avril 1998
Theodor Abelin (Institut de médecine sociale et préventive, Berne)
En Suisse, la réglementation du commerce du tabac relève encore de la Loi fédérale sur les denrées alimentaires, alors qu’aux Etats-Unis, elle est en voie d’être transférée aux instances de contrôle des médicaments. Ce transfert est le résultat d’un changement fondamental de la définition de la nicotine et de la manière dont elle est absorbée. Aux Etats-Unis, la nicotine n’est en effet plus considérée avant tout comme une composante de la cigarette, que la loi suisse assimile encore à une denrée alimentaire. Elle est considérée au contraire comme une substance chimique ayant une action spécifique sur le cerveau humain et donc assimilée à un médicament psychoactif. Les effets de la nicotine sont d’une part ceux qui sont recherchés en tant que tels, à savoir la détente et une meilleure capacité de concentration, et d’autre part ses effets secondaires sur le système cardiovasculaire qui peuvent nuire plus ou moins gravement à la santé du consommateur. Le parallèle avec les médicaments est ainsi tracé, puisque, en plus de ses effets escomptés, la consommation de nicotine peut aussi produire des effets secondaires non souhaités, d’où la nécessité de la soumettre à une réglementation et un contrôle stricts. S’agissant des médicaments, le fait que certains d’entre eux sont vendus uniquement sur ordonnance permet d’empêcher leur usage abusif. De plus, la publicité pour de tels médicaments ne peut être adressée qu’au corps médical et en aucun cas à leurs consommateurs potentiels. En raison de son potentiel addictif semblable à celui des médicaments psychotropes, la nicotine doit faire l’objet d’un contrôle particulièrement attentif, que les autorités de contrôle des médicaments sont le mieux à même d’assurer.
Ce n’est cependant pas la nicotine en soi qui cause un problème majeur de santé publique, mais le fait qu’elle est le plus souvent absorbée sous la forme de feuilles de tabac fermentées. Or les substances nuisibles à la santé se trouvent essentiellement dans la fumée de tabac incomplètement brûlé. Nous nous limiterons donc à analyser les conséquences de la fumée de tabac, même si sniffer ou chiquer du tabac peut aussi provoquer des troubles de la santé.
On est parvenu jusqu’à présent à identifier plus de 3000 substances chimiques dans la fumée de tabac. Si un grand nombre d’entre elles sont insignifiantes du fait de leur très faible concentration, d’autres en revanche sont responsables de certaines maladies très graves. Il s’agit en particulier
de l’ensemble des hydrates de carbone aromatiques que l’on regroupe sous l’appellation de « goudrons » et qui sont cancérigènes,
du monoxyde de carbone présent sous forme gazeuse et qui provoque un épaississement des parois des vaisseaux sanguins,
et des divers gaz irritants, tels que l’acroléine et les oxydes d’azote. qui sont à l’origine de maladies pulmonaires chroniques.
La fumée est faite de trois groupes de substances physiques distinctes: de très petites particules inhalables (dont la nicotine et le « goudron »), de gaz, dont le monoxyde de carbone, et enfin de vapeurs et en particulier différentes nitrosamines, qui sont des substances connues pour leur effet fortement cancérigène. Enfin, on peut distinguer entre fumée inhalée et fumée passive. La première est aspirée par voie buccale en tirant sur la cigarette, tandis que la seconde est produite essentiellement par le bout incandescent de la cigarette; cette fumée se mélange à l’air de la pièce et elle provoque les problèmes liés à la fumée passive. Les nitrosamines sont contenues principalement dans cette fumée passive, les « goudrons » étant concentrés essentiellement dans la fumée inhalée.
Alors que les cigares et le tabac pour la pipe produisent une fumée plutôt alcaline, le tabac contenu dans les cigarettes a subi un type de fermentation qui rend sa fumée plutôt acide. Lorsque la fumée est alcaline, la nicotine qu’elle contient est résorbée dans le sang au niveau de la cavité buccale déjà. En revanche, lorsqu’elle est acide, cette résorption ne se produit que dans le poumon. Les cigarettes sont donc fabriquées de telle manière que la fumée doit être inhalée plus profondément. Il en résulte que la nicotine est transportée très rapidement et sous une forme très concentrée à travers le système pulmonaire jusqu’au cerveau, ce qui accélère la genèse d’une addiction et l’aggrave.
Si l’on inhale la fumée d’une cigarette à travers un mouchoir, on peut recueillir des dépôts considérables, qui sont normalement absorbés dans les poumons. Une personne qui fume quotidiennement un paquet de cigarettes aspire au moins 200 fois par jour de la fumée dans ses poumons. Cela équivaut à 75’000 inhalations par an et à plus d’un million entre 20 et 35 ans déjà. Il n’est pas étonnant que le corps humain ne soit pas en mesure de se protéger de ce contact intensif avec les substances chimiques évoquées. Il en résulte les principales maladies abordées ci-dessous.
