janvier 2017
Carley Marshall (Université McGill) ; Ana Carolina Artunduaga (Université de Montréal) ; Michel Perreault (Université McGill) ; Diana Milton (Hôpital Douglas) ; Léonie Archambault (Hôpital Douglas)
Les activités de sensibilisation par les pairs contribuent à réduire la prise de risque dans les comportements de consommation ainsi qu’à favoriser le lien entre les usagers et les services (Broadhead, Heckathorn et al. 2002 ; Deering, Kerr et al. 2011 ; Needle, Burrows et al. 2005). L’intervention par les pairs contribuerait aussi dans plusieurs cas à diminuer l’utilisation de substances chez les usagers (Bassuk, Hanson et al. 2016). Le présent article propose un examen du rôle de pair-aidant sous l’angle du rétablissement. À cet effet, les résultats d’une étude qualitative portant sur le programme « Prévenir et Réduire les Overdoses – Former et Accéder à la Naloxone » (PROFAN) sont présentés afin d’en illustrer les impacts 1).
Dès le 19e siècle, les personnes en rétablissement occupent plusieurs rôles non professionnels dans le traitement des addictions (White 2010). Le mouvement des Alcooliques Anonymes, créé en 1937, constitue le réseau de soutien par les pairs le mieux établi (Cyr, McKee et al. 2016). Au début des années 1970 apparaît une forme de soutien par les pairs qui, dans une perspective critique de la psychiatrie, est fondée sur l’expérience de l’oppression et le désir d’autodétermination (Chamberlin dans Cyr, McKee et al. 2016 ; Davidson, Chinman et al., 2006). Le concept de rétablissement qui s’est ensuite développé dans le domaine de la santé mentale (Cyr, McKee et al. 2016) est décrit comme un cheminement personnel et unique de changement dans les attitudes, les valeurs, les sentiments, les buts, les compétences ou les rôles (Anthony 1993). Ce processus, fondé sur une vie satisfaisante et sur l’espoir, implique de donner un sens à sa vie et de contribuer socialement malgré les limites imposées par sa condition (ibid.). Dans le domaine des addictions, la vision médicale a favorisé l’adoption par certains du modèle de prise en charge des maladies chroniques orienté vers le rétablissement, ainsi qu’un engouement pour l’intégration formelle du soutien par les pairs dans les services (Bassuk, Hanson et al. 2016)
Bassuk et al. (2016) distinguent deux types de support par des pairs : 1) les modalités d’entraide informelles ancrées dans la relation mutuelle ne nécessitant pas de formation ; 2) la relation d’aide unidirectionnelle où les pairs dispensent une assistance non professionnelle à travers des structures formelles et des rôles spécialisés (White 2010, Bassuk, Hanson et al. 2016). Le continuum de la relation d’aide de Davidson et al. (2006) conceptualise le support par les pairs sur une échelle allant de la relation d’aide unidirectionnelle jusqu’à l’amitié réciproque.
Les structures organisationnelles auxquelles adhèrent les pairs reflètent l’un ou l’autre de ces pôles dans le continuum de la relation d’aide. Bien entendu, celles où leur pouvoir décisionnel est plus grand sont plus susceptibles d’induire un sentiment de contrôle et d’autonomisation chez les pairs-aidants. Komaroff et Perreault (2013) ont identifié cinq modalités d’organisation à cet égard : 1) l’implication dans un groupe de soutien mutuel tel que les Alcooliques Anonymes ; 2) l’engagement dans une organisation d’entraide ; 3) le déploiement de pairs dans une organisation partenaire non gérée par des pairs ; 4) l’embauche de pairs dans des postes traditionnels au sein d’organisations formelles ; 5) la gestion de services par les pairs.
Ce dernier modèle s’inscrit parmi les plus susceptibles d’induire un sentiment de contrôle et d’autonomisation puisque des pairs gèrent l’action d’autres pairs. L’exemple de PROFAN se situe dans cette catégorie et son impact auprès des pairs- aidants a été évalué sous l’angle du rétablissement.
À Montréal, un programme de formation et de distribution de naloxone (médicament utilisé afin de contrer les effets des surdoses d’opioïdes) a été développé par Méta d’Âme (un organisme géré par des pairs), le Centre de recherche et d’aide pour narcomanes (Cran) et la Direction de la santé publique de Montréal. La formation offerte aux personnes qui utilisent des opioïdes est dispensée par des pairs et permet aux participants d’intervenir en cas de surdose (Quijano, 2016). Une recension de littérature portant sur des initiatives similaires de distribution de naloxone permet d’identifier des résultats liés à l’estime de soi, la responsabilité, l’autonomisation, la confiance et au rétablissement (Marshall, Piat et al. 2017) Ces thèmes recoupent ceux identifiés par Leamy, Bird et al. (2011) pour le processus de rétablissement (à savoir : l’affiliation, l’espoir et l’optimisme, l’identité, le sens de la vie, l’autonomisation). L’analyse des entrevues réalisées avec six pairs formateurs et 43 participants ayant suivi la formation permet de dégager cinq thèmes en lien avec le rétablissement et trois thèmes portant sur des appréhensions associées à la participation.
Ce thème a été évoqué par 96% des pairs rencontrés suite à leur expérience dans le cadre du projet PROFAN. Plusieurs notent des bénéfices sur le plan des relations interpersonnelles en termes de rencontres, de réseautage, de collaboration et d’opportunités professionnelles. Certains s’approprient leur rôle à travers la promotion de la formation et du programme.
