janvier 2017
Martine Lacoste (Clémence Isaure) ; Cécile Bettendorff (Fédération Addiction)
ARP : Quelles problématiques sont à l’origine de ce projet ?
Martine Lacoste : Tout d’abord, c’est de la qualité du lien social que dépendent les indicateurs de santé d’une population toute entière. Ce lien social existe de manière différente sur tous les types de territoires : ville, ruralité, zones péri-urbaines, quartiers sensibles… Et au-delà de cette notion de territoire, il y a les populations concernées, celles qui se rencontrent dans l’espace public. Dans cet espace public, des représentations sont à l’œuvre. Les riverains, d’un côté, font des reproches aux fêtards, à ceux qui ont des comportements troubles dans la rue. Les consommateurs, de l’autre, considèrent les riverains comme des gêneurs, des « mauvais coucheurs » (pour les usagers de l’espace festif notamment), et peuvent ressentir du jugement dans le regard des gens qu’ils croisent. De fait, sans parole, la plupart du temps, les regards qui s’échangent et les situations vécues sont porteuses de conflits potentiels.
Il faut ajouter à cela la question de la visibilité du deal dans les quartiers sensibles, une strate de plus dans le silence et l’incommunicabilité. On pourrait dire que le sentiment majoritaire qui prévaut serait la peur pour les uns, et la sensation d’être jugé pour les autres. Et ce, quels que soient les territoires observés.
ARP : Comment se positionnent les élus, et notamment les municipalités, face à ces difficultés
Martine Lacoste : Les élus sont au croisement entre leurs responsabilités vis-à-vis des riverains et celles vis-à-vis des populations consommatrices : d’un côté la peur et les représentations stigmatisantes, nous venons de le dire, et de l’autre la préservation de la santé d’une population et sa protection. Ils sont convoqués comme arbitres, ceux sur qui reposeraient toutes les réponses. Les riverains expriment aussi et très souvent leur colère en l’absence d’un tiers (police, associations…) pour les protéger de ce qu’ils vivent comme des nuisances. Le positionnement des maires va donc dépendre des les fondements à partir desquels ils ont été élus. Une palette d’actions est possible entre l’exclusion ou, au contraire, le renforcement de l’inclusion, l’accueil, et la responsabilisation des usagers en passant par l’alliance avec les structures médico-sociales.
ARP : Comment agir concrètement ?
Martine Lacoste : On pourrait donc distinguer cinq groupes aux rôles et intérêts différents :
ARP : Vous évoquez souvent la « clinique situationnelle » que les acteurs de santé doivent mettre en oeuvre : qu’entendez-vous par là ?
Martine Lacoste : C’est un exercice subtil qui consiste à penser ensemble trois paramètres : une atmosphère sociale « générale », les spécificités du territoire concerné (rural, cœur de ville, quartier sensible, etc.) et la particularité d’un contexte (milieu festif, squat, implantation d’un dispositif de RDR, jeunes en errance accompagnés d’animaux, trafic…). C’est un exercice de haute couture pour lequel on n’a pas toujours le patron : il va falloir le construire, l’inventer, inventer un cadre qui convienne à tous, qui rendra possible des négociations, de nouvelles alliances. Ainsi, les acteurs de santé, chargés de cette mission, se révèlent être des magiciens. Ils font beaucoup avec très peu, trop peu… Ils inventent au cas par cas une véritable clinique situationnelle, prêtent des mots pour verbaliser, transmettre les messages entre les protagonistes, apaiser, « faire lien ». Nous devons transformer un problème en richesse, permettre des alliances, construire de l’interconnaissance pour restaurer un espace digne pour chacun.
ARP : Pouvez-vous citer des exemples d’action de médiation sociale efficace ?
Martine Lacoste : J’ai deux exemples assez emblématiques à Toulouse.
Tout d’abord, celui d’un squat qui a brûlé récemment, mettant quarante personnes à la rue : l’événement a suscité la colère des riverains et la peur de la préfecture vis-à-vis des troubles sociaux potentiellement engendrés par la dispersion des squatteurs dans la ville. Quant aux usagers, ils avaient peur de se retrouver à la rue. Enfin, les acteurs de santé craignaient qu’aucune solution satisfaisante ne soit trouvée. La mairie a commencé par proposer des bungalows pour se poser temporairement : ceux-ci ont été transformés en squat au bout d’une semaine. La première étape du travail a consisté à faire accepter la réduction des risques comme concept de mise en œuvre. Lors d’une réunion incluant notre association, la préfecture et la mairie, nous avons posé le principe de ne pas conditionner la proposition de logement à l’arrêt des consommations. Un groupe de dix jeunes parmi les squatteurs a exprimé sa volonté de continuer à vivre ensemble. Nous avons proposé de les constituer comme un groupe ayant une parole à porter : la mairie a accepté, et les jeunes ont nommé deux représentants pour se rendre à la préfecture et défendre leurs intérêts. Ils ont obtenu une proposition de lieu collectif, pour lequel ils ont présenté un projet basé sur l’achat de caravanes. La mairie a accepté que notre association les accompagne dans sa mise en œuvre et a donné un terrain pour installer les caravanes. Cela nous a également permis de mettre en route des accompagnements individuels. Dans cet exemple, la représentation sur les squatteurs a changé : initialement hors-la-loi, ils ont acquis le droit au respect de leur trajectoire de vie, en devenant acteurs du rétablissement de leur situation. L’usage de substances a cessé d’être un frein à l’exercice de leur citoyenneté.
