décembre 2017
Ivana Obradovic (OFDT et CESDIP)
Au cours de la période récente, les politiques publiques du cannabis ont fait l’objet de remises en question : des États-Unis à l’Uruguay, en passant par le Canada ou l’Union européenne, nombreux sont les pays qui ont opéré des réformes majeures. Depuis 2012, trois États ont transgressé le dogme de la prohibition prôné par les conventions internationales en annonçant une légalisation de la vente et de la distribution de cannabis : au sein des États-Unis, huit états ont, malgré l’interdit fédéral, autorisé la culture, la vente, la détention et la consommation de cannabis à des fins récréatives pour les adultes, après l’approbation de cette réforme ; l’Uruguay a instauré un monopole d’État sur la production de cannabis ; enfin, au sein du G7, le Canada envisage une légalisation du cannabis à compter du 1er juillet 2018. Outre ces initiatives de régulation d’un marché légal du cannabis, de nombreux pays en ont dépénalisé la détention en petites quantités (pour usage récréatif) et/ou ont autorisé l’accès au cannabis médical. Par ailleurs, un certain nombre d’initiatives de régulation, parfois encouragées par des autorités locales, ont essaimé dans les interstices des législations nationales, à l’image des Cannabis social clubs (CSC) développés dans quelques pays de l’Union européenne.
Face aux bouleversements du contexte international, cette contribution décrit le spectre des nouvelles politiques du cannabis actuellement expérimentées dans le monde en vue de sortir de l’« impasse » dénoncée par certains auteurs (Coppel & Doubre, 2012). Cette palette de modèles alternatifs à la prohibition, revendiquant l’objectif d’une régulation, correspond à trois schémas de régulation du cannabis. Dans une visée pédagogique, on proposera ici une typologie de ces politiques de régulation du cannabis dit « récréatif », en identifiant quatre schémas principaux : régulation « à l’américaine » (à visée commerciale) ; approche « étatiste » étroitement contrôlée (Uruguay) ; « tolérance » (Pays-Bas) ; initiatives locales d’autogestion sous forme de coopératives (CSC).
Le cadre international réprimant l’usage et la détention de cannabis repose sur trois conventions de l’ONU (1961, 1971 et 1988), qui imposent d’incriminer l’offre de stupéfiants (production, trafic, cession et détention), mais pas nécessairement l’usage. La décision d’incriminer directement la consommation de cannabis relève donc du gouvernement des États. Au sein de l’Union européenne, six pays (dont la France) prévoient des sanctions pénales pour les consommateurs de cannabis (Obradovic, 2016).
Au sein des instances de l’ONU, l’interdit du cannabis fait de plus en plus débat. En 2012, face à l’« échec des politiques répressives », la Commission mondiale pour la politique des drogues a recommandé de dépénaliser l’usage de cannabis afin de favoriser les soins à l’égard des personnes dépendantes. En 2016, la session extraordinaire de l’Assemblée générale des Nations Unies (SEAGNU) a donné lieu à une déclaration commune rappelant la nécessité de lutter contre la production et le trafic de drogues et de renforcer la place des mesures sociosanitaires dans la réponse publique au problème des stupéfiants.
Parallèlement, au niveau international, l’approche politique des drogues a connu des évolutions notables. En novembre 2012, deux États américains autorisant déjà l’usage de cannabis à des fins médicales (Colorado et Washington) ont par référendum approuvé le principe d’un usage récréatif à partir de 21 ans. Un an plus tard, l’Uruguay a adopté la légalisation du cannabis par la voie parlementaire. En outre, en Amérique latine, plusieurs chefs d’État (Mexique, Colombie, Bolivie, Guatemala, Costa Rica, Uruguay) plaident pour une stratégie alternative de lutte au plan international, recentrée sur des objectifs de santé publique.
Enfin, un certain nombre de travaux scientifiques soulignent que la distinction entre drogues licites et illicites repose davantage sur des facteurs historiques, géopolitiques et culturels que sur une définition claire ou des bases conceptuelles : les conventions internationales reposent en effet sur une liste de produits classés comme stupéfiants qui ne tient pas compte de la hiérarchie des risques.
Afin de simplifier la présentation, on parlera ici de trois « modèles », sans aucune intention normative, avant de proposer un focus sur la situation des Pays-Bas.
