avril 1998
Anne-Catherine Menétrey (ISPA)
« Vous ne savez rien d’eux, ni leur passé, ni leur âge, ni leur état civil, même pas leur nom, et pourtant ils vous sont presque aussi familiers que les personnages de la crèche ou la Sainte Trinité. On a les icônes qu’on peut. L’un passe son temps à camper dans la brousse, à réparer son canoë et à mater des rapides sur un fleuve qui ressemble à l’Amazonie. L’autre galope après des mustangs et sirote du café avec ses potes, le crépuscule venu, dans le décor de Monument Valley. Ils ont l’air de la piler, mais la récompense finit toujours par arriver: ils en allument une, exhalent la fumée, pfff, ça a l’air bon, l’heure est au silence, la nature se recueille, ils ont le regard plongé dans un bloc d’éternité. Fin de la séquence et rédemption. Fumez Camel et Marlboro. » 1
Il y a au moins trente ans que le cow-boy hante le paysage médiatique, et si l’aventurier de la brousse a cédé sa place à un chameau qui fait le pitre, l’attention ne cesse d’être attirée sur un logo immuable. Ce devrait être de l’information, mais c’est un clin d’œil, parfois un coup de cœur, souriant, chaleureux, séducteur: « On devrait lancer une campagne comme on met au monde un enfant: la communication est la vie même d’une marque », disait récemment un publicitaire.
Nous voilà donc dans l’essentiel, l’existentiel, l’affectif. Quel monde idyllique! En quoi est-ce que cette entreprise de manipulation des cœurs ou des consciences peut encore s’apparenter à quoi que ce soit qui ressemble à une information objective au consommateur ou à la consommatrice de cigarettes?
Il y a à peine quelques mois, dans tous nos quotidiens et magazines, une jeune femme à la silhouette anorexique, long manteau ouvert sur des bottes noires, pose à la garçonne, les pouces dans la ceinture, visage à l’expression suprêmement détachée, ou arrogante ou désabusée, c’est selon, illustrait une pub pour des cigarettes Muratti Slim. Slim, c’est mince. Tu rêves. Pas d’abord à la cigarette. À la minceur, à la jeunesse, à l’air suprêmement détaché que tu pourrais t’offrir si tu avais les deux premiers. Muratti et tous les autres jurent leurs grands dieux qu’ils ne cherchent pas à attirer des catégories particulières de clients, ils parlent juste aux traditionnels bons vieux fumeurs. Est-ce bien eux qui seront attirés par ce ravissant étui et ce petit carnet de notes pour le sac à main, au « design exclusif », que la même réclame offre en cadeau si on appelle Muratti?
Ce qu’on vend en proposant des cigarettes? Du luxe, de l’élégance, de l’esthétisme, du bien-être, de l’aventure, du risque, de l’amitié, de la nature. Curieux paradoxe: les produits qui engendrent la dépendance sont vendus comme des morceaux de nature, d’amitié, de santé et de culture, alors que les autres produits de consommation sont souvent présentés comme des drogues. Le parfum s’appelle Opium, l’ordinateur est « une drogue dont on peut user sans modération« . Ainsi l’ivresse, le plaisir, la dépendance, l’excès, la transgression (« Le plus beau, dans la tentation, c’est d’y céder », dit une publicité) sont tantôt utilisés pour discréditer ou criminaliser des comportements, tantôt pour séduire et faire acheter.
Au début des années 90, on estimait à près de 140 millions de francs les dépenses consenties en Suisse pour la publicité pour le tabac. Selon certaines sources 2, les chiffres pour 1996 avoisineraient les 240 millions, ce qui représente 3,5% du total des dépenses publicitaires. C’est dire si l’échec des initiatives jumelles visant à interdire la publicité pour le tabac et l’alcool, refusées par le peuple en 1993, se fait cruellement sentir.
Certes, la publicité pour le tabac connaît des restrictions, que fixe l’Ordonnance fédérale sur le tabac du 1er mars 1995. Ainsi, celle qui serait destinée aux moins de 18 ans est interdite. C’est d’ailleurs pourquoi toute une joyeuse bande de petits lutins s’emploie à bander les yeux des adolescents chaque fois qu’ils croisent sur leur chemin une pub qui pourrait leur suggérer quelque chose, mais qui ne leur est pas destinée! La pub est également interdite dans les lieux de rassemblement des jeunes, sur les objets qui pourraient leur être distribués gratuitement (casquettes, tee-shirts, briquets, sacs de sport, etc.) sur les places de sport. L’ordonnance ajoute que « Toute mention publicitaire établissant un quelconque rapport avec la santé est interdite pour le tabac« . Mais la santé, c’est quoi, au juste? Ne serait-ce pas d’être bien dans sa peau, à l’aise dans les baskets, prêts à relever des défis aventureux, toutes ces choses que les cigarettes semblent avoir vocation de nous offrir?
