octobre 2018
Le domaine des addictions ne sera sans doute jamais un long fleuve tranquille. Les mutations sociales et politiques le traversent avec constance et détermination, dans la plus grande incertitude. Pour des professionnels qui ont fait de l’aide au changement leur métier, les voilà servis. De profonds débats politiques et sociaux les accompagnent sur la place de l’individu dans la société, la responsabilité collective, les limites du libéralisme, l’utilisation de l’espace public. Jacqueline Fehr, figure tutélaire du Parlement qui a fait passer la LStup, avait coutume de dire que « les politiques drogues sont les plus complexes de toutes, car elles sont au carrefour de toutes les questions sociales ». Les addictions sont en effet au carrefour de nombreuses évolutions sociales.
Travailler dans les addictions, c’est accepter que l’on ne pourra pas se reposer une bonne fois pour toute sur un savoir stable, légitime, immuable. Bien au contraire, il s’agit d’aller vers les noeuds contemporains, les espaces de tensions, entre solidarité et liberté individuelle, entre protection et respect de l’autonomie. Résister aux solutions simples pour plonger dans la complexité de l’humain et du social. L’univers dans lequel ces actions prennent forme ne pourra probablement jamais être stable. Peut-être faut-il l’accepter. Mais peut-être encore davantage, il faut en être fier. Dans la tension naît la création, et dans les intersections des intérêts divergents se construit le monde de demain.
Car il y a aussi une autre manière de voir cette instabilité du domaine des dépendances : un domaine à la pointe de l’innovation sociale, producteur de nouveaux équilibres pour un monde en devenir qui se cherche. Les notions de bas seuil, de participation des usagers, d’ancrage dans la communauté se déploient d’abord dans les dépendances. L’interprofessionnalité, tant louée dans tous les domaines, fait partie de l’ADN, même si des tensions subsistent. Aujourd’hui, les nouvelles technologies envahissent notre monde et changent notre rapport au monde et à l’altérité. Là encore, les addictions sont aux premières loges pour réfléchir aux implications sur nos cognitions.
Avec le modèle du Cube en 2005, l’ancrage de la politique des 4 piliers dans la loi en 2008 et la nouvelle Stratégie addictions en 2016, le cap semblait se raffermir en matière de politique publique. Mais la société bouge et, travailler dans les addictions, c’est accepter de la suivre dans ses espaces en mouvements, ses interstices porteurs de changement, ses contradictions qui ne demandent qu’à être dépassées. « Vole comme un papillon », disait Mohammed Ali, champion de la souplesse et du jeu de jambes. Champion aussi de la lutte pour les droits civiques et contre la ségrégation raciale aux USA. Toujours en mouvement, sans jamais se laisser décourager. Le combat pour les droits humains passe probablement par là. Savoir s’adapter en toute circonstance pour découvrir de nouveaux horizons.
Jean-Félix Savary