octobre 2018
Marc Atallah (Maison d’Ailleurs) et du Numerik (Section de français de la Faculté des lettres de l’Université de Lausanne)
Les mondes virtuels, en particulier ceux dans lesquels sont plongés les gamers – ces aficionados contemporains du jeu vidéo –, effraient une partie de la société civile et, plus particulièrement, certains parents, souvent démunis (à juste titre) face à une pratique qui leur est peu familière. On suppose en effet qu’à peine leurs frontières numériques franchies, ces univers de pixels, postulés comme la Némésis du XXIe siècle, conduiraient irrémédiablement les plus jeunes d’entre nous – mais pas que ! – à quitter le monde réel, et seraient une des causes du désintérêt patent des « nouvelles générations » pour la chose publique. On décèle même, parfois, les contours des théories du complot derrière ces discours quelque peu hostiles (et qui ont pris comme objets, en leur temps, le roman, le cinéma et la bande dessinée) : les univers virtuels vidéoludiques nous séduiraient tant – sans que l’on interroge vraiment la raison d’être de cette séduction – qu’il semblerait impossible que nous n’en devenions pas dépendants. Au demeurant, ces inquiétudes irrationnelles sont renforcées par les médias qui, toujours à l’affût de scoops – c’est-à-dire des scandales – pour que les lecteurs soient satisfaits de leurs abonnements (papier ou… numériques), ajoutent à cette peur sournoise et volatile les témoignages de ceux qui nous mettent en garde, prophètes de malheur des temps modernes. Quant aux organisations internationales, force est de constater qu’elles ne sont pas en reste : l’Organisation mondiale de la santé n’a-t-elle pas reconnu, en juin 2018, que l’addiction aux jeux vidéo était une maladie, « au même titre que celle à la cocaïne ou aux jeux d’argent » 1) ? Toutefois, le parallèle rapidement esquissé avec le roman (au XIXe siècle), le cinéma (au début du XXe siècle) et la bande dessinée (pensons à la Comics Code Authority, le comité de censure visant à réguler le marché du comic book américain dès les années 1950) nous oblige à mettre en question cette stigmatisation et à se rappeler que la fiction, en particulier dans sa capacité à fabriquer de nouveaux modes d’expression se propageant dans le champ socioculturel, a de tout temps été perçue par les structures de pouvoir dominantes – depuis La République de Platon, en tout cas – comme un danger, comme une pratique de l’agir humain produisant confusion et aliénation chez ceux qui avaient le malheur de s’y adonner ou, pire encore, de l’apprécier. Le tableau semble bien noir…
Or, et pour se tourner vers la lumière, il me semble urgent de ne pas se laisser contaminer par la paranoïa collective sans fondement véhiculée – inconsciemment ? – par les contempteurs de la fiction ; et, plutôt que de condamner sans réserve la pratique ludique des mondes virtuels, de voir un peu plus dans le détail les richesses qui caractérisent ces mêmes mondes. En effet, si la fiction existe de tout temps – bien qu’elle ait également été critiquée de tout temps –, c’est qu’elle possède quelques richesses qui ont partie liée avec la nature intime de l’homme 2 : elle est une expression élaborée de l’imaginaire humain, grâce à laquelle l’individu peut réinventer sa propre existence et, par extension, le monde dans lequel il évolue. C’est peut-être surprenant, mais la fiction, tout comme la poésie, a la puissance de changer le monde.