Bien entendu, les producteurs de tabac affirment qu’en aucun cas ils ne visent les plus jeunes. D’ailleurs la publicité Muratti déjà citée plus haut porte bien la mention (en tout petits caractères blancs sur bleu clair en bas à droite) qu’on ne peut téléphoner pour recevoir l’étui et le carnet de notes que si on a 18 ans. Quant à Philip Morris, il s’offre même le luxe, aux Etats-Unis, de faire par voie d’annonce la promotion d’une brochure pour aider les parents à apprendre à leurs enfants à dire non au tabac: « Philip Morris doesn’t want kids to smoke!« . Et pourtant, par un malencontreux hasard, voilà que ce sont précisément les enfants qui remarquent le mieux la publicité. Une enquête 3 a montré en effet que 82% des adolescents remarquent une publicité pour le tabac, alors que ce n’est le cas que de 55% des adultes. Par hasard? Pas du tout! Les petits chameaux ne sont pas d’abord faits pour plaire aux grand-mères! Tout, de l’image au vocabulaire en passant par le style ou les valeurs évoquées correspond au public jeune, si ce n’est au public des jeunes filles, qui constitue la réserve de clients la plus prometteuse. En janvier 1998, la Société générale d’affichage a présenté les résultats d’une étude sur l’impact des campagnes de publicité 4. Il se trouve que Camel mild vient en troisième position pour les taux de mémorisation, l’attribution à la marque et l’agrément, et qu’il fait encore mieux chez les moins de 18 ans. Et l’agence de publicité d’expliquer: « Nous avons voulu mettre en évidence le côté jeune, énergique et leader de l’image Camel«
Ensuite, les fabricants s’efforcent d’accréditer l’idée que la publicité ne sert pas à attirer de nouveaux consommateurs, mais seulement à conquérir des parts de marché, donc à amener les déjà-fumeurs à changer de marque. C’est sans doute pourquoi une marque célèbre affichait pour vous une cigarette qui n’était sans doute « Not your first ». Or rien n’est plus fidèle que le fumeur! Si les consommateurs changent volontiers de marque de lessive et encore plus de vêtements, seuls 2% d’entre eux changent de marque de cigarettes. De plus, comme le marché du tabac est principalement concentré dans les mains de deux producteurs, Philip Morris et R.J. Reynolds, ces deux géants pourraient économiser quelque chose comme un milliard de dollars par année en publicité, vu que la plupart des changements de marque restent à l’intérieur de leur groupe. Comme le dit un publicitaire: « ça m’amuse toujours d’entendre que la publicité, dont le but a toujours été d’augmenter les ventes pour tous les produits, en aurait un autre juste pour le tabac!«
Inutile de préciser que de très nombreuses études ont été entreprises pour évaluer l’influence de la publicité sur la consommation de tabac, ou, à l’inverse, l’efficacité de son interdiction pour la réduire. Aucune ne donne des résultats déterminants, du moins pas pour ce qui concerne ses effets directs. Quelques-unes d’entre elles tendent tout de même à montrer que lorsque le volume des annonces augmente par exemple de 10%, la consommation augmenterait, elle, d’une proportion variant de 1 à 5%. Quant aux études qui n’arrivent pas à ces conclusions, elles n’apportent pas non plus la preuve que la publicité est sans effet. Chez les jeunes, la seule enquête citée laisse entendre que 2% d’entre eux seulement auraient fumé leur première cigarette sous l’influence de la publicité. Même si c’est peu, c’est trop. De plus, cette proportion est certainement sous-estimée, d’une part parce que l’influence de la publicité reste souvent inconsciente, d’autre part parce qu’on voit mal des adolescents, qui tiennent par-dessus tout à se montrer adultes et indépendants, avouer qu’ils se sont bêtement fait avoir par une pub débile. C’est d’ailleurs moins sur la première cigarette que la pub pourrait exercer son influence, que sur celles qui suivent, engageant le ou la fumeur·se dans la voie de l’habitude. Chaque année, en Suisse, plus de 50’000 jeunes commencent à fumer. C’est tout de même un potentiel qui déclenche les convoitises.
