avril 1998
Gilbert Künzi (Service de santé du personnel de l'Etat de Genève)
Le 17 avril 1996, le Conseil d’État genevois prenait une décision visant à protéger les non-fumeurs de l’exposition à la fumée passive ainsi qu’à promouvoir une démarche de sensibilisation auprès des employés fumeurs qui désirent abandonner le tabac, en déclarant l’État de Genève « sans fumée mais pas sans fumeurs ».
Cette décision n’est pas tombée abruptement. En effet, en 1985 déjà, le Conseil d’État genevois avait émis un certain nombre de recommandations. Celles-ci visaient, grosso modo, à restreindre le temps autorisé pour fumer dans les bureaux sans contact avec le public, invitaient à renoncer à fumer dans les locaux avec contact avec le public pendant les heures d’ouverture au public, voire encore à séparer, lorsque cela était possible, les fumeurs des non-fumeurs, ou à scinder en espaces fumeurs et espaces non-fumeurs les locaux de travail. Dès cette date, plusieurs services ont plus ou moins appliqué ces règles de fonctionnement visant à avoir plus d’égards en faveur des non-fumeurs.
Par rapport aux recommandations de 1985, la décision de 1996 constitue un changement de philosophie assez profond. Elle s’inscrit par ailleurs dans le cadre d’un projet plus global de gestion promotionnelle de la santé dans l’entreprise État portant sur plusieurs thèmes tels que la gestion des problèmes d’alcool à la place de travail; la maîtrise du stress professionnel; la prévention des accidents et l’hygiène, etc.
Sa mise en place s’appuie sur trois bases: légale, socioprofessionnelle, scientifique, que nous ne détaillerons pas ici faute de place.
Un délai de réalisation a été fixé à fin 1998 pour que l’ensemble de l’administration cantonale respecte la décision, non seulement pour tenir compte de la taille de l’entreprise (16’000 personnes), mais aussi en raison du temps nécessaire à toute démarche d’adhésion.
Par ailleurs, elle est l’aboutissement d’un processus de consultation de plusieurs niveaux des hiérarchies de l’administration cantonale ainsi que d’information des associations représentatives du personnel. Ce mode de faire répond à des exigences formelles et à la volonté des initiateurs du projet d’obtenir un accord au plus haut niveau pour lui donner le maximum de chances de réussite.
Chargé de prendre toute mesure utile pour réaliser la décision du Conseil d’État, en collaboration avec les départements de l’administration cantonale, le service de santé du personnel de l’État (ci-après SPE) a élaboré, en collaboration avec le médecin responsable du CIPRET-Genève, un concept qui comprend les objectifs opérationnels suivants:
Informer les cadres et/ou le personnel des services, par exemple au moyen d’un exposé de 60 minutes, portant sur le produit et ses effets, sur les buts et les motifs de la décision. Cas échéant, si les hiérarchies désirent faire l’information elles-mêmes, les accompagner dans leur démarche (sur demande).
Informer périodiquement la totalité du personnel au moyen d’une « lettre au personnel » mettant en évidence le déroulement de la campagne
Mettre à disposition du matériel de communication (panneaux, autocollants, affiches, porte-mines, etc.)
Aider les hiérarchies à choisir l’emplacement des espaces fumeurs
Proposer des méthodes de désaccoutumance
Offrir des conseils diététiques pour aider à lutter contre la prise de poids.
Une première étape du travail du SPE a consisté à informer largement les hiérarchies et les associations représentatives du personnel.
Le but était d’expliquer l’objectif de la démarche qui se veut respectueuse des fumeurs comme des non-fumeurs, et qui vise non seulement à préserver de bonnes conditions de travail sans créer de discrimination pour les fumeurs, mais également à promouvoir et pratiquer une cohabitation sans perdants entre fumeurs et non-fumeurs. D’où le choix du slogan « Pour un État sans fumée mais pas sans fumeurs ».
