professions médicosociales actives dans le champ de l’addiction, la réponse unanime des intervenants montre que les partenaires les plus valorisés et légitimés aux yeux du grand public sont les médecins psychiatres ou les médecins somaticiens. Ces derniers sont suivis par les psychologues ; les infirmiers et les travailleurs sociaux n’apparaissant qu’en dernière position dans ce listing. Les interviewés justifient leurs réponses en mentionnant la longueur des études effectuées, le salaire, mais également la visibilité dont chacun dispose dans les médias. La plupart des interviewés rencontrés reconnaissent aussi le médecin comme étant le garant de la globalité des interventions à mettre en œuvre au sein d’une équipe de travail interdisciplinaire, le fait de disposer de la responsabilité médico-légale étant reconnu comme le point légitimant ce rôle de « garant de l’intervention ».
Ainsi, évoluer vers une véritable logique d’action partenariale signifierait, pour les intervenants médicosociaux en présence, d’identifier puis de déconstruire ensemble leurs logiques différentes mais convergentes dans l’objectif d’accompagnement au rétablissement des conduites addictives. Vaste travail, à inscrire dans une volonté structurelle de dépasser le clivage médicosocial qui entrave une approche intégrative des conduites addictives. L’analyse institutionnelle ou de pratique pourrait être un prérequis nécessaire à la levée de cet écueil aussi complexe que central.
Ce type d’écueil est relatif à la reconnaissance de ses propres (in)compétences et celles des autres partenaires (Gagnier & Roy, 2013). Comme l’explique Mérini (s.d.), dans une logique partenariale, il s’agit d’élargir la représentation que chacun a de sa mission, tout en maintenant la spécificité de son propre rôle. Cela implique le développement de nouveaux savoirs, comme par exemple la conduite de réunions, la négociation et la communication. Cela inclut aussi des habiletés d’ordre psychosocial, comme l’écoute, la mutualisation, faire passer l’intérêt collectif avant le sien ou encore l’abandon de certains projets.
Relativement à ces écueils personnels, deux éléments apparaissent centraux dans les discours des interviewés : une reconnaissance claire du poids de la responsabilité médico-légale portée par les médecins, celle-ci légitimant leur rôle de garants de l’intervention ; ainsi qu’une forme de mise en doute des compétences des travailleurs sociaux à intégrer dans l’accompagnement les différentes grilles de lecture ou perspectives discutées en réunion interdisciplinaire.
Les deux exemples déclinés ci-après illustrent bien ces éléments. Une éducatrice interviewée explique ainsi sa difficulté à tenir compte des perspectives d’accompagnement individualisées proposées par ses collègues psychologues, devant quotidiennement gérer un groupe important de résidents et parer à l’urgence sur le plan social. Pour elle, la multiplicité des rôles qu’elle joue n’est pas toujours simple à concilier. Un psychiatre interrogé dresse lui le constat que les travailleurs sociaux peinent à poursuivre plusieurs objectifs en même temps, tout en revendiquant régulièrement le manque d’effectifs socio-éducatifs. Selon lui, l’écueil serait d’ordre personnel, stipulant que le corps médical doit souvent gérer bien plus de situations dans un temps de travail beaucoup plus réduit. Si les interviewés s’accordent autour d’exemples de ce type, aucun d’entre eux ne fait par contre mention de la nature différente du travail, par exemple entre un accompagnement au quotidien en institution résidentielle et un travail sous forme de consultations, en ambulatoire.
Ainsi, la synthèse des propos recueillis par rapport aux écueils personnels illustre une certaine mise en doute des compétences des travailleurs sociaux à travailler avec la complexité et à l’inverse une forme de (sur)valorisation du rôle et des responsabilités endossés par les médecins. On peut donc se demander si cet écueil, au lieu d’être individuel, ne fait pas partie des écueils disciplinaires. Ainsi analysé, il expliquerait le manque de reconnaissance accordée à l’approche sociale par rapport à celle d’ordre médical. Un travail d’analyse de pratique, par exemple, pourrait réduire significativement les enjeux de pouvoir inhérent au travail en partenariat, soulignant ainsi la nécessité d’inclure et de légitimer toutes les approches disciplinaires en présence ; ces dernières étant solidement intriquées et la nature même du travail étant différente.
Ces entraves sont relatives au fonctionnement structurel des différents cadres institutionnels. Ainsi, l’importance des conditions comme le leadership, la formation des équipes, le ratio des professionnels des différentes disciplines en présence et la culture d’équipe sont à souligner dans l’optique d’une approche intégrative de l’intervention (Gagnier & Roy, 2013).
Le fait que le ratio des professionnels d’obédience médicale ou sociale ne soit pas équitable selon que les structures s’inscrivent dans une affiliation institutionnelle médicalisée ou socio-éducative a été régulièrement mentionné par les intervenants médicosociaux interviewés. Il en résulte une forme de cloisonnement entre les approches proposées, chaque structure proposant une intervention plus spécifique sur l’un ou l’autre des pôles du modèle biopsychosocial (Olivenstein, 1970; Hautefeuille, Valleur & Blaise, 2002 ; Morel & Couteron, 2008). Bien qu’un important travail en réseau soit effectué entre les différentes structures, une représentation plus équitable des intervenants médicosociaux dans l’organigramme des institutions – voir au sein des directions – favoriserait une collaboration d’ordre plus transdisciplinaire (Nicolescu, 1996), ainsi que la légitimité des différentes approches disciplinaires en présence dans le champ de l’addictologie.