Stade précancéreux des cellules. Les bronches sont les petites alvéoles situées dans les poumons dans lesquelles l’air circule sans interruption au cours du cycle de l’inspiration et de l’expiration. Chez les fumeurs, les cellules épithéliales (les cellules du revêtement intérieur des bronches) situées sur les ramifications des bronches commencent à se modifier sous l’effet de l’accumulation de particules de goudron provenant de la fumée des cigarettes sur ces ramifications. Ces modifications sont visibles lorsque l’on regarde de petites coupes de ce tissu au microscope et sont typiques de cellules au stade précancéreux, telles qu’on peut aussi les trouver dans d’autres tissus, sur le col de l’utérus par exemple. Pratiquement tous les fumeurs présentent de telles modifications cellulaires et chez la plupart d’entre eux, on en constate en plusieurs points dans les poumons. Ces modifications sont très rares chez les non-fumeurs et chez les personnes qui ont cessé de fumer, des cellules saines venant remplacer peu à peu ces cellules modifiées. Par des mécanismes que l’on comprend encore mal, certaines de ces cellules précancéreuses continuent à se modifier au début, en un seul de ces points de sorte que la division cellulaire devient incontrôlée et qu’un tissu tumoral malin se développe. Celui-ci se propage aux tissus voisins et pénètre parfois dans les vaisseaux sanguins; cela produit alors, d’une part, des traces de sang dans le mucus expectoré en toussant (un symptôme important du cancer du poumon) et, d’autre part, le développement de nouveaux foyers cancéreux dans d’autres parties du corps (métastases).
Pronostic. Malheureusement, seules 10-15% des personnes souffrant d’un cancer du poumon sont encore en vie une année après que le diagnostic ait été posé. En dépit des gros efforts de recherche réalisés pour accroître le succès thérapeutique, on n’a pratiquement pas réussi à améliorer le pronostic s’agissant du cancer du poumon (ce qui n’est pas le cas pour d’autres formes de cancers). Un quart des patients souffrant d’un cancer du poumon n’ont pas encore 60 ans au moment où ils tombent malades et sont ainsi frappés en pleine activité, alors que leurs enfants ne sont souvent pas encore adultes.
Fréquence. Lorsqu’une maladie fait l’objet d’un si mauvais pronostic, le taux de mortalité est à peu près le même que celui de l’incidence (apparition de nouveaux cas). Au cours du 20e siècle, la mortalité par cancer du poumon est passée en Suisse de 7 à 70 cas par an pour 100’000 habitants chez les hommes. Le cancer du poumon est ainsi devenu le cancer de loin le plus fréquent dans la population masculine. Chaque année, 2000 hommes et 600 femmes meurent en Suisse d’un cancer du poumon, provoqué dans environ 90% des cas par la fumée. Le nombre des fumeuses a commencé à augmenter quelques décennies plus tard que celui des fumeurs, et l’augmentation du nombre de cancers du poumon chez les femmes a été différée en conséquence. Mais il se trouve que ce nombre est actuellement en forte augmentation. Selon une statistique de l’Organisation mondiale de la santé, la Suisse est, juste après la Hongrie, le pays dans le monde où cette augmentation est la plus forte. À l’inverse, la mortalité par cancer du poumon a diminué de 15% chez les hommes au cours de ces dernières années. On peut y voir le signe que la prévention du tabagisme est efficace, lorsque l’on sait que ce sont justement des hommes de plus de 40 ans qui ont réussi à arrêter de fumer.
Genèse. La genèse de l’artériosclérose met en jeu un mécanisme dans lequel le monoxyde de carbone (CO) contenu dans la fumée du tabac joue un rôle important. Le CO se mêle à l’hémoglobine contenue dans les globules rouges et y occupe ainsi la place normalement réservée à l’oxygène. Le revêtement interne des parois des artères (endothélium) ne recevant plus suffisamment d’oxygène, les cellules endothéliales se multiplient pour assurer un apport accru d’oxygène. L’épaississement qui se produit ainsi à l’intérieur des vaisseaux sanguins est à l’origine de l’artériosclérose, car ces cellules en surnombre absorbent également davantage de graisses (cholestérol) et forment alors des plaques sclérotiques. Cette évolution se trouve encore favorisée par une pression artérielle élevée. Finalement, il peut se produire une obturation des vaisseaux qui empêche une bonne irrigation sanguine d’organes importants. Si ce sont les vaisseaux qui transportent le sang dans le muscle cardiaque (artères coronariennes) qui sont touchés, on risque un infarctus; si ce sont les vaisseaux qui alimentent le cerveau, on risque une attaque cérébrale (apoplexie); lorsque ce sont les artères irriguant les extrémités qui sont rétrécies, on aura de fortes douleurs en marchant et on risque, dans le pire des cas, de perdre sa jambe par amputation (jambe du fumeur). Toutes ces maladies sont nettement plus fréquentes chez les fumeurs que chez les non-fumeurs; lorsqu’une personne arrête de fumer, les risques qu’elle encourt se rapprochent, après quelques années, de ceux d’un non-fumeur. Chez un fumeur dont la pression artérielle et le taux de cholestérol sont normaux, qui a une activité physique et qui ne souffre pas de diabète, le risque est approximativement doublé. Mais si, en plus d’être fumeur, il présente encore un autre de ces facteurs, son risque est alors multiplié par quatre et même par huit en présence de 2 autres facteurs de risque (3 facteurs en tout) et ainsi de suite.