Les mesures dont dispose un employeur dans le domaine de la prévention du tabagisme sont: des mesures techniques; des mesures organisationnelles; des actions sur les comportements (incluant une aide à la désaccoutumance). Elles sont combinables entre elles.
Pour des raisons de coût, les propositions formulées au sein de l’administration cantonale visent surtout des mesures organisationnelles (création d’espaces fumeurs impliquant l’interdiction de fumer partout ailleurs) ainsi que des actions sur les comportements par le biais de l’information et de la sensibilisation. Dans une moindre mesure, nous avons en certaines occasions obtenu la pose d’une aération adéquate dans certains espaces fumeurs nouvellement créés.
Pour entrer en contact avec les directeurs et chefs de service, nous avions prévu divers scénarios:
Scénario simple: campagne de sensibilisation; création des espaces fumeurs avec les responsables des services; mise en place de la « réglementation avec outils de communication et information sur les méthodes de désaccoutumance »; proposition de conseils diététiques (nous reviendrons sur ce point plus loin).
Scénario sophistiqué: pour tenir compte des styles différenciés de management et de la nécessité légale de consultation des travailleurs, nous avons envisagé un scénario comprenant, outre les étapes déjà mentionnées ci-dessus, un questionnaire-sondage ainsi que la création d’un groupe « gestion promotion santé ».
Dans la pratique, c’est le pragmatisme qui l’a emporté. Notre démarche fut souple, adaptée aux desiderata des chefs de service, différenciée, progressive. Mais nous n’avons pas cédé sur le fond.
Concrètement, nous avons surtout appliqué le scénario simple, assorti de toute une série de variantes allant de la simple rencontre avec le directeur du service (désireux de faire cavalier seul dans la démarche) à des réunions avec les cadres du service, voire avec les cadres et le personnel ou encore avec le personnel sans les cadres! C’est dire que tous les cas de figure se sont présentés.
À maintes reprises, nous avons été consultés sur le choix de l’emplacement des espaces fumeurs.
Idéalement, il conviendrait de respecter les critères suivants dans leur création:
identification: les espaces fumeurs doivent être bien signalisés et identifiés comme tels, donc repérables. Nous avons fait réaliser des panneaux à suspendre.
proximité: veiller à ce que l’espace fumeurs soit localisé à distance raisonnable du poste de travail des usagers afin de faciliter son accès.
aération adéquate, été comme hiver.
nombre: au minimum un espace par étage, voire deux suivant la taille du bâtiment.
confort: aménagement suffisant de sorte que les fumeurs se sentent respectés (plante verte, gravure, par ex.), mais pas excessifs
habitudes: dans les services où des habitudes respectueuses des fumeurs et des non-fumeurs ont déjà été prises, les renforcer; dans ce cas, en « officialisant » comme espaces fumeurs les lieux qui sont utilisés, pour autant qu’ils répondent aux critères.
Si, dans l’ensemble, nous sommes souvent arrivés à proposer une solution acceptable pour les parties, nous nous sommes parfois trouvés confrontés à des obstacles insurmontables dus la plupart du temps à l’architecture des locaux: couloir sans fenêtre ou doté d’une aération insuffisante, dont l’aménagement aurait entraîné une dépense élevée. Dans ces cas, heureusement rares, nous n’avons pas toujours pu respecter les critères ci-dessus.
Nous avons veillé à ce que notre démarche s’appuie sur un certain nombre de supports de communication. C’est ainsi que nous avons fait réaliser par un graphiste des panneaux « Espace fumeurs » destinés à identifier clairement le lieu choisi et retenu. Nous avons fait réaliser également des autocollants de grande taille placardés dans des endroits de grande circulation du personnel comme du public dans les services, afin de sensibiliser chacun à l’existence de la campagne. Enfin, pour susciter sympathie et adhésion, nous avons fait confectionner des porte-mines rechargeables portant le logo figurant sur les panneaux et sur les autocollants.
