décembre 2017
Tim Greacen (Maison Blanche) ; Annette Bradshaw Jones (CNPA) ; Katarzyna Halasa (CNPA) ; Frédéric Lemaire (SPP IS) ; Thierry Renaut (CNPA) ; Association Pro Mente Sana ; Natalie Castetz (journaliste)
« L’usager en psychiatrie n’est pas juste un patient. Bien au contraire, la personne doit être auteur de son projet de vie et co-auteur de son projet de soins. » Tim Greacen, docteur en psychologie 1, dirige le Laboratoire de recherche de l’établissement public de santé Maison Blanche, à Paris. Ce laboratoire a été l’opérateur en France du projet européen Emilia (Empowerment of Mental Health Service Users Through Life-Long Learning, Integration and Action) qui s’est déroulé entre 2005 et 2010 (Cf. Encadré p.51). L’objectif ? Analyser les effets de l’accès à la formation et à l’emploi sur une population d’usagers des services psychiatriques. Car, rappelle Tim Greacen, « les personnes vivant avec un trouble psychique grave et de longue durée sont directement concernées par cette situation d’exclusion sociale majeure et ne bénéficient d’aucune garantie d’accès à la formation tout au long de la vie ».
Trente-cinq personnes vivant avec des troubles psychiatriques graves, en soins et sans emploi, ont été recrutées par les services de secteurs psychiatriques de Paris, avec des infirmiers, médecins et assistantes sociales, impliqués dans le processus. Les participants ont suivi une formation sur le rétablissement (recovery), le « vivre avec », puis sur la construction d’un projet personnel, professionnel et de santé (PPPS). « Tout le monde se met autour de la table et on travaille non plus sur leur maladie mais sur leurs forces, afin de construire un projet de vie sur ce qu’ils savent, espèrent et rêvent de faire », explique Tim Greacen. Cela correspond à « un changement de paradigme, passant d’une approche focalisée sur la maladie et les soins à une démarche où l’insertion professionnelle et l’inclusion sociale de la personne sont les priorités ».
Des parcours d’avenir ont ainsi été élaborés, puis suivis, avec chaque personne. « Dans l’espace de trois mois, un tiers de ces personnes étaient en emploi. La moitié à mi-temps, l’autre à plein temps. L’insertion s’est avérée très rapide ! », commente Tim Greacen. Le processus d’inclusion sociale a aussi comporté un important volet participatif : les personnes ont travaillé sur l’élaboration de questionnaires sur la satisfaction des usagers, sur la prise en compte de la douleur pendant l’hospitalisation et ont été enquêteurs auprès d’autres patients… « Le fait d’être interrogé par un pair lève certaines résistances qui peuvent apparaître quand ce sont, par exemple, des membres du personnel de soins qui réalisent les questionnaires », note Tim Greacen. Ce sont aussi les plus convaincants pour montrer que l’on peut aller mieux et se rétablir, avec des compétences différentes. « Ils deviennent un exemple pour les autres. »
Le projet européen EMILIA
Le programme de recherche-action Emilia (Empowerment of mental illness services users through Lifelong learning Integration and Action) a été mené entre 2005 et 2010 sur seize sites dans douze pays européens. Associé à ENTER Mental Health, réseau d’établissements publics de santé et d’universités spécialisés dans la formation et la recherche en santé mentale, il a reçu le soutien de l’Europe, à hauteur de près de 4 millions d’euros. En France, le Laboratoire de recherche de l’établissement public de santé Maison Blanche de Paris a travaillé avec la Maison de l’emploi de Paris, le Plan local d’insertion et d’emploi des 18ème et 19ème arrondissements et la Cité des métiers. La Fédération nationale des patients en psychiatrie (Fnapsy) et l’Union nationale des amis et familles de malades psychiques (Unafam) Paris ont aussi participé aux formations et au comité de pilotage.
Pour plus d’informations, rendez-vous sur le site www.ch-maison-blanche.fr
Compétents dans la connaissance de leur maladie comme de la gestion du système de soins sanitaires et sociaux, les participants d’Emilia ont également pris une part active à des actions de formation, rémunérées, notamment envers les professionnels de l’insertion. Cette journée avec un formateur psychiatre et un formateur vivant avec une psychose a été un succès : « Les participants ne voyaient plus les personnes psychotiques comme des malades, mais comme des personnes à part entière. La peur était partie. »
Depuis, l’équipe de l’EPS Maison Blanche met en place, avec les équipes du 19e arrondissement de Paris, ainsi que l’oeuvre Falret 2 et la Cité de la santé d’Universcience à la Villette, un « Centre d’empowerment ». Dans ce lieu ouvert et accessible à tous, il y aura des formations sur la psychiatrie, la schizophrénie… où l’un des formateurs sera lui-même une personne vivant avec un trouble psychique. Les recrutements sont en cours.
