janvier 2017
Harald Klingemann (sociologue)
En mars 2008, le magazine de la presse réformée ANNEX a procédé à un sondage pour mettre en évidence le rapport des Suisses, hommes et femmes, à la spiritualité. Un gros tiers (39%) des personnes interrogées considéraient que la spiritualité jouait dans leur vie un rôle « important » ou « très important » 1 ! Les résultats du programme de recherche national « Communautés religieuses en Suisse » vont d’ailleurs dans le même sens. Ici aussi, il s’avère que la croyance en une force ou une énergie supérieure est largement répandue, ainsi que la pratique de différentes techniques de yoga 2.
La situation est similaire en Allemagne : alors que les références religieuses ont tendance à perdre du terrain dans la population 3, beaucoup de personnes accordent une importance cruciale à la pratique spirituelle et à la quête de sens. Ainsi, l’Identity-Foundation, une fondation de bienfaisance en philosophie dont le siège se trouve à Düsseldorf, a mené en 2011, avec le soutien du groupe d’étude de marché GfK, une étude représentative sur la compréhension de la philosophie chez les Allemands. Celle-ci a démontré que près de 25% des Allemands trouvent dans la pratique spirituelle les bases de la sagesse et d’une vie satisfaisante 4. Selon une enquête sur le thème « méditation et pleine conscience », menée en 2016 également par le groupe GfK, 26% des personnes interrogées ont trouvé l’expérience souvent ou parfois pertinente 5.
Comme de notre côté, nous avions découvert que la quête d’un sens à la vie est un ressort du processus d’autoguérison, il semble tout à fait plausible que la conversion à des valeurs religieuses ou spirituelles, ou la redécouverte de ces mêmes valeurs, soit d’une grande aide dans ces moments. Cela ressortait du reste clairement de certains entretiens que nous avions avec nos interlocuteurs, à qui des instants de « révélation » religieuse et spirituelle avaient montré la voie. M. S., une personne alcoolique autoguérie, désignait cela d’une formule frappante, en parlant de l’ange de la sobriété apparu dans sa vie : « mon amie anime des séances de méditation, c’est son métier principal. Et par son intermédiaire, j’ai découvert la culture indienne, le bouddhisme, le yoga. Elle a intégré tout ça à un point dont je suis encore loin ; c’est une sorte de méditation quotidienne telle que peut-être seules les femmes peuvent la pratiquer. D’abord j’ai trouvé tout ça étrange, et même suspect. J’ai demandé un congé à mon école.
Le sociologue Harald Klingemann s’est intéressé à ces personnes présentant des conduites addictives qu’on ne voit jamais dans les salles d’attente des médecins, et qui rapportent pourtant des expériences réussies de sortie de l’addiction et de ses souffrances. Convaincu que la solution aux problèmes de dépendance ne relève pas exclusivement des thérapeutes confirmés et de leurs méthodes, il a contacté et interrogé ces usagers, recueilli leur histoire et recensé de nombreux outils de ce qu’il nomme « l’autoguérison », comme voie complémentaire aux accompagnements traditionnels. Addiction(s) : recherches et pratiques publie en exclusivité ci-dessous un extrait enrichi et actualisé de son ouvrage « L’autoguérison au quotidien. Alcool, drogue, tabac, jeu, troubles alimentaires – Stratégies pour changer son parcours de vie », paru en 2014 aux éditions Favre. Dans ce texte, il évoque le rôle fréquent et important de la spiritualité dans les processus d’autoguérison.
Mon amie m’a aidé. J’ai pu obtenir trois mois de pause ; à cette époque j’étais en plein divorce, et en conflit avec un collègue. C’est au cours de ce congé que j’ai pu atteindre la spiritualité que vit mon amie. C’est là que ça a commencé. L’ange m’a touché de sa grâce. C’était comme un fluide qui passait sur moi, c’est pour ça que je pense à un ange (…) Un jour, alors que je m’étais mis à mon journal de bord, quelque chose est passé dans la pièce, quelque chose de puissant, une présence qui s’est fait sentir pendant trente secondes. Et cette présence disait : « ça va aller, tu peux t’en sortir sans boire. » Et j’ai accepté cette révélation sans aucune difficulté.