Interrogés sur leur nouvelle ligne publicitaire, sans cigarettes et même sans chameau, mais avec un slogan « ÀA la découverte du goût« , les responsables de Camel rétorquent que ce n’est pas pour contourner ou prévenir des éventuelles interdictions de publicité qu’ils ont opté pour cette étonnante discrétion. Ils expliquent au contraire que le changement s’est fait en Allemagne « où Camel a perdu du terrain ces dernières années et où il était nécessaire de réagir » Ils ajoutent que « la campagne a eu tant de succès que les services de marketing ont décidé de l’introduire rapidement en Suisse« . Tant de succès, qu’est-ce à dire? Qu’on l’a trouvée jolie? Où qu’on a vendu davantage? Pas besoin d’être grand clerc pour répondre à cette question. Il n’en reste pas moins que, même si elle est vraisemblable, l’influence directe de la pub n’est pas le seul élément déterminant pour attirer de nouveaux clients, pour en retenir d’autres d’arrêter de fumer, ou encore pour augmenter leur consommation. La première cigarette est plus souvent fumée sur incitation de l’entourage, de la famille ou des copains ou par curiosité. En revanche, l’influence indirecte, beaucoup plus difficilement mesurable est certainement plus pernicieuse. « Les images, c’est comme les rumeurs: elles se glissent partout et il en reste toujours quelque chose« . Ce que tous les observateurs s’accordent à reconnaître, c’est que l’image publicitaire contribue à maintenir une image favorable ou même simplement la présence d’un produit dans la tête des gens. Pas seulement des adultes, mais aussi des enfants. Une enquête réalisée auprès d’enfants de 6 à 16 ans a montré que 22% des 6-10 ans et 91% des 12-16 ans reconnaissent une marque de cigarette même si la publicité ne la mentionne pas explicitement. Plus grave: selon une étude américaine 5, les enfants qui approuvent la publicité pour les cigarettes auraient deux fois plus de risques de devenir fumeurs plus tard, que ceux qui ne l’approuvent pas.
La tendance actuelle va vers l’abstraction croissante du message publicitaire, sa désincarnation et son détachement de plus en plus marqué du produit qu’il doit faire vendre. Un simple logo rouge suffit à évoquer la marque. Plus fort encore. En Allemagne, il y a quelques années, une campagne de publicité a été lancée avec deux hommes rouges, habillés de rouge, en chapon melon rouge: Marlboro est rouge, rouge = Marlboro! « C’est le symbolisme publicitaire porté à son ultime degré d’abstraction » 6. Or cette évolution pose deux problèmes. Le premier concerne le sentiment d’appartenance. Un effet indirect de la publicité réside précisément dans l’établissement d’un lien de fidélité avec un produit. L’image suggère une identification, une sorte d’esprit de clan, comme si on devenait membre de la grande famille Philip Morris ou Muratti. Avec un degré de plus dans l’abstraction, le symbole déclenche automatiquement le réflexe conditionné, sans qu’aucune lecture ni aucun effort de décodage ne soient nécessaires. Il fonctionne comme un insigne qui permet aux membres du clan de se reconnaître. À la limite, toute rupture pourrait, en présence du symbole, être ressentie comme une trahison. Des anciens fumeurs estiment en tout cas que la confrontation à l’image de la marque a pu mettre en danger leur motivation à arrêter. Ceci d’autant plus que la marque leur propose sans cesse de nouvelles cigarettes prétendument moins dangereuses.
Le deuxième problème réside dans la difficulté d’appliquer des mesures restrictives. Moins la publicité est explicite, plus elle est difficile à contenir. Quand c’est un vêtement ou des chaussures qui portent la marque, ce n’est déjà pas simple. Mais quand il n’y a plus qu’un chameau, et qui plus est la tête en bas pour faire plaisir aux Australiens, peut-on encore intervenir? « Que peut-on faire contre un chameau? Bannir cette pauvre bête de notre paysage médiatique, sous prétexte que chameau is Camel et que Camel is tobacco? » 7 Faut-il interdire de même les logos rouges?
Aucun des écrits consacrés à cette question ne manque de citer les nombreux exemples contradictoires qui nourrissent les débats autour de l’interdiction de la publicité. Partisans et adversaires ont dans leur manche des pays où la publicité a augmenté et la consommation diminué ou l’inverse. Comme pour l’effet direct sur la consommation, rien de définitif ne peut être énoncé sur les effets de la suppression. Peut-être celle-ci pourrait-elle, selon certaines sources, épargner 600 ou 700 vies par an en Suisse? 8 Ce serait déjà bon à prendre.
Ce qui, en revanche, ne saurait souffrir d’aucune hésitation, c’est l’exigence de cohérence. Comment peut-on continuer à la fois à condamner un produit au nom de la santé publique et à le glorifier au nom de la liberté du commerce? Il paraît même que la publicité constitue un des bastions de la liberté d’opinion. Mais sur ce point, la cohérence n’est pas garantie non plus puisque les producteurs de tabac ne supportent pas l’expression d’opinions contraires aux leurs et qu’ils menacent les journaux qui publient des articles informant sur les méfaits du tabac de leur retirer leurs publicités.
Ainsi, bien que le peuple ait clairement fait savoir qu’il ne tenait pas à interdire la publicité, peut-être parce qu’il souhaite continuer à fréquenter des concerts ou des courses de formule 1 largement sponsorisés par les producteurs de tabac, il faut continuer à revendiquer l’interdiction de la publicité. À elle seule, cette mesure ne suffira pas à réduire la consommation de tabac, mais elle donnera un signe qu’accueilleront avec joie tous ceux qui s’efforcent de prévenir, dans un climat émotionnel et affectif qui rend leurs tentatives trop souvent dérisoires.