avril 1998
Jean-Charles Rielle (CIPRET, Genève)
En 1993, lors du vote sur les initiatives dites jumelles sur l’interdiction de la publicité pour le tabac et l’alcool, le peuple suisse, largement désinformé par les campagnes des cigarettiers, a voté à 75% en faveur de la poursuite de la promotion pour le tabac, produit qui, rappelons-le, tue plus de 10’000 fois par année en Suisse, soit un décès toutes les 50 minutes! Les professionnels de la prévention du tabagisme, qui sont pour la liberté de vente du produit, de sa consommation et de l’information sur le lieu de vente, pensaient à juste titre n’être pas des intégristes en demandant de cesser de faire de la promotion pour ce produit aux conséquences scientifiquement reconnues. Les politiques n’hésitaient pas alors à s’opposer publiquement aux professionnels de la santé, avec de grands discours du style « pas d’interdiction, il faut éduquer, informer, sensibiliser! ».
Cinq ans plus tard, les moyens supplémentaires sont tristement absents. Même des mesures peu onéreuses ne sont pas utilisées, comme par exemple de faire respecter la loi sur l’interdiction de la publicité adressée aux moins de 18 ans (cf. l’émission de la TSR « A bon entendeur » qui relate la présence des cigarettiers dans les soirées pour jeunes, ainsi que les scandaleuses campagnes de Camel). À ce titre, il faut relever que R.J. Reynold Tobaccoes, qui a son siège mondial à Genève, a reconnu, au travers de 80 documents internes à leur firme et remis à la justice américaine, qu’il ciblait les jeunes entre 14 et 24 ans!
Bref rappel pour un constat désastreux:
Scientifique d’abord: la dernière étude dans le magazine Science qui a identifié un lien direct avec un carcinogène du tabac (gène suppresseur de tumeurs P53). Cette découverte représente l’arme du crime de cette hécatombe que l’on dénonce depuis de très nombreuses années. Elle fera office de preuve dans les jugements des différents procès en cours.
Les procès qui se multiplient dans le monde, comme en France, opposant les employés aux employeurs, ou aux U.S.A., opposant les consommateurs aux cigarettiers, ou ceux initiés par les procureurs des différents Etats qui demandent aux cigarettiers d’être indemnisés par rapport aux coûts induits pour la santé publique par la consommation de tabac.
Les propositions suivantes, qui devaient être réalisées dans les délais les plus brefs pour les points 1 et 2 et dans des délais raisonnables pour 3 et 4, et qui dépendent d’une véritable volonté politique, ont été faites en février 1997 (quelques chiffres ont été adaptés):
Dissoudre la Commission fédérale dans sa constitution actuelle et nommer une nouvelle Commission fédérale d’où les cigarettiers soient absents. On ne peut être à la même table avec des personnes qui nient les évidences scientifiques élémentaires. Cette proposition a été à demi satisfaite par la dissolution de cette Commission.
Donner à l’OFSP et à l’AT (Association suisse pour la prévention du tabagisme) de véritables budgets comparables à ceux de la prévention du sida (11,4 millions, dont 4,5 pour la campagne de prévention) et des toxicomanies illégales (12,6 millions, dont 2,5 pour la campagne de prévention), préventions qui connaissent les succès que nous soulignons. Il ne s’agit pas de ponctionner sur ces budgets qui sont nécessaires à ces préventions mais bien d’avoir le courage, malgré les lobbies économiques, de donner à la prévention du tabagisme les moyens de sortir du strict alibi où elle se trouve. À ce titre, il faut préciser que le Canton de Genève, par une véritable volonté politique de Monsieur le Conseiller d’Etat Guy-Olivier SEGOND, Président du Département de l’action sociale et de la santé, attribue notamment une part importante de la dîme de l’alcool (qui doit servir à la prévention des dépendances) à la prévention du tabagisme. Si tous les cantons se dotaient de mêmes structures, nous disposerions, rien qu’à ce niveau, de plus de 10 millions de francs pour lutter contre le tabagisme dans notre pays. Pour rappel, cela est possible, puisque la redistribution de cette dîme est proportionnelle au nombre d’habitants. Précisons que cette politique est menée dans un canton où nous avons le siège mondial de R. J. Reynold Tobaccoes, et la présence renforcée de BAT.
Engager une véritable réflexion sur plus d’équité fiscale, en augmentant à la production la part allouée à l’impôt sur les cigarettes, même si cela devait diminuer l’impôt sur les bénéfices dont profitent seulement quelques cantons. Et encore, par les biais des réinvestissements, l’on sait qu’il est facile et légal de réduire l’ampleur de ces bénéfices. Par exemple, si l’on augmentait la part destinée à l’impôt de 57 à 68%, la Suisse resterait attrayante pour les cigarettiers (car en ces temps de chômage, il n’est pas question de leur permettre de nous faire le coup des délocalisations!). 11% d’impôts supplémentaires rognant sur leurs marges bénéficiaires, qui demeureraient encore spectaculairement rentables, et qui rapporteraient environ 300 millions supplémentaires à l’A.V.S. Une étude sur la fiscalité est actuellement en cours.
