septembre 2024
Marie Nougier (International Drug Policy Consortium (IDPC))
En février dernier, lors d’un panel de discussion organisé à Genève pour lancer son rapport sur les drogues de 2023 1), le Haut-Commissaire pour les Droits de l’Homme, Volker Türk, avait annoncé le besoin de mettre en place « des mesures qui permettent de prendre le contrôle des marché illégaux des drogues, comme la réglementation responsable dans le but d’éliminer les profits tirés du trafic illégal, de la criminalité et de la violence ».
Ceci est un appel historique, l’Office du Haut-Commissariat sur les Droits de l’Homme étant la première institution onusienne à exhorter les pays à considérer la réglementation des marchés des drogues. Cette recommandation sans précédent répond au constat que les politiques punitives en matière de drogues ont eu un impact désastreux sur des millions de personnes à travers le monde 2). Le paradigme prohibitionniste vis-à-vis des drogues a entraîné une multitude de violations de droits humains, allant de la peine de mort aux exécutions extrajudiciaires, aux détentions arbitraires, à une surpopulation carcérale alarmante, à des discriminations systématiques sur la base du genre, de l’ethnicité et de la pauvreté, et à une crise de santé publique coûtant la vie à un demi-million de personnes chaque année.
En réponse à l’échec évident de la prohibition, un nombre de plus en plus important de juridictions à travers le monde considère aujourd’hui la réglementation des marchés des drogues comme une solution viable et nécessaire. La vague de soutien pour la réglementation répond aussi au fait que les politiques de décriminalisation et de réduction des risques, bien que nécessaires, n’ont pas été suffisantes pour répondre aux risques et dommages liés au marché noir, en particulier à l’offre de substances hautement toxiques telles que le fentanyl qui est responsable de plus de 300 décès par overdoses chaque jour aux Etats-Unis.
Aujourd’hui, près de 300 millions de personnes vivent dans une juridiction ayant légalement réglementé une substance classifiée au sein des traités internationaux de contrôle des drogues. Alors que le focus de la réglementation des drogues est généralement centré sur le cannabis, il est bon de rappeler que ce n’est pas le cannabis mais la feuille de coca qui a fait l’objet du premier système de réglementation d’une drogue internationalement contrôlée au niveau national. En effet, dès 2011, la Bolivie avait déjà réglementé la feuille de coca à des fins récréatives, ancestrales et industrielles 3. La Bolivie est aussi le tout premier pays à avoir appelé à une réforme des traités internationaux de contrôle des drogues afin d’aligner les obligations internationales du pays avec sa nouvelle constitution, remettant fortement en question l’héritage colonial sur lequel avait été établi le régime onusien de contrôle des drogues, impactant de manière disproportionnée les droits des peuples autochtones de la région andine.
Depuis, c’est le cannabis qui a pris le devant de la scène dans les débats liés à la réglementation. Aujourd’hui, le Canada (en 2018), la Jamaïque (2015), le Luxembourg (2023), Malte (2021), la Thaïlande (2022) et l’Uruguay (2013), ainsi qu’une vingtaine d’États américains, le District de Columbia, Guam et les Iles de Nord Mariana, ont légalisé le cannabis à des fins récréatives pour les adultes 4. Et le mouvement vers la légalisation n’a fait que d’accélérer et ce, à travers le monde, avec des débats et propositions de loi en cours en Afrique du Sud, en Allemagne, en Colombie, en République Tchèque et bien entendu, en Suisse. Au-delà du cannabis, la Colombie considère sérieusement le potentiel de la réglementation de la cocaïne.
Évidemment, les modèles de réglementation de ces marchés diffèrent considérablement d’une juridiction à l’autre, allant de marchés très commercialisés dans des pays comme les Etats-Unis et la Thaïlande, à des monopoles étatiques en Uruguay, des coopératives communautaires à Malte, des marchés réglementés par contrôle social en Bolivie, ou un accès permis uniquement pour certains groupes comme c’est le cas en Jamaïque, où le cannabis ne peut être cultivé, vendu et consommé qu’à des fins religieuses et traditionnelles par la communauté Rastafari. Inévitablement, l’impact de la réglementation sur la santé, les droits humains, la justice sociale, raciale et du genre, sera également extrêmement différent d’un pays à l’autre.
Réglementer les marchés de cannabis et d’autres substances présente un énorme potentiel. Il permet en effet aux autorités publiques d’établir des règles claires quant-au prix du produit, à son accès (clubs sociaux, pharmacies, magasins spécialisés, culture à la maison, mais aussi horaires d’ouverture, limites d’âge, etc.), les lieux où il est possible de consommer, la qualité et le contenu du produit, la diffusion d’informations basées sur les preuves et sans jugement sur les effets de la consommation, les réglementations liées à la culture et à la production de la substance, et enfin celles liées à la publicité et au marketing. Réglementer le cannabis permettrait aussi de mettre fin aux opérations policières visant les personnes usagères de cannabis et de réduire l’usage du système de justice pénale pour répondre aux activités liées à la culture, à la production et à la vente de la plante – vu que la grande majorité des cas d’interpellation, d’arrestations et d’incarcération pour délit de drogues est associée au cannabis.