Le premier modèle, à visée commerciale, a été développé dans les huit États américains qui ont adopté le principe d’une légalisation par référendum entre 2012 et 2016 (Colorado, État de Washington, Oregon, Alaska, Californie, Maine, Massachusetts, Nevada) (Obradovic, 2017). Dans ces États majoritairement situés dans l’Ouest américain, le cannabis en vente libre est accessible uniquement aux adultes de 21 ans et plus, qui peuvent posséder et acheter dans des magasins spécialisés jusqu’à une once de cannabis (28,4 grammes). La consommation sur la voie publique est interdite. Le point commun des régimes mis en place est d’instaurer un marché for profit 1 (ou business-friendly 2), inspiré du modèle de régulation de l’alcool, divisé en trois secteurs requérant à chaque niveau une licence professionnelle accordée par l’État (production, conditionnement, vente). Aux États-Unis, un des enjeux de ces réformes a été de séparer le marché du cannabis médical de celui du cannabis en vente libre, plus fortement taxé et soumis à des règles plus restrictives (limite d’âge, quantités, etc.). Dans tous les États, ce marché est fort réglementé, visant trois objectifs : sécuriser les conditions de production, de vente et d’achat de cannabis « récréatif » en soumettant les opérateurs privés à des règles strictes (déclaration, surveillance, traçabilité) ; limiter l’accessibilité du produit afin de protéger les mineurs (contrôle du prix, interdiction d’affichage, de publicité et de marketing) ; garantir des recettes fiscales aux États à travers les taxes.
Le deuxième modèle observable, d’orientation « étatiste », est mis en place en Uruguay depuis 2014. L’offre légale de cannabis repose sur un monopole de l’État, qui ne prétend pas en tirer avantage en termes de recettes fiscales (Gandilhon et al., 2017). Le cannabis est accessible uniquement aux majeurs (à partir de 18 ans), qui peuvent posséder jusqu’à 40 grammes de cannabis par mois (ou 10 grammes par semaine), mais sans le consommer en public. La loi prévoit trois voies d’approvisionnement légal :
La mise en place de cette dernière modalité d’accès a été retardée au 19 juillet 2017. Seul l’État est autorisé à importer ou produire les graines des variétés destinées à la vente en pharmacie, qui sont cultivées sur des terres appartenant à l’État et surveillées en permanence. Seules deux entreprises sont habilitées à produire un volume de cannabis plafonné à 6 tonnes et 3 variétés (diversement dosées en THC et en CBD). Toutes les plantes cultivées font l’objet d’un enregistrement et d’un traçage. Afin de concurrencer le marché noir, l’État a fixé le prix du cannabis à 1,30 $ par gramme mais il interdit toute publicité. Quelle que soit leur voie d’approvisionnement, les usagers doivent s’inscrire sur un registre, administré par l’Institut de régulation et de contrôle du cannabis (IRCCA), qui a la vocation de contrôler et réguler le marché (quantités produites et vendues), mais aussi de favoriser l’information sur les risques et le repérage des usages problématiques.
Le troisième modèle, le plus ancien (1976), est en vigueur aux Pays-Bas. Il repose sur un principe de « tolérance » à l’égard des usagers de « drogues douces » (dont le cannabis). Cette différenciation a pour objectif de tenir les usagers de cannabis à distance du marché des drogues « dures » (Van Ooyen-Houben, 2008). Contrairement aux idées reçues, la détention et la vente de cannabis ne sont donc pas légales aux Pays-Bas : elles sont tolérées en petites quantités, dans certains espaces (coffee shops) et sous certaines conditions. Toute personne majeure peut posséder jusqu’à 5 grammes de cannabis, correspondant à la quantité de vente et d’achat autorisée dans les quelque 500 coffee shops néerlandais titulaires d’une licence et astreints à des règles strictes (pas de publicité, pas de vente aux mineurs, pas d’autres drogues ou d’alcool, pas de nuisances publiques). À l’inverse des régimes de légalisation, le cannabis vendu en coffee shop est acheté sur le marché noir.
Enfin, un quatrième modèle, d’abord expérimenté en Espagne, est décliné aujourd’hui dans plusieurs pays européens (Belgique, Suisse, Slovénie, Royaume-Uni), mais aussi au Canada et en Uruguay. Revendiquant une approche de « légalisation sociale du cannabis » (Decorte et al., 2017), il régule la consommation à travers des Cannabis social clubs (CSC), organisations à but non lucratif dont l’objectif est double : cultiver et distribuer du cannabis à leurs membres afin de leur éviter tout contact avec la criminalité organisée ; réduire les risques liés à l’usage en garantissant la qualité du produit. Pour rallier un club, il faut se déclarer usager de cannabis ou disposer d’une prescription médicale et satisfaire à des critères variables selon les régions : âge (de 18 à 21 ans), lieu de résidence, « parrainage ». Les quantités obtenues sont normalement limitées à 2-3 grammes par jour. La cotisation des membres couvre les frais de production et d’administration et serait inférieure au marché noir. Les CSC sont supposés payer l’impôt sur le revenu et la TVA mais les montants en jeu ne sont pas connus, car il n’existe aucun décompte officiel (500 à 600 clubs en Espagne selon l’estimation la plus récente). Ce type de régulation a été rendu possible par la loi espagnole qui pénalise la consommation de cannabis en public, mais pas la consommation privée, qui est de fait tolérée. Par ailleurs, une jurisprudence fédérale a dépénalisé la consommation partagée et l’achat de drogues en commun par des usagers dépendants, ouvrant la voie à de nouvelles interprétations de la législation. Si l’État continue de s’opposer à l’existence des CSC, certaines autorités régionales ont développé des ébauches de régulation et, en juin 2017, la Catalogne, deuxième région la plus peuplée d’Espagne, est allée jusqu’à légaliser les CSC pour les majeurs, sous certaines conditions (quantité maximum de cannabis vendue par membre, interdiction de vente d’alcool ou de tabac, etc.). Une dizaine de pays comptent aujourd’hui des CSC (Zobel, Marthaler, 2016).