Si l’on avait un véritable courage et une volonté d’appliquer une politique crédible en matière de prix, notre grand argentier ferait passer le paquet de cigarettes à 5 francs, prix du paquet qui demeurerait malgré cela parmi les plus bas d’Europe, tout en rapportant plus de 600 millions pour l’A.V.S. Si l’on ajoute cette somme aux 300 millions du point 2, on obtient la coquette somme de 900 millions supplémentaires pour l’A.V.S., desquels il faudrait déduire quelques millions d’impôts sur le bénéfice dont quelques cantons seraient privés. Trop simpliste? Peut-être pas selon certains économistes consultés. On pourrait être bon prince et couper la poire en deux, cela approcherait toujours le 1/2 milliard pour l’A.V.S. L’on estime par ailleurs qu’une augmentation de 10% du prix des cigarettes entraîne une diminution de 5% de la consommation, et cela jusqu’à un prix d’environ 6 francs le paquet (au-delà de ce prix se mettraient en place d’autres mécanismes comme la contrebande – phénomène qui a été étudié au Canada). Comme on le voit, jusque vers environ 6 francs, on augmente les recettes pour l’A.V.S. et on contribue dans une moindre mesure à une diminution du tabagisme. Une étude sur la flexibilité du prix du paquet de cigarettes est actuellement en cours.
En conséquence, il faut créer un véritable lobby de la prévention du tabagisme, sur le modèle de celui que les cigarettiers utilisent depuis de trop nombreuses années, avec le succès que l’on connaît. Succès pourtant fortement ébranlé aux Etats-Unis où les cigarettiers acceptent de payer de fantastiques sommes se chiffrant en centaines de milliards de dollars. Ces sommes sont pourtant dérisoires pour eux, puisqu’avec cet argent ils se rachètent une virginité sur 25 ans, avec la possibilité de déployer leurs stratégies de marché dans les pays de l’Europe de l’Est et en Asie. Avec ces sommes, ils réussissent aussi à éviter la chute des cours de leurs titres à la bourse de New York, chute qui leur aurait été fatale!
On dit que le tabac tue au « bon moment ». C’est peut-être vrai pour ceux qui, leur vie de fumeur durant, contribuent au financement de l’A.V.S. et qui disparaissent au moment où ils devraient en toucher les primes. Malheureusement pourrait-on dire, on ne meurt pas toujours au « bon moment », soit parce que l’on décède avant 55 ans, soit que l’on développe durant de nombreuses années une bronchite chronique ou un emphysème. On ne peut pas toujours mettre un prix sur tout: durant mes années de pratique en hôpital, je n’ai jamais pu mettre un coût sur la douleur, certains patients m’auraient tout donné pour ne plus souffrir, d’autres par religion ou stoïcisme supportaient relativement bien la douleur, d’autres encore, en dehors de l’hôpital et sur un registre nettement plus pathologique paient pour souffrir! On voit que c’est délicat pour ne pas dire impossible de chiffrer les coûts de la douleur. De même, je n’ai jamais pu mettre un prix sur le décès prématuré d’un être cher, un papa, une maman, mais aussi un grand-père ou une grand-mère qui, même si il-elle décédait au bon moment pour l’équilibre comptable de notre grand argentier à Berne, privait un petit-fils ou une petite-fille de cette relation intergénération que je privilégie, relation souvent structurante pour un ou une adolescente au moment où il-elle apprend à devenir adulte.
Pour terminer, il faut préciser que le dernier refus de nommer une nouvelle Commission fédérale sans les cigarettiers est une attitude scandaleuse. La Commission départementale est symboliquement moins représentative de la volonté fédérale de lutter contre le tabagisme. Une fois de plus, le Conseil fédéral a plié devant le chantage des cigarettiers. Le Conseil fédéral exige la collégialité pour tout ce qui touche au cynisme économique et refuse à Madame Dreifuss cette même collégialité lorsqu’il s’agit de défendre la promotion de la santé de nos concitoyens.
Contre tout ce cynisme, nous devons nous battre. Seule une politique responsable préservera notre pays des nombreux procès qui surgissent autour de nous. Cela évitera peut-être qu’un jour, comme en France, dans le cadre des scandales du sang contaminé ou de l’amiante, d’aucuns réclament à nos élus politiques des indemnités pour des états morbides que l’on aurait pu éviter ou pour les décès prématurés d’êtres chers, arguant que l’on savait et que l’on n’a « presque » rien fait pour l’éviter! Nous aurons prévenu nos politiciens. Qu’ils n’attendent aucune clémence, eux qui ont été élus pour défendre les intérêts de l’ensemble de nos concitoyens et non pas ceux d’une poignée de cigarettiers!