La règlementation des marchés présente par ailleurs une unique opportunité de mettre fin aux dommages incalculables causés par la guerre à la drogue en adoptant une approche de justice sociale, raciale et du genre. Mais cela sera uniquement possible si les législateurs prennent la décision d’établir des règles à cet effet. Il est par ailleurs important de rappeler que, bien qu’illégal, le marché du cannabis et autres substances existe déjà, avec ses propres règles et ses propres modes de fonctionnement – permettant souvent à des milliers de personnes de survivre dans un contexte de pauvreté, de marginalisation et de manque d’opportunités dans l’économie légale d’un pays. Réglementer un tel marché nécessite donc d’étudier ces modes de fonctionnement au niveau local, de comprendre les multiples formes d’oppression, d’inégalités et de violences perpétrées par le marché illégal et d’évaluer comment y remédier, en facilitant l’accès aux différentes facettes du marché aux personnes ayant été les plus marginalisées et impactées par la guerre à la drogue, comme par exemple les paysans traditionnellement impliqués dans la culture, ou les petits trafiquants et dealers participant au marché noir pour leur survie ou celle de leurs familles. Cela ne sera possible qu’avec la participation active des groupes les plus touchés dans le processus d’élaboration de la politique de réglementation des marchés.
Face à ces défis, l’IDPC a élaboré une série de principes directeurs 5) afin de guider les décideurs politiques vers une réglementation légale responsable pour le cannabis et d’autres substances. En voici un aperçu. Tout d’abord, la réglementation de substances telles que le cannabis devrait permettre de réduire les risques liés à sa consommation en établissant des règles sur l’accès, la consommation, le contenu et la qualité du produit. Légaliser le cannabis permettrait aussi d’arrêter de diaboliser la substance et les consommateurs, en offrant des informations factuelles, non-stigmatisantes et fondées sur les preuves existantes sur l’usage, la réduction des risques et l’accès aux services de santé ou de traitement. Enfin, la réglementation devrait faciliter la recherche sur les effets du cannabis, y compris le cannabis médicinal.
En second lieu, l’un des dangers redoutés par de nombreux réformistes vis-à-vis de la réglementation a trait à la capture des marchés nouvellement légalisés par de grosses corporations. Cela risquerait d’exacerber encore davantage la situation de marginalisation des groups déjà exclus et stigmatisés. La capture du marché du cannabis et d’autres substances pourrait par ailleurs avoir des implications sur les réglementations relatives au fonctionnement de ces marchés, le lobby de grosses entreprises pouvant considérablement influencer les régulations sanitaires, industrielles, pharmaceutiques, publicitaires ou environnementales. Il est donc impératif que le modèle de réglementation vise à réduire de tels risques, par le biais de modèles inclusifs et communautaires (tels que les coopératives ou clubs sociaux établis à Malte), ou des monopoles étatiques comme cela est le cas en Uruguay, et suivant les principes du commerce équitable. Le droit du travail et la protection de l’environnement devraient aussi être au cœur d’un tel modèle de régulation, comme c’est le cas dans les débats colombiens.
Le troisième point à souligner ici est l’importance de promouvoir la justice sociale dans tout modèle de réglementation. Un modèle inclusif devrait permettre d’assurer la transition des personnes en situation de vulnérabilité et traditionnellement impliquées dans le marché illégal de la drogue vers le marché réglementé. Cela ne va pas de soi. Dans de nombreux modèles de légalisation, un casier judiciaire ou le manque de moyens, ou encore la présence de grosses corporations, ont créé des obstacles considérables à la participation de ces groupes aux marchés nouvellement réglementés, comme c’est le cas au Canada ou aux Etats-Unis vis-à-vis du cannabis. Un modèle fondé sur la promotion de la justice sociale nécessitera donc la suppression des casiers judiciaires pour les délits commis avant la réforme, ainsi que des mesures de réparation favorisant l’implication de ces groupes dans le marché légal comme cela est le cas par exemple à Massachussetts, en Oregon et plus récemment à New York. Dans les zones de culture du cannabis, de coca et d’autres plantes sous contrôle international, assurer la participation des cultivateurs traditionnels devrait aussi être privilégié afin d’éviter leur exclusion du marché légal au profit de grandes entreprises. Cette préoccupation est actuellement au cœur des discussions sur la légalisation dans des pays comme la Colombie et l’Afrique du Sud et requiert un dialogue constant avec les groupes directement touchés par la réforme. Enfin, la réglementation des marchés devrait reconnaitre et faciliter les usages traditionnels des substances sous contrôle, comme cela est le cas en Jamaïque ou en Bolivie.
Enfin, une légalisation de substances internationalement contrôlées pose de nombreuses questions vis-à-vis du droit international. Il semble clair aujourd’hui que les conventions onusiennes relatives aux drogues, adoptées il y a des décennies (la dernière d’entre elles datant de 1988), ne sont plus à même de répondre aux préoccupations actuelles. Il est essentiel que la communauté internationale puisse identifier des solutions pour répondre à ces tensions qui ne pourront que s’exacerber dans les prochaines années, au fur et à mesure que de nouvelles juridictions adopteront de nouvelles politiques de légalisation qui iront rapidement au-delà du cannabis.