septembre 2024
Maxime Mellina (GREA)
La Suisse traverse une période cruciale et historique en matière de légalisation du cannabis. Le Parlement helvétique s’apprête à proposer une loi pour légaliser et réguler la vente de cannabis. Cette législation pourrait être soumise à un référendum. Si elle est adoptée, elle rendra aux citoyennes et citoyens suisses une liberté longtemps contestée : celle de consommer du cannabis sans subir les stigmates de la prohibition. Pourtant, les discussions sur la légalisation du cannabis en Suisse ont démarré il y a déjà plusieurs décennies. La Suisse a ainsi connu différents régimes, où le cannabis était plus ou moins prohibé. Celles et ceux qui ont connu cette période me racontent que dans les années 1970 et jusqu’à la fin des années 1990, on pouvait acheter plus ou moins librement du cannabis dans certaines villes, dans des échoppes profitant des zones grises de la loi. J’ai vu aussi les fameuses vidéos du Valaisan Bernard Rappaz vendant ses « coussins » remplis de chanvre « pour traiter l’asthme » et que ses client·e·s s’empressaient de découper pour en fumer le contenu.
En parallèle de ces usages, la perception du cannabis a connu une transformation radicale en Suisse entre les années 1970 et 1990. Ce qui était autrefois toléré voire pratiqué ouvertement, est devenu progressivement stigmatisé, diabolisé même. Durant mon adolescence, les adultes, un verre de blanc à la main, m’adjuraient solennellement de ne jamais y toucher, arguant des dangers terrifiants qui m’attendaient. Ce qui me troublait profondément, c’était que malgré cette interdiction, le cannabis demeurait omniprésent. Nombre de mes camarades se retrouvaient par exemple quotidiennement dans un coin de la cour pour en consommer et, dans l’espace public, il n’a jamais été rare pour moi de voir des adultes fumer ces longues cigarettes, accentuant le contraste entre la sévérité des discours officiels et la réalité du terrain. Cet apparent paradoxe découle d’une longue histoire de problématisation que j’ai tenté de reconstruire dans cet article.
Alors qu’il a été utilisé pendant des millénaires à des fins médicales, récréatives et industrielles, les années 1960-1970 voient les États-Unis jouer un rôle central dans la diabolisation mondiale du cannabis. Ces années ont vu l’émergence de la contre-culture et du mouvement hippie, qui prônait l’usage des psychédéliques et du cannabis comme moyen de rébellion contre l’establishment ou comme moyen de recherche spirituelle. Ces usages ont conduit à une réaction forte de la part des autorités et de l’administration Nixon, qui déclare sa fameuse « War on Drugs » et intensifie les efforts publics pour combattre le cannabis et les autres drogues. Sous cette influence, la Suisse applique progressivement une criminalisation et une forte stigmatisation de la consommation de cannabis.
La consommation ne disparaît pourtant jamais, en Suisse comme ailleurs, et la prohibition renforce plutôt les organisations criminelles qui s’organisent de mieux en mieux pour fournir une clientèle qui ne cesse de croitre 1. On lisait par exemple dans le rapport de la Commission fédérale pour les questions liées aux drogues (CFLD) en septembre 1999 qu’à ce moment, la récolte de cannabis dépassait les 100 tonnes en Suisse et que près de 135 magasins de chanvre couvraient le pays avec une concentration significative dans les villes. Ceux-ci vendaient leurs « coussins odorants » avec une teneur en THC entre 8% et 10% 2.
La prohibition n’a donc pas empêché la majorité des usagères et usagers de consommer du cannabis au cours des trente dernières années. Bien qu’une très large majorité l’ait consommé sans difficultés majeures, la pénalisation de son usage a amplifié les problèmes de certaines communautés plus vulnérables. Parmi les situations à risque, l’attention s’est particulièrement portée sur les jeunes dont la consommation n’a cessé de s’accroitre depuis la prohibition 3.
Aujourd’hui et après des décennies de prohibition, le cannabis reste la substance illégale la plus consommée dans le monde. L’Agence de l’Union européenne pour les drogues, anciennement Observatoire européen des drogues et des tendances addictives, compte sur son territoire environ 48 millions d’hommes et 31 millions de femmes qui déclarent en avoir déjà consommé 4. Selon l’Enquête suisse sur la santé 2022, 4% de la population suisse en consomme chaque mois 5.
Dans les années 1990, au moment du « traumatisme fondateur » des scènes ouvertes de consommation d’héroïne et de l’institutionnalisation de la réduction des risques (voyant par exemple l’ouverture des premiers espaces de consommation ou de distribution de matériel stérile), la question du cannabis est presque absente des débats. Le chanvre n’est à ce moment ni un véritable problème de santé publique, ni une thématique pour laquelle il faut pragmatiquement donner des réponses.
