septembre 2024
Loïc Pignolo (Université de St. Gall), Sofia Vignola et Sandro Cattacin (Université de Genève)
Depuis plusieurs années, la prohibition du cannabis est remise en question, notamment en Suisse où elle a fait l’objet de différentes actions politiques au cours des dernières décennies 1, et où, plus récemment, des essais pilotes de régulation du produit ont été mis en place 2. Ailleurs dans le monde, le cannabis a été régulé ou du moins légalisé, bien qu’avec des modalités très différentes, aux Pays-Bas, en Espagne, dans certains États des Etats-Unis, au Canada, en Uruguay et en Jamaïque. Comme l’ont souligné Anne Philibert et Frank Zobel 3, ces légalisations ou régulations révèlent des approches et conceptions différentes tant au niveau du rôle de l’État que des responsabilités des consommateur·trices, ce qui se traduit par conséquent dans des règles différentes. La littérature scientifique s’étant donné pour tâche d’étudier les conséquences de ces modèles a montré que les expérimentations nationales de régulation de cannabis n’ont pas produit les effets que certain·e·s craignaient, tels qu’une augmentation exagérée de la consommation et une aggravation des problèmes de santé. Au contraire, on a pu constater une baisse de la criminalité et des accidents de la route, ainsi qu’une augmentation des revenus dus aux taxes et un accroissement de l’emploi 4.
En revanche, les études examinant l’impact de la régulation sur la criminalité sont moins nombreuses. Bien que la recherche ait montré incontestablement le lien entre la prohibition du cannabis et le crime ainsi que l’utilisation de la prohibition pour contrôler les classes sociales et les groupes racialisés 5 6, la question de l’effet de la légalisation sur le deal et les dealers en particulier est très peu étudiée. Lorsqu’il en est question, il s’agit surtout de l’effet de la libéralisation dans la lutte contre le marché illégal et donc sur la disparition des dealers 7. Les connaissances en la matière sont donc encore très rares. De même, la question de l’avenir des dealers après les légalisations est une thématique peu discutée – trop peu à nos yeux – dans les débats publics et les réflexions scientifiques. La majorité du temps, ce sont les ennemis à combattre, de même que les marchés illégaux auxquels ils sont associés. Par ailleurs, parler des premiers est souvent, dans le discours public, équivalent à parler des seconds. Pour des questions sanitaires ou économiques, il est défendu qu’il est vital de sortir ce marché de leurs mains, à défaut de pouvoir supprimer ce dernier. Dans les cas d’une légalisation, les dealers de cannabis deviennent les compétiteurs, ceux par rapport auxquels il faut tenter de gagner du terrain, ceux qu’il faut essayer de faire disparaitre.
Nous pensons, au contraire, qu’il est nécessaire aujourd’hui de changer de discours et d’inclure les dealers d’une façon différente dans la discussion et la réflexion autour des légalisations de cannabis, notamment en lien avec les questions d’inégalités. Pour cette raison, nous proposons dans cet article une réflexion autour du devenir des dealers, à savoir ce qu’il advient ou adviendra de ces personnes après les légalisations du cannabis. Malheureusement, il n’existe à l’heure actuelle que très peu d’informations à ce sujet. Les études sont peu nombreuses et le plus souvent les uniques points d’entrée sur cette question sont les récits des dealers eux-mêmes, relayés de façon anonyme dans des articles de presse.
Nous proposons donc d’analyser ce qu’il arrive aux dealers de cannabis lorsque le marché du cannabis passe d’un statut prohibé à un statut légalisé en partant d’un examen de divers articles de presse , de premières expériences en Suisse, de rapports et d’articles scientifiques sur les expériences aux Etats-Unis et au Canada. Cette analyse nous permet de dégager et différencier trois “scénarios” en ce qui concerne le devenir des dealers après les légalisations de cannabis, à savoir 1) le scénario de concurrence, 2) le scénario d’un déplacement vers d’autres marchés et 3) le scénario de l’inclusion des dealers. Ensuite, nous présentons brièvement chacun de ces scénarios, avant de conclure avec plusieurs remarques sur leurs implications concernant la réflexion autour des légalisations en Europe.
Le premier scénario concerne la situation où, malgré la légalisation du cannabis, les dealers réussissent à maintenir une place au sein du marché illégal, même si celle-ci peut être (fortement) réduite. Ils deviennent par conséquent des compétiteurs dans le marché. Toutefois, l’illégalité devient pour eux un avantage comparatif. Cela se voit tout d’abord au niveau du prix, qu’ils parviennent à maintenir en-dessous des prix pratiqués dans le marché légal, ou qu’ils sont en mesure de baisser si nécessaire. Certains dealers affirment également que la qualité de leurs produits serait meilleure, et que leur service offrirait des avantages pratiques aux consommateur·trices, tels que le fait de livrer à domicile ou de ne pas avoir de restrictions au niveau de la quantité qui peut être achetée. Enfin, certains dealers mentionnent le rôle de la stigmatisation potentielle et des répercussions professionnelles possibles. En effet, en dépit de la légalisation, certain·e·s consommateur·trices ne s’approvisionneraient pas dans le marché légal afin de ne pas être catégorisé·e·s en tant que fumeur·se, ou afin de ne pas encourir de risques avec leurs employeur·euses.
Par conséquent, ce premier scénario se caractérise par le fait que les dealers ne sont pas menacés par la légalisation, ou du moins se sentent confiants dans leur capacité à poursuivre leur business au sein du même marché, même si leur activité est potentiellement réduite. Le marché illégal se maintiendrait donc malgré la légalisation, car les options offertes sur le marché légal ne séduiraient pas suffisamment les consommateur·trices, que ce soit pour des questions économiques, de qualité, pratiques ou sociales.