La philosophie du recovery, telle est aussi la colonne vertébrale de l’approche de Pro Mente Sana, à Genève 3. Pour l’association, « le positionnement des patients joue un rôle central : devenant les acteurs principaux de leur santé mentale, ils ont le droit et la capacité de déterminer eux-mêmes ce qui est sain pour eux et ce qu’ils doivent accomplir pour se rétablir ». Peu à peu, les instances officielles de santé publique cantonales et les dispositifs d’accueil et d’encadrement intègrent cette expertise : « lorsqu’elles sont rétablies ou en voie de rétablissement, ces dernières ont acquis une certaine distance par rapport à leurs parcours de vie. » Ces « pairs-aidants », anciens utilisateurs de services d’aide et de soins psychiatriques, sont à même de témoigner de leurs expériences. Ont ainsi été mises en place des formations de pairs praticiens en santé mentale à l’École d’études sociales et pédagogiques (EESP) de Lausanne. Elles sont destinées à des usagers ou anciens usagers de la psychiatrie qui souhaitent acquérir une formation certifiante pour exercer le rôle de pair praticien. Ils n’ont pas pour fonction de se substituer aux services de santé mentale existants, mais d’exercer un « effet passerelle », en animant des groupes d’entraide ou en intervenant dans le suivi des patients au sein d’une unité de soins, par exemple.
Reste que si plusieurs dizaines de pairs praticiens exercent en Suisse, peu parviennent à vivre de cette activité. Pro Mente Sana le rappelle : « nous croyons fermement au rétablissement. Nous ne savons pas combien de temps cela prendra ni jusqu’où ce sera possible, mais nous sommes persuadés que toute personne peut s’engager sur ce chemin. En ce sens, on peut voir les pairs aidants comme une invitation à changer de regard sur la maladie psychique.»
L’exclusion, Annette Bradshaw Jones, 60 ans, connaît. Après un plan social, l’ancienne assistante de direction est en recherche d’emploi, avec bientôt le RSA comme seul revenu, l’hébergement dans un foyer, puis l’accompagnement par l’association Etage à Strasbourg pour une recherche de logement en intermédiation locative 4). Un jour, un travailleur social évoque l’existence du Conseil national des personnes accueillies ou accompagnées (CNPA) 5 via sa délégation régionale, le CRPA. Portée par la Fondation de l’Armée du Salut depuis sa création, en 2010, cette instance réunit des personnes en situation de pauvreté, soit deux tiers des participants aux côtés d’intervenants sociaux tels que les professionnels de l’action sociale, des représentants d’administration, d’organismes ou services de l’État. Le but : « construire une parole collective autour des politiques publiques de lutte contre la pauvreté et pour l’inclusion sociale. »
Dubitative au départ, puis séduite, Annette Bradshaw Jones s’implique bientôt dans un comité de pilotage, avec « le logement comme cheval de bataille. Je connais bien cette problématique ». Déléguée régionale, elle assiste bientôt à une séance plénière. Le principe : tous les deux mois, participer à ces réunions au cours desquelles travailleurs sociaux et personnes accompagnées travaillent ensemble sur des sujets directement liés aux politiques publiques : l’accueil hivernal des personnes sans-abris ; l’accès au logement, l’accès aux soins, l’accès à l’emploi….
En dehors de l’intérêt de faire partager son expérience, Annette Bradshaw Jones, élue déléguée nationale en septembre dernier, apprécie de « sortir de l’isolement et rencontrer des gens ». Et, avoue- t-elle, « cela donne un but pour se lever le matin et apporte un grand enrichissement personnel : on en apprend tous les jours ! » Et elle a le sentiment que sa « parole a été entendue », « même si les changements ne sont pas immédiats ».