C’est l’ange qui m’a aidé. Pourtant je suis quelqu’un de rationnel, mais je ne me suis pas imaginé les choses. Maintenant, il est là. Peut-être que je lui ai envoyé des pensées, comme on le fait pour un ami. Il revenait me voir une ou deux fois par semaine. Trois fois j’ai même pu le voir directement. Il était habillé en marron, c’était un homme. Une fois j’ai même vu son visage, juste un instant. Un visage calme, paisible ; le visage de quelqu’un qui te demande comment tu vas. Ce qui est curieux, c’est que je l’ai laissé partir. J’ai rencontré un de mes élèves en ville. Quelqu’un de génial pour l’écriture, pour la musique. Il était bourré. Alors j’ai dit à mon ange : “en voilà un autre, va le voir, lui aussi’’ (…). L’ange de la sobriété, c’est comme un lever de soleil, un ami qu’on chérit, c’est quelqu’un qui est loin, mais qui existe (…) ». Un autre autoguéri, ex-héroïnomane, témoigne lui aussi d’une expérience du même genre, quoique portant une teinte plus chrétienne et moins marquée spirituellement : « L’aspect religieux est très important. Je remarque que ce ne sont pas les gens qui m’aident, mais d’autres choses, les interrogations profondes, les questions sur Dieu qui nous agitaient beaucoup dans notre bande. J’ai été déstabilisé par mon copain G., qui s’est mis tout à coup à se promener avec sa Bible. Avant ça, il prenait du LSD. Mais il y a eu un événement déclencheur, parce qu’il doit y avoir un Dieu qui ne nous laisse pas tomber. Moi aussi je me suis mis à lire la Bible. J’étais souvent déçu, parce que G. ne me donnait pas de recettes. Et ça s’est fait en une nuit. J’ai jeté ma pompe, j’ai senti comme une force en moi, et la fin du manque. Les junkies continuaient de venir chez moi, c’était un vrai rendez-vous de drogués. Mais je me sentais incroyablement fort. Le temps passant, ils ont arrêté de venir chez moi. J’ai modifié tout mon environnement (ma maison), et j’ai pris d’autres chemins. Un nouveau groupe est né, avec d’autres centres d’intérêt. Avec une impression d’appartenance intérieure. M., un prêtre, est devenu très important pour moi, il l’est encore aujourd’hui, et le groupe existe encore aujourd’hui, lui aussi. C’est ce M. qui nous a donné ce très fort sentiment d’appartenance. »
L’importance du soutien de gens qui sont proches de vous et qui partagent votre foi, lorsqu’il s’agit de prendre une décision qui va bouleverser votre vie, est décrite de manière impressionnante par cette ex-alcoolique qui, après de longues années de dépendance, est amenée par un ami missionnaire dans un groupe de prière : « ces gens m’ont libérée du jour au lendemain… nous vivions tous dans la foi du Christ… ils ont tous prié pour moi, pour que je me libère de cette soumission à l’alcool. » Les groupes d’entraide qui, comme les Alcooliques Anonymes, croient en l’existence d’une « puissance supérieure » peuvent jouer un rôle très important ici aussi. Grâce à d’autres études 6, nous savons qu’il ne s’agit pas de cas particuliers, mais que, bien au contraire, la « religiosité » et la « spiritualité » disposent, en toute légitimité, d’une place « à part » dans la boîte à outils de l’autoguérison. La croyance et la pratique religieuse ou spirituelle peut être un secours et avoir un effet protecteur, s’il s’agit de christianisme ou d’autres affinités culturelles. Nous avons encore l’exemple d’une étude menée auprès d’hommes de la communauté sikh 7, qui montre l’importance de l’orientation religieuse pour des gens qui veulent échapper à l’emprise de l’alcool.
Mais attention. Il ne s’agit pas d’une recette valable pour tout un chacun, et ce n’est en aucun cas un encouragement à adhérer à une quelconque secte ; dans tous les cas, il est essentiel de bien lire ce qui est écrit « en petits caractères » ! Ce qui se passe aux États-Unis, où les programmes de réhabilitation de toxicomanes sont presque systématiquement menés par des communautés de croyants, montre assez clairement avec quelle facilité une dépendance peut en remplacer une autre.
Cela provoque de la résistance, et à juste titre. C’est ainsi qu’en octobre 2014, un athée américain s’est vu attribué un million de dollars en dommages et intérêts parce que les Alcooliques Anonymes l’avait poussé à faire une cure de désintoxication contre sa volonté. Le journal Neue Zürcher Zeitung rapporte dans son édition du 24 octobre 2014 qu’on a fait pression sur lui pour qu’il se conforme à la notion d’un « être supérieur ». Il est donc toujours important de vérifier si ce type d’aide en autoguérison correspond aux besoins et attentes de la personne. Car cela peut parfois impliquer un changement de regard sur le monde et de style de vie.
Encore une fois, nous insistons sur le fait que de nombreux chemins existent pour sortir de la toxicomanie, mais que certains de ces chemins sont aussi parsemés d’embûches !