septembre 2024
Eric Costen par Frank Zobel (Addiction Suisse)
Frank Zobel : M. Costen, quels ont été les principaux défis à relever lors de l’élaboration du cadre légal pour le cannabis au Canada ?
Eric Costen : Il y a eu deux grandes catégories de défis. Ceux liés à la complexité de la tâche et ceux associés aux controverses autour de la légalisation du cannabis.
Légaliser le cannabis est un défi politique de grande envergure, bien plus important que ce que la plupart des gens pourraient penser. Presque tous les ministères et départements ont dû être impliqués, du travail aux transports, de la fiscalité à la politique sociale. Tout le monde devait participer, et ce non seulement au niveau national, mais aussi au niveau provincial et local. Toutes les autorités, à tous les niveaux de gouvernement, doivent être impliquées à un moment ou à un autre. Les réunir et harmoniser leurs actions apparaît parfois comme un jeu d’échecs en trois dimensions. Le secteur économique et la société civile ont également leurs propres attentes. La tâche était ainsi bien plus vaste que ce que tout le monde pensait. Nous devions établir un modèle de gouvernance pour l’ensemble du processus et amener les personnes concernées à agir avec diligence. C’était le principal défi. Il y a bien sûr aussi de nombreux autres défis liés au contenu, comme décider de la culture à domicile, du cannabis médical par rapport au cannabis non médical, ou des règles pour l’industrie. Mais le principal défi résidait dans l’étendue des implications de cette réforme.
L’autre défi majeur était lié aux controverses entourant la légalisation du cannabis. Les points de vue et les opinions sur ce sujet sont souvent très tranchés. Il n’est pas facile de développer un marché réglementé dans un contexte où les opinions et les controverses sont aussi fortes. Pour beaucoup, la légalisation du cannabis était perçue comme un encouragement de sa consommation. Le gouvernement, quant à lui, estimait que la réglementation du marché du cannabis permettait de mieux contrôler la consommation et ses effets néfastes. Fixer des règles pour la production et la vente, interdire la publicité, était un moyen de créer un environnement plus sûr. Il s’agit là d’un retournement complet par rapport au point de vue de la « promotion de l’usage ». Le défi pour le Canada était de revenir constamment à l’explication que la légalisation du cannabis ne consiste pas à supprimer les règles mais, au contraire, à les mettre en place pour améliorer la santé publique. Il ne s’agissait pas de créer des emplois et de gagner de l’argent, mais de réduire les dommages et de s’en protéger. Le message central du gouvernement était celui de « réglementer le cannabis pour réduire le marché noir et protéger les jeunes ». Certains le trouvaient paradoxal, car ils assimilaient la régulation à la promotion du cannabis, mais il était essentiel de pouvoir communiquer un objectif clair et simple pour la réforme.
Frank Zobel : Près de six ans plus tard, quelle est votre évaluation du cadre juridique qui a été mis en place au Canada ?
Eric Costen : Il est encore très tôt pour évaluer l’impact de la légalisation, mais nous pouvons être prudemment satisfaits à ce stade. Si nous examinons les principales inquiétudes liées à la légalisation du cannabis, le tableau n’est pas mauvais. Il n’y a pas eu de pic dans la consommation de cannabis chez les jeunes, et ni la conduite sous influence, ni les dangers sur le lieu de travail, ni les problèmes aux frontières n’ont été aussi importants que certains le pensaient. Il reste bien sûr beaucoup d’améliorations à apporter, mais il semble que nous ayons évité certains des problèmes les plus alarmants.
Nous avons mis en place une industrie du cannabis réglementée et conforme, qui fournit des produits contrôlés. On estime que les trois quarts des ventes de cannabis au Canada sont désormais réalisées sur le marché légal, sans que cela n’entraîne de croissance majeure du marché global du cannabis. D’un point de vue plus négatif, nous n’avons pas encore constaté de diminution de la consommation de cannabis chez les jeunes. L’industrie est également en difficulté parce que la taille du marché n’est pas celle qui était attendue. Il y a actuellement de nombreuses faillites.
L’un des principaux enjeux est de trouver un équilibre entre une industrie étroitement réglementée, avec par exemple des emballages neutres et sécurisés ainsi qu’une interdiction de la publicité, et la création d’un marché qui est économiquement viable. Nous avons besoin d’une industrie privée qui soit rentable pour le marché du cannabis. Il est donc nécessaire de trouver un équilibre entre la protection du public et la création d’une industrie viable. Nous sommes encore en train de calibrer cet équilibre aujourd’hui.
Dans les pays qui ont une structure fédérale, l’élaboration d’un cadre avec des responsabilités complémentaires entre les niveaux national et provincial est toujours un défi majeur. Le cadre que nous avons élaboré – la production étant réglementée au niveau fédéral et la distribution au niveau provincial – a permis la mise en œuvre de différents modèles qui reflètent la diversité des provinces. La législation fédérale a prévu une marge de manœuvre à cet effet et cela a bien fonctionné.
Frank Zobel : Et du côté plus négatif ?
Eric Costen : Il n’est pas facile de répondre à cette question. D’une manière générale, lorsque vous faites quelque chose d’aussi nouveau, il faut être flexible et permettre les adaptations. Nous avons procédé à un examen législatif après trois ans et il en est ressorti que les niveaux et les méthodes de taxation du cannabis posaient un problème. Selon l’industrie, il fallait les reconsidérer. L’autre question est celle que j’ai déjà mentionnée : trouver le bon équilibre entre la prudence/protection et un marché qui est dynamique et compétitif. La réglementation ne doit être ni trop restrictive, ni trop laxiste. Une autre question soulevée dans l’examen de la loi est la manière dont la législation fonctionne pour les communautés amérindiennes. Nous travaillons actuellement sur toutes ces questions.
Frank Zobel : Quels conseils donneriez-vous aux autorités suisses si elles légalisaient le cannabis dans les années à venir ?
Eric Costen : Mon principal conseil est de ne pas sous-estimer l’ampleur de la tâche, mais aussi l’implication de tous les niveaux et de toutes les parties du gouvernement ainsi que de la société civile. On accorde beaucoup d’attention à la conception de la politique, mais ce n’est qu’un élément du projet et, d’une certaine manière, l’un des plus simples. Une mise en œuvre réussie n’est pas moins importante, mais elle est beaucoup plus complexe. Sans elle, la loi risque de ne pas atteindre ses objectifs. Une bonne planification et exécution du projet est donc essentielle. Je suis personnellement fier du travail qui a été fait pour changer cette législation, en particulier de la manière avec laquelle nous avons réussi à inclure les nombreuses parties prenantes et à planifier avec soin. Malgré les controverses et polémiques qui ont atteint leur sommet avant la légalisation du cannabis, sa mise en œuvre en octobre 2018 est devenue une sorte de non-événement. La vie a continué sans incident majeur et l’attention est rapidement retombée. Une bonne préparation et une communication transparente ont évidemment été essentielles.
Frank Zobel : Merci beaucoup pour cet entretien.