La fiction – que l’on pourrait définir brièvement, à la suite des travaux de Paul Ricœur3 et de Jean-Marie Schaeffer 4, comme une mise en intrigue, c’est-à-dire comme la mise en scène d’êtres agissants (imaginés) pris dans leur parcours de vie (imaginé) et qui doivent faire face à des événements (imaginés) surgissant de manière inopinée (la fiction est toujours l’histoire d’une catastrophe) – suppose, pour être activée, que les lecteurs, spectateurs ou joueurs, s’immergent dans le monde « virtuel » configuré et, ce faisant, puissent vivre une vie qui n’est pas la leur : c’est à cette condition, et à cette condition seulement, que le pouvoir de la fiction se manifestera et portera ses fruits. Comme je le dis en effet ailleurs :
Raconter l’histoire d’une catastrophe possède une fonction anthropologique fondamentale : le récit articule des événements au cours du temps […] pour nous permettre de vivre – émotionnellement – une autre vie dans un autre monde […] et nous offrir la possibilité d’éprouver – en notre qualité d’êtres empathiques – cette vie fictionnelle comme « paraphrase » de la nôtre […]. Finalement, l’habileté à raconter des histoires selon plusieurs modalités différentes – tout en disposant d’un « réservoir » de scénarios divers – est une des compétences essentielles grâce à laquelle nous sommes en mesure de rendre intelligible notre vie au cours du temps pour, éventuellement, la réinventer […]. Autrement dit, l’aptitude à créer – ou (se) raconter – des (science-)fictions est une des « astuces » trouvées par notre sensibilité et notre imaginaire pour attribuer un sens, d’une part, au monde dans lequel nous évoluons et, d’autre part, à notre existence dans ce même monde ; cette aptitude nous conduit, au demeurant, à devenir des « spécialistes de la nature humaine » […]. 5
Cette citation, assez dense, est tirée d’un petit opus que j’ai écrit il y a quelques années, et qui visait à penser la compétence de la science-fiction – mais la réflexion fonctionne aussi pour toutes les fictions, jeux vidéo inclus – à réinventer le monde dans lequel nous vivons, monde par essence devenu technocapitaliste. En effet, du moment où nous sommes immergés dans un récit fictionnel, nous adoptons un autre regard (celui du narrateur ou de l’avatar) que le nôtre, ce qui a pour bénéfice de nous aider à développer notre imagination, notre empathie et notre habileté à produire des scénarios alternatifs. Autrement dit, lorsque j’évolue dans un univers vidéoludique, je ne « quitte » absolument pas le monde réel, mais j’endosse, momentanément, le point de vue de quelqu’un d’autre – l’avatar que je joue – et, au travers de ce point de vue, je coconstruis l’univers virtuel dans lequel je suis plongé (faculté d’imagination), je ressens des émotions (faculté empathique) qui sont induites autant par ce que vit l’avatar que par le type d’actions qu’il doit réaliser 6 et, pour finir, je reçois des « outils » pour structurer l’action, c’est-à-dire des scénarios différents de ceux que je possède déjà (faculté narrative ou scénaristique). La fiction, et c’est une de ses fonctions anthropologiques les plus nobles, n’est pas d’abord là pour nous divertir, mais pour nous apprendre à imaginer, à ressentir et à raconter autrement c’est-à-dire à exister (ce n’est pas pour rien qu’on raconte des histoires aux enfants…).
C’est pour tout ce qui vient d’être dit, et contrairement à ce qui est postulé par les discours fâcheux évoqués au début de ce texte, qu’il est nécessaire d’accepter les mondes virtuels comme des vecteurs essentiels pour réfléchir à la construction de nos identités, en particulier dans une société qui a tout confié au numérique. On peut certes continuer à fustiger les gamers, mais on passerait alors à côté des richesses des univers vidéoludiques : l’immersion fictionnelle est un des moyens les plus puissants pour nous permettre de nous réinventer et, par extension, pour réinventer le réel. Ne pêchons néanmoins pas par angélisme. Les fictions ne sont pas toutes en mesure de nous aider à nous réinventer, car toutes les fictions ne sont pas innovantes ou critiques : les fictions à thèse 7, par exemple, nous inculquent ce que nous devons penser et, ce faisant, restreignent notre liberté, contrairement aux fictions qui laissent le lecteur, le spectateur et le joueur libre de se faire son propre avis ou de se laisser toucher par tel ou tel élément du récit. C’est évidemment ici que le diable se cache, et c’est pourquoi, malgré l’intérêt des mondes vidéoludiques, il est nécessaire de distinguer entre les jeux qui interrogent notre monde empirique en le problématisant, de ceux qui ne cherchent qu’à divertir. Il n’est pas de mon ressort d’établir une liste, forcément subjective, qui indiquerait quel jeu est intéressant et quel jeu ne l’est pas ; par contre, je souhaite conclure cet article par la manière dont les romanciers « cyberpunk » (un courant de la science-fiction mettant en scène des êtres humains, aliénés par une société ultralibérale, qui se connectent à des réseaux informatiques pour éprouver ce qui leur fait défaut : la liberté) ont bâti leurs récits sur un questionnement du monde virtuel, afin de proposer aux lecteurs d’y réfléchir différemment.