Les témoignages recueillis laissent également entrevoir que les différentes structures socio-éducatives n’accordent pas suffisamment de temps et de financement aux intervenants sociaux pour qu’ils puissent se former de manière continue et développer des compétences en matière de modélisation de leurs pratiques. A contrario des médecins qui bénéficient souvent de pourcentages de travail établis pour faire de la recherche et de financements relatifs à la participation à des séminaires, les travailleurs sociaux bénéficient moins de cette opportunité, souvent cantonnés à l’accompagnement au quotidien. Ils peinent ainsi à développer leurs compétences en modélisation des pratiques et à consolider leur légitimité face aux partenaires médicaux ou auprès des décideurs politiques.
Si, dans une visée de rétablissement des conduites addictives, l’action sur le pôle social est reconnu comme étant aussi importante que celles sur les pôles biologique et psychologique, il est urgent d’offrir aux structures les moyens nécessaires à la légitimation de l’approche sociale. Le problème ne se situe toutefois pas qu’au niveau structurel, car il existe, en Suisse, une importante disparité dans le financement des prestations socio-éducatives par rapport aux prestations médicales. Celle-ci s’exprime aussi au niveau de la formation, puisque, depuis le début des années 2000, les structures socio-éducatives se sont vues contraintes de réduire le financement des formations continues pour répondre aux exigences de rentabilité, de responsabilisation et de performance qu’implique le modèle de nouvelle gestion publique (Rossini, Fahrni, Lambelet & Fischer, 2011 ; Moachon & Bonvin, 2013).
Ce type d’écueil est relatif au manque de coordination des politiques sociales, publiques ou de santé, ainsi que des interventions des institutions publiques et privées. Cette nécessaire mobilisation de tous les acteurs médicosociaux se retrouve dans le Projet de plan d’action global pour la santé mentale 2013-2020 de l’OMS qui prône « (…) une approche globale et multisectorielle, moyennant une coordination des services entre le secteur social et le secteur de la santé et met l’accent sur la promotion, la prévention, le traitement, la réadaptation, les soins et le rétablissement. » (OMS, 2013, p. 3). Ainsi, parer à ce type d’écueil impliquerait, au niveau politique, la reconnaissance de la légitimité des approches tant socio-éducatives/sanitaires que médicalisées, ainsi qu’un financement garanti pour chacune.
L’analyse du terrain vaudois démontre l’existence d’un dispositif varié au niveau des approches, des prestations médicosociales offertes et des cadres de soins représentés. Néanmoins, si en Suisse les prestations psychothérapeutiques et médicales sont remboursées par la LAmal, ce n’est pas le cas des prestations proposées en institutions socio-éducatives. Tributaire des choix politiques des cantons, des communes et du financement ou non des séjours résidentiels par les assurances sociales concernées, les montants alloués aux institutions socio-éducatives ou sociosanitaires ont été fortement réduits ces quinze dernières années, entraînant par exemple la suppression d’une cinquantaine d’institutions résidentielles sur l’ensemble du territoire suisse.
S’ils n’entrent pas dans les détails du financement des prestations, les interviewés regrettent le manque de structures favorisant la participation sociale des usagers. Ils soutiennent l’idée du développement d’ateliers d’insertion/d’occupation à visée socialisante, situés au cœur de la cité et collaborant avec les entreprises privées ou publiques. Toutefois, dans le contexte néo-libéral actuel – où les subventionnements des services publics et des associations se voient réduits et l’implication des entreprises privées peu sollicitées – ces idées restent à l’état d’intention. Un travailleur social interviewé souligne la nécessité et la responsabilité de sa profession d’alerter les décideurs politiques sur le manque de participation sociale offert aux clients des structures des structures socio-éducatives/sanitaires, tout en regrettant que ceux-ci n’aient souvent ni les compétences ni les moyens à disposition pour le faire.
Si, aujourd’hui, dans le domaine de l’addictologie, le partenariat médicosocial s’inscrit comme une évidence pour favoriser le rétablissement, réussir à réduire ou lever les écueils relatifs à l’intervention conjointe demande un soin particulier.
L’analyse des formes de partenariat exercées au sein de nos institutions, ainsi que des entraves à la logique d’action conjointe, nous concerne tous: chercheurs, enseignants, cliniciens, praticiens de terrain, responsables d’institution ou acteurs politiques. Garantir la participation sociale de chacun, but ultime du rétablissement dans le domaine de la santé mentale, ne pourra se faire qu’au prix d’une responsabilité partagée et d’une clairvoyance quant à nos pratiques en partenariat. Il s’agira – et c’est peut-être là que se situe la pierre angulaire de ce défi – d’être non seulement conscients de nos spécificités, compétences ou limites, mais aussi convaincus de notre expertise et de celles des autres disciplines engagées dans la prise en soin. Œuvrer dans la transdisciplinarité (Nicolescu, 1996) et visibiliser l’importance de cette action conjointe est sans nul doute l’opportunité de pouvoir faire fructifier ensemble un bien commun profitable à tous, celui d’une plus grande cohésion sociale.