Mon deuxième exemple concerne l’interpellation de notre association par la mairie d’une ville de la métropole toulousaine. Un groupe de SDF squattait la journée avec des chiens devant un centre commercial en consommant de l’alcool. Les riverains étaient en colère et avaient peur ; les commerçants expliquaient qu’ils perdaient de l’argent à cause du groupe squatteur ; les usagers disaient qu’ils n’avaient nulle part où aller. Nous avons agi sur plusieurs plans : distribution de matériel de prévention aux usagers (sans leur demander de bouger), enquête auprès des riverains et des commerçants. On s’est aperçu que le problème était principalement lié au Plan de l’urbanisme : la copropriété, la mairie et les commerçants se renvoyaient la balle sur l’absence d’entretien du territoire. Les usagers jouaient donc le rôle de symptôme du mal-être du quartier, mais le problème était beaucoup plus large. Nous avons donc travaillé avec les usagers pour constituer un groupe et faire nommer des représentants, et sollicité une réunion avec l’ensemble des acteurs, y compris l’urbaniste, pour que chacun puisse exprimer son point de vue : nous sommes sortis du silence pour nommer le conflit d’intérêt. De nouvelles régulations ont pu être trouvées : la mairie a décidé de prendre en charge les questions d’urbanisme, les riverains se sont rendus compte qu’on pouvait parler avec les usagers, les commerçants ont rencontré leurs clients et leur ont fait prendre conscience de l’intérêt de ne pas les conduire à la faillite. Il s’avère qu’il n’y avait aucune réponse pour les usagers dans la ville : une antenne de Centre d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques (CAARUD) a été autorisée sur le territoire. Nous avons également formé les agents de la mairie à la problématique des seringues, au programme Déchet d’activité de soin à risque infectieux (DASRI)… chacun a retrouvé un espace de reconnaissance de ses besoins et de sa dignité.
Dans ces deux exemples, il a fallu s’adapter à la particularité de chacun de ces contextes. On a suscité le désir de médiation auprès de tous les acteurs. Quand je parle de « clinique situationnelle », la « clinique » désigne la place de la parole, et l’adjectif « situationnel » signifie que les ingrédients de la situation vont faire varier la méthode, même si celle-ci a toujours un cap, celui de trouver de nouvelles alliances. Dans ces deux exemples, les usagers perçus comme « problème » sont devenus la solution. La question de l’addiction est intéressante car elle résiste, elle vient révéler la présence de non-dits, dont l’élaboration tirera tout le bénéfice.
ARP : Quel serait selon vous le « rôle idéal » de l’usager dans la société ?
Martine Lacoste : Dans une société dite « addictogène », on finit parfois par ne plus parler la même langue. On peut considérer que les addictions sont une forme de symptôme de survie, pour autant que cette société accepte de les regarder et de considérer que cette marge est en réalité la quintessence de la page. Les usagers à la rue sont souvent en quête de sens, d’un autre type de relations humaines, du regard de l’autre, d’un regard partagé.
Comme les artistes, si on veut bien collectivement y veiller, les usagers de substances viennent montrer les limites d’un système dans lequel l’inclusion est fortement normée. Certains acceptent de payer le prix : c’est le cas des jeunes en errance notamment, ceux qui se cherchent, qui nous cherchent, ceux qui fuient une certaine violence institutionnelle, ceux qui se sont perdus. Notre société a un intérêt majeur à aller explorer avec eux leur pouvoir d’agir et les pistes qu’ils ouvrent. Dans les deux exemples cités, leur présence a été déterminante dans la qualité des échanges : parce qu’ils étaient là, ils ont forcé au respect.
Il y a donc des outils : la peur peut se transformer en rencontre potentielle. C’est ce qui se passe dans toutes ces micro-expériences, qui ouvrent une voie intéressante. Bien sûr le chemin est long, il est difficile, mais la reconnaissance de cette multitude d’expériences sur le territoire peut permettre de transformer la politique publique. Un bon exemple : le programme « Un chez-soi d’abord » 1, issu d’un squat de personnes accompagnées à Marseille, a abouti cette année à la parution d’un décret. Ne nous privons plus de la parole des usagers et de leur capacité d’agir. Notre expérience nous a toujours montré qu’à partir du préalable de l’acceptation des usages, fondamental dans la philosophie de la Réduction Des Risques, les usagers deviennent les éclaireurs de nouveaux chemins utiles à tous.