« Là après ça j’ai réalisé que je n’étais pas tout seul dans mon petit monde. Puis c’est là que ça m’a rappelé ‘Ah, c’est vrai j’ai eu mon cours, je peux arriver en tant que premier répondant’ ».
« Ce n’est pas redonner aux mêmes gens qui m’ont donné par exemple. C’est redonner un peu ce que j’ai eu par d’autres gens. […] redonner dans le milieu de la consommation un peu. »
« Plus qu’on se connaît puis qu’on a des bonnes expériences, plus que ça t’ouvre des portes. »
« J’essaie de les inciter à suivre la formation puis je réponds aussi à leurs questions concernant la naloxone. »
Plus de 90% des pairs interrogés rapportent avoir gagné de la confiance en soi, de la fierté ou de l’estime de soi suite à leur participation à PROFAN.
« L’estime de soi, oui. Ça augmente la confiance en soi. C’est une formation, tu te sens plus utile… Oui. Dans le sens d’aller dans le rétablissement. »
« Sur le coup, oui je me suis senti important […]. Mais après ça, je me suis senti utile. Là je me suis dit bon, enfin j’ai de quoi que je vais être capable de me servir […] »
Près de la moitié des pairs mentionne que la participation à PROFAN donne de l’espoir ou inspire à entreprendre des projets. Pour les participants formés, le fait que le cours soit donné par des pairs constitue une source d’inspiration. Pour leur part, certains pairs formateurs mentionnent avoir acquis des compétences pour enseigner ou parler en public. Certains poursuivent des objectifs académiques, professionnels ou d’engagement social et se montrent optimistes par rapport au futur. Ils disent se sentir confiants.
« Parce que je pensais déjà peut-être de vouloir devenir ambulancière, puis ça, ça a fait en sorte que […] je pense que j’ai le sang-froid pour. »
« Mais en même temps je pense que je suis confiante puis je pense que j’ai quand même envie de continuer à m’impliquer. »
Tous les pairs rencontrés évoquent des impacts liés à l’autonomisation. Près de 90% d’entre eux se sentent moins stressés, plus confiants, mieux outillés ou en contrôle pour faire face aux surdoses.
« Le fait d’avoir une trousse sur moi fait en sorte que je sens que je peux faire de quoi quand ça arrive. »
Environ 90% des pairs interrogés se sentent plus responsables en tant que membres de leur communauté ou perçoivent une opportunité d’aider autrui. La majorité fait la promotion du programme et transmet de l’information.
« Depuis que j’ai fait la formation, ma responsabilité est de l’avoir avec moi [la trousse de naloxone], de l’avoir prête, pour l’administrer à quelqu’un. »
« Chaque occasion que j’ai un peu de transmettre les informations, j’essaie de les transmettre […] Puis la première des choses, je les informe que j’ai la trousse au départ. Ça fait qu’il arrive n’importe quoi, 24 heures sur 24, tu connais mon adresse. »
Plusieurs rapportent être maintenant perçus comme des membres compétents, responsables et valorisés de la société, et non comme des junkies. Trois pairs formateurs mentionnent être considérés comme des modèles et deux autres soulignent que leurs proches sont fiers d’eux.
« Là dans le fond ils sont quasiment genre comme si tu étais un héros. Ils sont contents puis toi aussi tu es content parce que tu as vu la mort de proche puis finalement tu as sauvé ça. »
« [Ma mère] est fière parce qu’elle le sait que je suis capable de sauver peut-être des vies. Il n’y a pas grand monde qui peut se vanter de ça. »
Les pairs formateurs ont le sentiment de pouvoir contribuer aux décisions liées à la formation PROFAN. La moitié d’entre eux évoque une prise de contrôle sur leur vie à travers des projets tels que l’achat d’une maison ou la recherche d’emploi.
« [J]’ai décidé que je retournais à l’école puis que je ne voulais plus faire d’interventions, mais que je voulais continuer à militer dans le milieu, mais plus comme pair. »
Plus du tiers des pairs interrogés rapportent des changements dans leurs habitudes de consommation depuis leur participation à PROFAN. Certains disent avoir diminué la quantité et la fréquence de leurs consommations. D’autres sont devenus plus prudents.
« Je suis plus prudente avec ce que j’utilise et les quantités. Les quantités que j’utilise sont plus petites et je consomme moins. »
« Ça m’a amené beaucoup d’informations que je ne connaissais pas ou que j’avais de manière erronée. […] Une réflexion justement de faire attention au dosage, à la provenance de la drogue et tout. »
Certains évoquent le fardeau de la responsabilité, la peur d’intervenir et le regret de n’avoir pu intervenir dans le cadre de situations précédant la formation.
Outre les bénéfices pour les usagers qui reçoivent le support de pairs aidants, les activités d’intervention impliquant des pairs permettraient à ces derniers « d’endosser un nouveau rôle, d’acquérir une expérience et d’être reconnus » (Bellot, Rivard et al. 2010). Elles favoriseraient ainsi l’atteinte de leurs propres objectifs de traitement en termes d’abstinence, d’emploi, de maintien en traitement et d’amélioration du réseau de soutien (Tracy, Burton et al. 2011). De même, les résultats de l’évaluation de PROFAN vont au-delà de la prévention des décès par surdose. En effet, des bénéfices ont été rapportés chez les pairs eux-mêmes, en lien avec leur rôle d’aidant. Ceci s’inscrit dans une perspective de rétablissement, allant même pour certains jusqu’à des changements dans leurs habitudes de consommation. Ce programme paraît donc prometteur dans un contexte de prévention des surdoses chez ceux qui suivent la formation et adoptent le rôle de pair aidant !
Bibliographie