Outre ces types génériques de régulation, on peut citer divers projets mis en place localement, comme le groupe de travail visant à développer des projets-pilotes de régulation de l’accès au cannabis en Suisse dans cinq villes (Bern, Bienne, Thun, Winterthur et Zürich) et deux cantons (Bâle-Ville et Genève). Par ailleurs, un autre grand pays, le Canada, a franchi le pas de la légalisation du cannabis puisque le gouvernement a introduit un projet de loi qui, en principe, devrait entrer en vigueur au 1er juillet 2018 : dans des conditions encore à l’étude, il encadrera la production et la vente de cannabis.
La légalisation de la possession de cannabis et la régulation de sa production et de sa distribution sont des phénomènes émergents. De ce fait, on ne connaît pas toutes les alternatives de régulation possibles, et on ne mesure pas leurs effets – notamment leur impact sur la consommation d’alcool, de tabac et d’autres substances et sur le marché noir. À ce stade, on ne peut donc faire qu’un bilan provisoire des trois principaux schémas de régulation du marché appliqués jusqu’ici : modèle commercial, autoproduction et monopole d’État – le modèle néerlandais de régulation par les coffee shops étant un cas à part, fortement débattu du fait de sa dépendance au secteur du trafic illicite.
Le modèle du marché commercial, le plus répandu, se caractérise par son dynamisme et sa capacité à se substituer en partie au marché noir. Il génère des emplois et des revenus pour l’État, ce qui permet de financer des programmes de prévention et de traitement. Il réduit aussi les ressources investies dans la répression et l’engorgement des tribunaux. En revanche, il n’apparaît pas favorable à la santé publique, dès lors que l’objectif des opérateurs privés est centré sur la hausse de leur chiffre d’affaires, et donc de la consommation : comme pour l’alcool, les gains sont ciblés sur les usagers les plus réguliers (qui consommeraient autour de 80 % du volume du marché du cannabis) et les jeunes (qui assurent le renouvellement de la clientèle). Le modèle commercial tend aussi à créer des groupes d’intérêt qui entravent les efforts de régulation pour favoriser les intérêts des acteurs économiques.
Le modèle d’autorisation de l’auto-culture de cannabis existe sous deux formes : production personnelle à domicile (qui ne couvre qu’une partie de la consommation, surtout pour les usagers réguliers) ou collective, sous forme de coopérative ou de CSC (qui, même si elle ne crée pas de marché pour le cannabis, peut avoir un rôle social important, notamment en termes de réduction des risques, malgré le risque de favoriser le partage d’une « culture de la consommation » qui peut faire obstacle à la prévention et la réduction des risques). Ce schéma de régulation semble propice à capter une partie du marché illicite tout en générant des recettes pour l’État (fiscalité applicable aux CSC).
Le modèle du monopole d’État n’existe qu’en Uruguay, où il n’est implanté que partiellement. Jugé plus positivement par les professionnels de la santé publique qui y voient un moyen de réguler des substances tout en préservant l’intérêt public, il s’inspire des modèles de régulation de l’alcool des pays nordiques, du Canada ou de certains États américains. Il sera intéressant de voir si le Canada s’inspire des régies de l’alcool qui existent dans ses provinces. Le contrôle de l’État permet en tout cas des leviers supplémentaires pour modérer les dommages liés à une hausse de la consommation (contrôle du prix et de la publicité). Les experts estiment qu’un tel monopole pourrait rendre le cannabis moins attrayant et indiquer qu’il ne s’agit pas d’un produit de consommation ordinaire.
Il faut néanmoins rappeler l’absence de corrélation entre la sévérité de la législation nationale et les niveaux de consommation (EMCDDA, 2011), suggérant que l’usage du cannabis repose davantage sur des facteurs historiques et culturels. L’étude CANNALEX, menée par l’Observatoire français des drogues et toxicomanies (OFDT) et l’Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice (INHESJ), permet de documenter les premiers effets des initiatives de légalisation survenues au Colorado, dans l’État de Washington et en Uruguay : elle montre notamment que les niveaux de consommation de cannabis des mineurs n’ont pas augmenté après la réforme.