décembre 2017
Didier De Vleeschouwer (Réseau Kirikou ; Citoyens Comme Les Autres) ; Pascale Hensgens (FEDITO Wallonne)
ARP : Cette vision « usagers-citoyens acteurs », vous êtes tombé dedans très vite ?
Didier De Vleeschouwer : Au début des années 1990, je suis intervenu dans un colloque en tant que citoyen-usager pour développer un exposé sur la déconstruction de la stigmatisation des usagers de drogues illégales. Ceci m’a permis de rencontrer d’autres personnes de la société civile et militante désireuses d’agir concrètement pour défendre les droits et l’accès aux soins des « toxicomanes ». En 1991, je deviens l’un des fondateurs du mouvement « Citoyens Comme Les Autres » (CCLA). Rappelez-vous, nous sommes en pleine pandémie du VIH, un contexte « favorable » pour CCLA de militer aux côtés de la Ligue des droits de l’homme et d’Act-Up. Militer, et surtout mettre en place une action concrète en occupant un « créneau » que les professionnels soignants ne souhaitaient pas investiguer vu le contexte légal insécurisant pour assurer leur mission et engager leur responsabilité. Il fallait effectivement du courage ! En prenant des risques, nous avons réussi à imposer notre légitimité et créer ainsi le premier comptoir d’échanges de seringues à Bruxelles. CCLA, groupe d’auto-support à visée politique, a été à l’initiative des prémices de la réduction des risques (RDR) en Belgique. Son premier financement public, le mouvement participatif l’a obtenu de la ministre fédérale de la santé de l’époque, sensibilisée à notre action. Par la suite et pendant dix années, CCLA a obtenu un agrément provisoire comme service spécialisé bruxellois. Il a pu mener son combat sans avoir servi d’alibi ni être instrumentalisé par les autorités politiques ou par les professionnels spécialisés. C’est essentiel !
ARP : Quelle a été l’évolution de CCLA ?
Didier De Vleeschouwer : Je suis devenu en 1995 membre fondateur de Modus Vivendi (association active dans la RDR), et en 1996 membre fondateur de Dune (association active dans le travail de rue et la RDR). J’ai participé aux côtés d’autres intervenants à la « destitution de l’idéal toxicomaniaque d’une vie sans drogues, sans dépendances, sans autre alternative humaine… » 1. Mais après dix années de militance d’un dispositif autogéré par les usagers, CCLA n’a pas survécu à des difficultés, entre autres financières. Je pense que ce modèle aurait pu perdurer s’il s’était adapté. En effet, si « l’expertise » d’usagers de drogues est tout à fait légitime pour occuper une place dans un collectif d’auto-support et asseoir la gouvernance de ce collectif, la mise en œuvre de certaines actions, dans notre cas l’échange de seringues, ne pouvait pas se passer de compétences professionnelles. Celles-ci ne sont pas aux seules mains des usagers. Dans le cas de CCLA, la mise en œuvre concrète et opérationnelle du dispositif d’échange de seringues aurait pu mieux prendre en compte les compétences des professionnels. Je ne regrette pourtant rien : nous avons été les précurseurs de dispositifs qui, aujourd’hui, ont leur pleine légitimité. En constatant cela, je reste persuadé qu’il existe des modèles nécessairement évolutifs pour des associations d’usagers de drogues plus durables. Pour ne pas les dénaturer, il me parait indispensable que la gouvernance stratégique du collectif reste aux mains des usagers.
ARP : Il semble aujourd’hui difficile pour les usagers de drogues de se mobiliser et de militer afin d’avoir une place en tant que citoyen. Comment l’expliquer ?
Didier De Vleeschouwer : Il y a plusieurs hypothèses, probablement interdépendantes. Tout d’abord, le contexte actuel n’est plus celui des années 1990. L’urgence socio-sanitaire n’a plus la même ampleur et l’usage problématique des drogues ne constitue plus une priorité. Par ailleurs, « les effets du néo-libéralisme ont fini par avoir raison de l’Etat-providence. Ils nous ont fragmentés, dualisés, précarisés, autonomisés en réussissant à maintenir la révolte en sourdine » 2. Ensuite, tout au long de ces 25 dernières années, les pratiques ont évolué dans le champ du soin et de la RDR. Il y a beaucoup moins de « tensions » entre les dispositifs bas seuil et haut seuil. La plupart des usagers arrivent à s’y retrouver dans l’offre globale. Et ils peuvent avoir une certaine place d’acteur tant dans le modèle de soin basé sur l’abstinence que dans le modèle participatif soutenu par la RDR. Mais il persiste des actions à mener où la militance des usagers pourrait faire avancer les pratiques et participer à un changement des mentalités. Je pense notamment aux salles de consommation à moindre risque, au testing 3 ou à la gouvernance d’une politique des drogues fondée sur les quatre piliers 4. Et cela m’amène à une autre hypothèse aux effets délétères : celle de la fragilité de l’usager de drogues, qui le rend à la fois vulnérable sur le plan individuel mais également sur le plan collectif parce qu’il s’affiche comme citoyen dans l’illégalité. Le contexte prohibitionniste ne facilite pas la prise de parole et les actions publiques. Le problème de la légalité et de l’illégalité est à la fois un fait réel et un leurre qui opère sur la stigmatisation et l’exclusion de la personne. Cette illégalité produit des effets destructeurs en termes de réhabilitation. Le « toxicomane » est durablement considéré comme un délinquant et un manipulateur. Or paradoxalement, c’est le système qui produit l’étiquette qui lui colle à la peau et devient à son tour manipulateur. L’usager est donc coincé psychiquement dans ce silo paradoxal. S’engager dans un mouvement d’auto-support comporte de réels risques y compris pénaux. Enfin, une dernière hypothèse pourrait être la méfiance envers un discours politique de soutien à la participation des usagers et des proches dans les réseaux et les dispositifs de santé qui a pour fonction principale la légitimation des politiques mises en place. Le risque d’instrumentalisation est un frein à l’émergence spontanée de nouveaux mouvements d’usagers citoyens.
ARP : Comment atteindre une forme d’intégration des usagers dans la société civile ?
Didier De Vleeschouwer : Je peux évoquer différentes pistes. Imaginez comment les mentalités et la dé-stigmatisation pourraient évoluer si les personnes, par exemple en situation d’emploi (signe extérieur d’inclusion), y compris les professionnels du secteur assuétudes 5, pouvaient mettre en avant librement leur expertise de consommateur de drogues ! Il y a une multitude d’usagers actifs intégrés professionnellement et de personnes sous traitement de substitution dans la sphère professionnelle. Il ne s’agit pas seulement de mobiliser les usagers pour qu’ils revendiquent le respect de leur dignité, mais aussi de penser des modèles participatifs mixtes qui pourraient prendre corps dans des projets concrets. Par exemple, la mise en place d’une maison d’accueil 6 accessible 24h sur 24 sans aucune condition. Le projet devient alors l’outil qui permet aux usagers de faire lien avec d’autres acteurs de la société militante et associative. Enfin, il y a l’organisation de la parole « experte » qui a besoin du soutien des professionnels. Il faudrait penser et organiser de manière systématique, lors de groupes de travail sur les politiques sociales et de santé, à réserver une place à la parole des usagers afin qu’ils mettent leurs expériences, leurs compétences et leurs ressources au travail aux côtés des « professionnels de terrain ». Le silence ne nous aide pas, mais parler en leur nom sans intégrer leur expertise n’est pas crédible.