Pourtant, dans un contexte de reconnaissance croissante des valeurs de la réduction des risques et face à l’inefficacité avérée de la prohibition, illustrée par le rejet de l’initiative populaire « Jeunesse sans drogue » à la fin des années 1990, le Conseil fédéral propose en 2001, dans le cadre d’une révision de la Loi sur les stupéfiants (LStup), d’autoriser la vente contrôlée de cannabis. La hausse de la consommation de cannabis chez les jeunes conduit à cette proposition de révision, recommandant une approche différente pour cette substance. Réticent sur ce point, le Parlement rejette la proposition en 2004.
Quatre ans plus tard, c’est l’initiative populaire portée par le comité « Protéger la jeunesse contre la narco-criminalité » (initiative chanvre) qui est rejetée par plus de 60% des votant·e·s, tandis que l’inscription dans la loi du modèle des quatre piliers, excluant cette fois-ci la question de la régulation du cannabis, est soutenue par près de 70% de la population.
Depuis le rejet de cette « initiative chanvre », le monde politique cherche à définir quelle politique publique répond le mieux au contexte suisse. Après ce net refus dans les urnes, une légalisation sans contrôles – qui consiste à rendre la production, la vente et l’usage de la substance légale au même titre qu’un autre bien marchand – n’a plus jamais été la solution mise en avant.
Sur le terrain toutefois, on observer dans les années 2010 une augmentation du nombre de dénonciations d’usagers et d’usagères, ce qui pose un problème à la chaîne pénale surchargée. Sans remettre en cause l’interdiction de principe ancrée dans la LStup, Le Parlement prend alors une autre option : celle de la dépénalisation. Il propose en 2011 une nouvelle modification de la LStup afin de décriminaliser l’usage du cannabis.
Par cette réforme, entrée en vigueur en octobre 2013, l’usage de la substance n’entraîne donc plus de poursuites pénales, mais reste illégal et se traduit par une amende d’ordre de 100 francs pour les adultes pris en flagrant délit avec moins de 10 grammes de cannabis. Cette mesure est appliquée de manière très variable selon les cantons et elle a dans certains d’entre eux comme effet une nette augmentation de la répression auprès de personnes qui jusqu’ici étaient peu inquiétées.
Dès ce moment, c’est par l’intermédiaire du pouvoir judiciaire et non plus politique que la Suisse connaît une dépénalisation de fait de l’usage du cannabis. Des personnes condamnées font recours jusqu’à la plus haute instance judiciaire du pays et obtiennent gain de cause. En septembre 2017, le Tribunal fédéral, s’appuyant sur l’article 19b de la LStup 6, déclare que la possession de moins de dix grammes de cannabis n’est pas punissable. Plus récemment encore, en juillet 2023, le Tribunal fédéral prononce même dans un nouvel arrêt que la confiscation et la destruction de cannabis destiné à la consommation personnelle ne sont pas légales pour moins de dix grammes.
Face à l’évolution rapide du contexte international, où de plus en plus de pays légalisent le cannabis, et face à l’explosion de la vente de CBD sur le territoire helvétique, cette situation devient de plus en plus insatisfaisante pour une partie toujours plus large du spectre politique. Sur le terrain, la consommation persiste et la police ne sait plus comment appliquer la loi. Le besoin de mettre en place une véritable réglementation pour régir la production, la distribution et l’usage de la substance se fait de plus en plus pressant. La régulation doit se faire sur la base d’un apprentissage de bonnes pratiques et d’évidences scientifiques.
Dans ce contexte, les efforts pour réguler le cannabis se manifestent actuellement à travers trois démarches distinctes : des projets pilotes dans les villes, l’élaboration d’une loi par le Parlement et la proposition d’une nouvelle initiative populaire.
Dès les années 2010 et pour tenter de lutter contre l’insécurité liée au deal de rue, les principaux centres urbains s’engagent dans une réflexion afin de proposer des projets pilotes locaux de distribution du cannabis, ayant pour objectif d’acquérir des connaissances sur les effets de nouvelles réglementations. Le 2 juin 2019, le Conseil national prend la décision d’autoriser les essais pilotes avec du cannabis. Un nouvel article 8a est introduit dans la LStup afin de fournir une base légale pour la réalisation d’essais pilotes scientifiques limités pour des personnes majeures.