Fréquence. Les maladies cardio-vasculaires sont la cause de décès la plus fréquente; sur l’ensemble des 8 à 10’000 décès qui se produisent chaque année en Suisse, 2’500 sont en effet dus à un infarctus ou à d’autres maladies cardio-vasculaires et 5 à 6’000 à des attaques cérébrales. Au même titre que pour la mortalité par cancer du poumon, on observe une diminution du nombre de décès dus à des maladies cardio-vasculaires au cours des 15 dernières années. Cette diminution peut là aussi être attribuée, du moins pour une part, au fait qu’un nombre croissant d’hommes de plus de 40 ans ont cessé de fumer.
Genèse. Le dernier grand groupe de maladies causées par le tabac comprend les affections chroniques des voies respiratoires. Cela commence par la toux du fumeur et la bronchite chronique, qui peut se transformer progressivement en bronchite asthmatique et aboutir, dans le pire des cas, à un emphysème pulmonaire chronique très invalidant. La genèse de toutes ces maladies est en rapport avec les mécanismes par lesquels les voies respiratoires se défendent contre l’intrusion de corps étrangers; de plus, ce système de défense réagit parfois de manière excessive. Le processus débute par une paralysie des cils vibratoires qui tapissent l’intérieur des bronches; cette paralysie est provoquée par les gaz irritants contenus dans la fumée du tabac (acroléine, oxyde d’azote). Les voies respiratoires ne parviennent alors plus à se débarrasser rapidement des corps étrangers qui y pénètrent (poussières, bactéries, particules contenues dans la fumée des cigarettes). Pour assurer malgré tout un certain nettoyage, et en réaction aux infections bactériennes, il se forme de plus en plus de mucus, qui doit alors être évacué par la toux. La toux du fumeur n’a donc rien de bénin, puisqu’elle est le signe de modifications pernicieuses au niveau des bronches. De plus, la fumée de cigarette peut provoquer, comme dans l’asthme, des spasmes des petites bronches et provoquer ainsi une bronchite asthmatique. L’emphysème pulmonaire chronique apparaît lorsque les macrophages, qui font partie du système immunitaire, se mettent à détruire non seulement les protides des bactéries ennemies, mais encore celles des alvéoles pulmonaires elles-mêmes. Il en résulte une détresse respiratoire, un manque d’oxygène et une difficulté à se débarrasser par la respiration de l’oxyde de carbone accumulé dans le sang.
Fréquence. Les affections chroniques des voies respiratoires sont à l’origine d’un nombre proportionnellement peu élevé de décès. Du point de vue de la santé publique, en revanche, l’invalidité provoquée par ces maladies est très significative. Cela représente une souffrance énorme pour les personnes atteintes et l’étendue du phénomène est attestée par le fait que les ligues contre les maladies pulmonaires louent de l’ordre de 40’000 appareils pour soulager ces personnes (par ex. des inhalateurs, des appareils à oxygène, etc.). Notons ici que l’utilisation de ces appareils est moins fréquente en Suisse romande qu’en Suisse alémanique. Cela ne veut pas dire que ces maladies y sont plus rares, puisque les médecins y prescrivent par contre davantage de médicaments pour soulager les patients.
Depuis un certain temps déjà, il est bien connu qu’il est bon pour la santé de manger des fruits et des légumes. Au cours de ces dernières années, on a découvert que ce bénéfice est lié essentiellement à l’effet antioxydant d’un certain nombre de vitamines et d’oligoéléments contenus dans ces aliments. On sait maintenant qu’une consommation importante de fruits et de légumes permet de diminuer non seulement le risque de contracter des infections, mais encore celui de développer certaines formes de cancer. On a également découvert que la fumée du tabac vient contrecarrer cet effet protecteur en renforçant les processus d’oxydation nuisibles pour l’organisme. Cela explique probablement pourquoi les fumeurs sont plus souvent atteints par la grippe et qu’ils sont plus nombreux à en mourir. De plus, cela semble aussi expliquer pourquoi ils sont plus nombreux à développer, en plus des cancers spécifiques des fumeurs (poumon, larynx, vessie, etc.), plusieurs autres types de cancer.