Thierry Renaut, ancien technicien du son qui a connu l’Armée du Salut et l’hôpital psychiatrique, en est à son quatrième mandat de délégué. Il assure aussi : « un professionnel n’a pas la même approche que quelqu’un qui a connu la rue. » Et, apprécie-t-il, « se battre pour les autres est gratifiant, d’autant que nous sommes écoutés et compris. »
Pour Katarzyna Halasa, coordinatrice du CNPA, « il est impensable aujourd’hui de travailler sans la personne directement concernée par le fonctionnement des structures d’accueil ou des dispositifs qui leur sont destinés ou par les politiques publiques ». Et d’ajouter : « nous n’avons plus à démontrer la valeur ajoutée de l’expertise, l’opinion, la parole, et la contribution de ces personnes. Elles sont indispensables et représentent la réalité vécue au quotidien, qui ne peut pas être portée par quelqu’un d’autre. Elles doivent être associées à toutes les décisions qui les concernent, au même titre que les autres acteurs. »
Les personnes qui participent, autrefois mises à l’écart des décisions et d’une participation citoyenne, « retrouvent grâce au CNPA une place de citoyen. En reprenant confiance en elles, elles prennent la parole en public, défendent leurs idées et argumentent, peuvent convaincre et contribuer à un travail collectif ». Avec le décret du 26 octobre 2016 6, le CNPA et CRPA sont officiellement reconnus en tant qu’instances de participation et de représentation des personnes en situation de pauvreté. « Nous passons ainsi d’une phase d’expérimentation à une phase d’institutionnalisation. » Depuis, le CNPA reçoit de plus en plus de sollicitations de participation des personnes à des commissions, groupes de travail au sein de différentes instances, nationales, régionales, départementales. Ainsi, les délégués du CNPA ont travaillé sur l’évaluation de la troisième année du Plan pluriannuel contre la pauvreté et pour l’inclusion sociale comme sur la mise en œuvre du plan « Logement d’abord ». Le CNPA est représenté au sein du Haut conseil du travail social (HCTS) et du Conseil national de la santé mentale (CNSM). « Les personnes sont associées à l’élaboration des différentes politiques publiques », résume Katarzyna Halasa. Ainsi, elles ont un mandat, voire une nomination par décret, et intègrent les instances en tant que membres à part entière pour une durée de trois ans. La coordinatrice relève pourtant un « paradoxe ». Cette participation institutionnelle favorise le renforcement de l’estime de soi, mais peut enfermer la personne dans son statut associé à la précarité, quand bien même elle pourrait trouver du travail et ne plus avoir besoin d’être accompagnée.
Autre expérience où les pairs sont entendus par les administrations, celle des « Experts du vécu » 7. Initié dès 2004 en Belgique au sein des services publics fédéraux, et longtemps co-financé par le Fonds social européen, ce projet pilote a d’abord concerné les personnes souffrant de pauvreté et d’exclusion sociale. En 2014, Médecins du Monde et l’Institut national d’assurance maladie-invalidité (Inami) ont dénoncé les difficultés d’accès aux soins de ces populations en situation d’exclusion : décrochage médical, manque d’informations… Pour y remédier, le gouvernement a alors voulu, en 2015, intégrer pendant deux ans la méthodologie « Experts du vécu » dans le domaine de la santé. « Une manière d’introduire un nouveau type d’expertise au sein des services publics fédéraux, d’y injecter d’autres connaissances indispensables pour véritablement travailler en plaçant le client au cœur des préoccupations » 8. Objectif visé : « Réinsérer les publics vulnérables dans le système de santé et leur permettre d’exercer réellement leurs droits aux soins de santé ». Le projet pilote est devenu un service à part entière dans les services publics fédéraux belges et trois coordinateurs ont été recrutés.
Quinze personnes issues de la pauvreté et l’exclusion sociale ont donc été recrutées, après une longue procédure de sélection et selon des critères précis en termes d’exclusion et de compétences, après entretiens et stages d’essais. À Gand, Bruxelles et Charleroi, ces fonctionnaires travaillent dans différents hôpitaux ou centres d’aide et d’action sociale, « toujours en lien avec la précarité ». Xavier Voglaire, ancien chômeur de longue durée, qui travaille sur les besoins de simplifications administratives au sein de la Banque carrefour de la Sécurité sociale 9, apprécie : « mes rapports sont toujours pris en compte et il n’est jamais arrivé que l’on refuse mes propositions. » 10 Le Service public fédéral de programmation Intégration sociale (SPP IS) le constate : « par leur pratique, ils interrogent l’institution dans laquelle ils sont détachés. Leurs parcours et compétences apportent une vision différente sur notamment les obstacles que peuvent rencontrer les personnes en exclusion sociale. » 11.
Le projet en matière d’accessibilité aux soins de santé devrait être poursuivi en 2018 : « nos partenaires voient le potentiel de l’intégration du point de vue des experts du vécu sur leur accessibilité, ainsi que les bénéfices du réseau qui se crée autour de cette initiative », commente Frédéric Lemaire, du service Experts du vécu en matière de pauvreté et d’exclusion sociale, au sein du SPP IS. « Deux années sont trop courtes pour en mesurer tous les bénéfices : nous espérons que le gouvernement nous suivra ! »