A ce moment, le Conseil fédéral qui rédige l’Ordonnance d’application, se montre peu enclin à une telle idée et tente, dans un élan conservateur, de rendre ces projets pilotes difficiles à mettre en œuvre. Voici ce qu’en disait le GREA dans un communiqué publié en avril 2021 : « la densité des règles à suivre, tout comme l’accent mis sur la sécurité psychiatrique, risquent de rendre ces projets caducs. Alors que la Confédération ne paie rien pour ces essais, elle surcharge un bateau déjà rempli à ras bord et noie les villes sous la bureaucratie, au lieu de les encourager dans la recherche de solutions innovantes. […]. La pathologisation de la consommation empêche d’avoir un regard global sur le marché et supprime une grande partie du potentiel et de l’intérêt de ce genre de projet » 7. La persévérance des villes a permis au premier projet pilote de voir le jour à Bâle en septembre 2022, suivi à ce jour par six autres projets en cours. Toutefois, les craintes de biais d’échantillonnage subsistent aujourd’hui en raison du seuil d’accès très haut à ces projets.
Face à la complexité de la procédure encadrant les projets pilotes et rendant leur mise en œuvre difficile et longue, une deuxième approche est proposée. L’association de consommateurs et consommatrices Legalize it !, qui réfléchissait au lancement d’une nouvelle initiative populaire, prend une voie plus consensuelle : elle fonde avec d’autres associations le Cannabis Consensus Schweiz (CCCH) en 2019. Cette coalition, incluant consommatrices et consommateurs, professionnel·le·s de la santé, productrices, producteurs et partis politiques, vise à élaborer un modèle de réglementation du cannabis soutenu par une large majorité du spectre politique.
C’est en ce sens que le CCCH a soutenu le dépôt de l’initiative parlementaire conduite par le conseiller national du Centre et agriculteur Heinz Siegenthaler, intitulée « Réguler le marché du cannabis pour mieux protéger la jeunesse et les consommateurs ». Cette initiative parlementaire est approuvée par les deux Chambres en 2021 et marque une avancée significative vers une régulation pragmatique et complète du marché du cannabis dans le pays. Les travaux sont en cours et la Suisse s’est officiellement engagée dans la voie de la régulation du cannabis. Actuellement, une sous-commission du Conseil national travaille à la rédaction d’une loi qui pourrait être discutée au Parlement dans les prochains mois.
Enfin, à la surprise de beaucoup de spécialistes, une troisième proposition a vu récemment le jour. En avril dernier, la Chancellerie fédérale a annoncé le lancement d’une initiative populaire demandant la légalisation du cannabis. Cette initiative, lancée par un petit collectif citoyen isolé, propose la légalisation de la culture et de la vente à des fins commerciales, ainsi que la possibilité pour les particuliers de cultiver jusqu’à 50 plantes à domicile. L’initiative a rapidement été critiquée par les expert·e·s du domaine. Reste à voir si les initiant·e·s parviendront à récolter les 100’000 signatures nécessaires dans le délai imparti.
Il est aujourd’hui grand temps de penser un véritable modèle de production et de distribution du cannabis, au-delà des bricolages légaux mis en place au cours des vingt dernières années. La Suisse se doit de proposer un modèle innovant, et la loi proposée par le Parlement suisse doit placer le pays comme le leader de la légalisation du cannabis dans le monde, sans tomber dans le piège du tout lucratif comme dans certains autres pays où l’on observe déjà des dérives. Les libertés individuelles et la non-stigmatisation des personnes qui font le choix de consommer doivent être au cœur de cette régulation. Le rôle de l’État est d’encadrer au mieux la consommation, de limiter les risques et de faire un maximum de prévention, sans imposer des choix moraux ou idéologiques aux individus.
Trois modèles de régulation du cannabis se dessinent aujourd’hui. Le modèle commercial peu régulé, comme on le connaît en Suisse pour le tabac ou au Colorado pour le cannabis, qui profite surtout aux grands conglomérats et incite à la consommation, sacrifiant la santé publique sur l’autel du profit. Le modèle de distribution encadrée, exemplifié par le Québec, combine production privée et distribution publique, et garantit la qualité des produits, le savoir-faire d’une industrie spécialisée et la réduction des risques, avec des résultats scientifiques probants. Enfin, le modèle des associations, ou « Cannabis social clubs », est le plus innovant et démocratique, puisqu’il permet une culture collective et une gestion participative de la production, bien qu’on manque encore de données scientifiques sur le long terme et qu’il nécessite une stricte réglementation pour éviter des dérives.
Travailler sur la régulation de substances illégales comme le cannabis offre l’opportunité de construire un système économique sans a priori. Cela permet de décider collectivement de la place que la société souhaite donner à cette substance, de la manière dont elle est produite et distribuée. Rappelons que l’économie signifie à ses fondement l’échange de biens ou de services, et qu’il n’est pas nécessaire que ces échanges soient monétisés ou monopolisés par quelques-uns. Dans ce sens, les associations de culture sont des modèles démocratiques à explorer davantage même si certaines craintes sont avancées à leur encontre. Un modèle de régulation bien pensé doit privilégier la liberté et la santé de toutes et tous en évitant les dérives mercantiles.