Lorsque l’auteur de science-fiction William Gibson publie Neuromancien, en 1984 8, Internet n’a pas encore été adopté par la planète entière et les jeux vidéo commencent à peine à s’inviter dans les foyers. Néanmoins, le romancier américain saisit, dans une intuition fulgurante, que les phénomènes qu’il voit émerger autour de lui (néolibéralisme, haine de soi et… consoles de jeu) peuvent être adéquatement métaphorisés par la connexion entre un être humain et un réseau informatique global appelé la « matrix ». Il comprend, donc, que si nous sommes tous devenus des cyborgs, ce n’est pas parce que des implants cybernétiques ont été objectivement greffés à nos corps, mais parce que notre investissement du virtuel est de plus en plus accru : la connexion est symbolique, et non physique. Ce roman, ambitieux et magnifique, ne condamne pourtant pas l’accès au virtuel : Case, le personnage principal de Neuromancien, y découvre et y éprouve en effet sa liberté (peut-on trouver un effet plus noble ?). Autrement dit, le génie de Gibson est d’avoir montré, dans sa fiction, que la « matrix » (fiction dans la fiction) a la puissance d’un espace de libération : elle est créée, au départ, pour les échanges économiques, mais elle devient très vite le lieu simulé où les hackers, les pirates du numérique, exercent une liberté que le monde réel leur refuse. En ce sens, Neuromancien rappelle que nous ne pouvons penser aux univers virtuels sans réfléchir, dans un même mouvement, à la société qui les a créés, c’est-à-dire celle dans laquelle nous vivons. Les jeunes se réfugient dans le jeu vidéo : quels sont les refuges que nous leur laissons investir dans le monde réel ? Les jeunes fuient dans le jeu vidéo : quelle aliénation de leur quotidien cherchent-ils à dépasser ? Les récits du cyberpunk permettent justement de poser ces questions à leurs lecteurs et de les conduire à se révolter, c’est-à-dire à se réinventer : « Si le monde réel vous étouffe, cherchez un espace dans lequel vous pouvez être libres. Et, une fois cette liberté éprouvée, revenez dans le monde réel et transformez-le en espace de liberté. »
Quand on sait que de plus en plus d’adultes jouent aux jeux vidéo, on ne peut que se réjouir : c’est le signe, du moins je l’espère, que de plus en plus d’individus sentent, sans pour autant être en mesure de le thématiser explicitement, que quelque chose cloche dans leur quotidien, dans ce monde, si dur, qui écrase tout en affirmant libérer, qui impose le silence en hurlant « Communiquez ! ». Les mondes virtuels vidéoludiques, tout comme le racontent Gibson et ses compaires littéraires, ne sont absolument pas les utopies de demain – ils sont trop voraces en énergie 9 –, mais les espaces métaphoriques où l’être humain élabore son imaginaire, devient acteur de sa propre vie, ressent des émotions inédites et se raconte autrement. Je suis prêt à parier que ces mondes virtuels, dont la nature est étonnamment la même que les outils avec lesquels notre société est gérée, sont des opérateurs anthropologiques de révolte : ils exercent la faculté de penser, ils réinjectent de l’émotion dans une existence appauvrie par la technologisation et, in fine, ils nous permettent, par le détour vers l’ailleurs auquel ils nous invitent, de transformer notre réalité empirique pour qu’elle ne soit plus un havre de peur, mais le foyer de notre liberté. Il ne nous reste plus qu’une chose à faire : devenir des hackers, c’est-à-dire des hommes révoltés en quête de liberté.