Cancer du poumon et maladies cardio-vasculaires. Il a déjà été évoqué précédemment que des composantes nocives sont contenues non seulement dans la fumée inhalée, mais également dans la fumée passive. Cela permet d’expliquer pourquoi des personnes qui ne fument pas, mais qui se trouvent souvent dans des locaux enfumés, peuvent-elles aussi être victimes de maladies dues à la fumée. Cette question a été étudiée en procédant à des études comparatives de la fréquence de telles maladies chez des non-fumeuses dont le mari était fumeur et des non-fumeuses dont le mari était lui aussi non-fumeur. Cela a donné lieu à une analyse statistique de quelque 4’500 cas jusqu’à présent. Il en résulte que la fumée passive augmente d’environ 25% le risque de cancer du poumon, ce que confirment d’ailleurs des analyses très précises effectuées récemment (méta-analyses). Ce résultat peut paraître relativement bénin en regard du risque accru encouru par les fumeurs actifs qui est 15 à 20 fois plus élevé; mais il ne faut pas oublier qu’il s’agit là d’une nuisance environnementale qui n’a rien à voir avec une habitude de vie résultant d’un choix personnel. Si l’on tient compte du fait que les fumeurs actifs sont eux aussi soumis à la fumée passive et qu’elle augmente d’autant le risque qu’ils encourent, on peut estimer qu’en Suisse, la fumée passive est à l’origine de quelque 140 cas de cancer du poumon par année. Une méta-analyse récente de diverses études a ainsi montré que la fumée passive accroît également de 23% (et compte tenu d’autres facteurs, tels que les habitudes alimentaires) le risque d’infarctus.
Effets sur le nourrisson et les jeunes enfants. Lorsqu’une femme enceinte fume, diverses composantes de la fumée sont transmises, à travers le cordon ombilical, à l’enfant qu’elle porte; de même, le fœtus pâtit lui aussi de la mauvaise oxygénation du sang de sa mère. Il en résulte que les enfants de femmes qui fument ont un poids moindre à la naissance et qu’ils sont plus fragiles; ils présentent par exemple un risque accru de mort subite du nourrisson et ont davantage de maladies des voies respiratoires avant d’atteindre l’âge de la scolarité.
Le bilan est donc évident: l’inhalation profonde, par environ 40% des hommes et 30% des femmes, d’un mélange d’hydrates de carbones, de monoxyde de carbone, de gaz irritants et d’un grand nombre d’autres substances est à l’origine de 8 à 10’000 décès prématurés par an. 2’000 à 2’500 de ces décès concernent des personnes de moins de 65 ans; la moyenne d’âge des personnes mortes pour avoir ainsi inhalé la fumée est de 57 ans seulement.
En d’autres termes, la population suisse et la politique menée dans ce pays admettent que l’on autorise la consommation d’une substance psychoactive dont le grand potentiel addictif est démontré et qui est absorbée via la fumée de feuilles de tabac fermentées, ce qui provoque chaque année de l’ordre de 8 à 10’000 décès prématurés. L’utilisation de la plante de tabac en tant que source de nicotine fait bien entendu partie de l’histoire. Que l’on pense ici à l’usage rituel du calumet de la paix chez les Indiens d’Amérique; la différence, c’est que dans ce cas précis, les chefs du clan étaient responsables de veiller à ce que leur plante sacrée soit utilisée exclusivement dans le cadre de leurs cérémonies rituelles, son usage incontrôlé représentant un sacrilège (déclaration personnelle d’un membre du Clan Tabaco, Hopi Indian Reservation, Arizona, USA, 1995). C’est cette diffusion incontrôlée de l’usage du tabac et la promotion commerciale à laquelle elle donne lieu qui conduit, chaque année et dans le monde entier, des millions de jeunes à en devenir dépendants; un quart d’entre eux mourront prématurément des suites de leur tabagisme. Cette évolution étant maintenant connue et les liens de causalité établis, il est grand temps de soumettre la nicotine à une réglementation juridique conforme à ce qu’elle est véritablement, à savoir une substance psychoactive dont le contrôle doit relever des instances de contrôle des médicaments. Seule une nouvelle manière d’aborder socialement ce phénomène d’autodestruction peut permettre de venir à bout de cette situation dramatique. Il va de soi qu’en même temps, chaque personne peut faire individuellement le choix de refuser dès le départ de participer à cette erreur collective ou de s’en distancer. Ajoutons cependant, pour conclure, que plus le revirement au niveau de la société tout entière sera rapide et drastique, plus il sera facile aux individus d’effectuer ce choix personnel.