Nous avons proposé aux personnes désireuses de cesser de fumer une liste de méthodes de désaccoutumance avec possibilité d’obtenir des commentaires explicatifs par des infirmières rattachées au service. L’observation montre que le nombre de personnes désirant bénéficier de cette prestation est faible, et corrobore des constats faits dans d’autres entreprises.
Une bonne hygiène alimentaire ainsi qu’un peu d’exercice physique (1/2 heure par jour, trois ou quatre fois par semaine) permettent de maintenir son poids dans les normes. Il nous est apparu toutefois souhaitable de mettre à disposition, gratuitement, une diététicienne-consultante pour accompagner la personne qui craint de prendre du poids après avoir arrêté de fumer. Cette prestation a été appréciée, même si elle était souvent sans lien avec la volonté d’arrêter de fumer…
Nous avons sélectionné trois questions qui sont revenues souvent dans les échanges à l’issue de nos exposés.
Les personnes seules (surtout des cadres) dans un bureau ont-elles le droit de fumer?
Tant pour des raisons de santé publique que par solidarité, la réponse devrait être négative. Toutefois, nous avons admis, par réalisme, cette possibilité pour autant que trois critères au moins soient impérativement respectés: a) fumer porte fermée; b) ne pas sortir du bureau en fumant; c) ne pas fumer en recevant des visiteurs.
La création d’espaces fumeurs ne va-t-elle pas entraîner, en raison du déplacement plusieurs fois par jour des fumeurs, dans cet endroit, une baisse de rentabilité?
Cette question présuppose que les chefs de service sachent quelle est la rentabilité actuelle des fumeurs. Or, dans la plupart des cas, elle est le résultat de leur perception, non d’une analyse! D’autre part, les réponses aux questionnaires passés dans les entreprises ont montré que la mise en place d’une réglementation relative à la fumée passive entraînait globalement une diminution de la consommation de cigarettes. Par ailleurs, le fait de fumer à sa place de travail ne constitue pas la preuve d’une plus grande rentabilité.
En été 1997, soit environ quinze mois après la décision du Conseil d’État, nous avons procédé à une évaluation sommaire du processus, sous forme d’un sondage par questionnaire.
En préambule, nous croyons pouvoir dire que l’état d’esprit quant au désir de se protéger de la fumée passive est en général excellent. Nous en voulons pour preuve le climat constructif qui a régné durant les 15 premiers mois de la campagne lors des interventions du SPE dans les services.
D’après 70 questionnaires retournés, qui représentaient environ 6000 collaborateurs·trices, on peut être satisfait des mesures prises. En effet, le SPE avait donné une information spécifique à près de 1500 personnes, alors que plus de 2000 avaient reçu une information supplémentaire par leur service et 2500 de façon indirecte. L’information donnée par le SPE a été jugée largement adéquate. Plus d’une fois sur deux, des espaces fumeurs ont été mis en place, au point qu’aujourd’hui il en existe environ 65 nouveaux, qui semblent largement respectés. Plusieurs chefs de service envisagent d’en créer dans le futur puisqu’ils disposent d’un délai jusqu’à fin 1998. Toutefois, une fois sur deux, on continue à fumer dans les bureaux individuels. Le matériel sur le thème de la campagne remis aux services a, dans l’ensemble, largement plu.
On peut dire que les 15 premiers mois de la campagne ont été mis à profit par près de la moitié de l’administration cantonale pour la mise en place de la réglementation quant à la fumée passive. Au moment où nous écrivons ces lignes (début 1998), nous observons toutefois un certain ralentissement (coïncidant avec les élections cantonales de novembre 1997), qui impliquera une relance pour atteindre l’objectif à fin 1998. Enfin, personne ne sera surpris d’apprendre que le message a beaucoup plus de peine à passer là où le chef de service est lui-même fumeur.