Il est probable que ce premier scénario soit aussi le plus fréquent lors du passage d’un marché illégal à un marché légal4. Il peut, d’ailleurs, déjà être observé dans le cas d’étude du point de vente associatif de cannabis de Genève (la Cannabinothèque), où, quelques mois seulement après l’ouverture, des consommateur·trices nous ont révélé que les prix sur le marché illégal sont en baisse et que les dealers vantent la meilleure qualité de leurs produits et leurs services personnalisés plus adaptés que ceux du point de vente légale.
Dans le second scénario, les dealers opèrent un changement dans leur stratégie et s’orientent vers d’autres marchés de drogues illégales. Dans son étude, Fraser 8 avance que des dealers canadiens sont parvenus à maintenir un revenu plus ou moins similaire malgré la légalisation en se déplaçant vers d’autres marchés de drogues, tels que le marché des stimulants, des psychédéliques et des produits dérivés de cannabis. Certains dealers canadiens auraient également tenté d’augmenter leur clientèle sur le marché étasunien. En effet, l’étude montre que ces derniers ont augmenté la publicité pour leurs produits aux Etats-Unis via des plateformes numériques.
La stratégie du déplacement vers d’autres marchés pose toutefois plusieurs questions. Qui est en mesure, et pour quelles raisons, d’accéder à ces autres marchés pour compenser l’arrêt de la vente de cannabis ou la réduction de leurs revenus issus des ventes de cannabis ? Et quelles sont les conséquences d’un déplacement vers ces autres marchés ? Les dealers deviennent-ils, par ce biais, une plus grande menace ? Est-ce une stratégie viable et, en filigrane, est-ce que la légalisation du cannabis amène à une plus grande consommation d’autres drogues illégales ? Dans ce second scénario, nous assistons donc à un transfert plutôt qu’à un maintien ou une reconfiguration de l’activité au sein du marché illégal du cannabis. En d’autres termes, il s’agit davantage de trouver de nouveaux espaces que de conserver sa place initiale. En agissant de la sorte, les dealers deviennent par conséquent potentiellement de plus grandes menaces, du moins aux yeux des autorités.
Le troisième scénario, enfin, concerne le cas spécifique où les dealers actifs dans le marché illégal du cannabis continuent leur activité de revente mais cette fois-ci de façon légale. Il ne s’agit pas d’un transfert qui s’effectue vers d’autres marchés de drogues illégales, mais de l’entrée de leur commerce dans la légalité. Une telle transition, toutefois, demande des mesures d’accompagnement. En effet, aux Etats-Unis par exemple, les nombreux critères nécessaires pour être éligible à l’obtention d’un commerce légal de cannabis rendent difficile cet accès pour certains dealers souhaitant effectuer ce pas. Il peut s’agir de critères financiers (taxes hautes, obtention de fonds, par exemple), de critères légaux et administratifs (compréhension des régulations, par exemple), et d’autres critères tels que le fait de trouver des locaux et d’obtenir un soutien technique. Pour toutes ces raisons, ce nouveau business légal et lucratif tomberait surtout dans les mains de personnes appartenant à des groupes sociaux privilégiés. A titre d’exemple, la chaîne d’informations économiques CNBC estimait qu’en 2017, 81% des propriétaires de commerces de cannabis aux Etats-Unis étaient des personnes blanches, 5.7% étaient des personnes hispaniques, 4.3% étaient des personnes afro-américain·e·s et 2.4% étaient des personnes asiatiques (CNBC News 2021).
L’expérience new-yorkaise, par exemple, montre que la légalisation du cannabis peut être une occasion d’éviter de reproduire des inégalités, en donnant l’opportunité à des personnes issues des populations ayant le plus été impactées par la guerre contre la drogue de tenir certains des commerces de vente de cannabis. Pour cette raison, des programmes ont été mis en place afin d’accompagner ces personnes vers la légalité, en valorisant leurs compétences lorsqu’il s’agit de personnes ayant une expérience préalable dans le marché illégal du cannabis, de façon à construire un marché plus équitable et inclusif. Le recours à des personnes déjà expertes ou ayant des connaissances précises sur les produits et leurs effets peut également jouer un rôle préventif dans les points légaux de distribution, comme le montrent les premières expériences genevoises ainsi que les forces des modèles associatifs en général 9 10. De telles personnes permettent en effet d’augmenter la pertinence et la crédibilité des messages préventifs. Pour être réalisé, ce troisième scénario demande ainsi un certain nombre de mesures d’accompagnement orientées vers l’équité.
Ce bref détour par les informations disponibles permet, selon nous, de mettre en évidence trois points principaux. En premier lieu, la légalisation du cannabis laisse ouverte une variété de scénarios pour les dealers implantés dans le marché illégal du cannabis. Nous en avons ici identifié trois, mais il est probable qu’il y en ait davantage. Ce qui nous semble le plus important, toutefois, est de se questionner sur les raisons qui font que nous nous trouvons face à un scénario plutôt qu’à un autre. Nous pensons à ce titre qu’il existe un lien entre la forme que prend la légalisation – c’est-à-dire les choix institutionnels qui sont effectués – et les scénarios qui se concrétisent. Autrement dit, les choix (politiques, financiers ou administratifs) effectués ont probablement un impact sur le type de scénario suivi par les dealers. Cette question doit être prise en compte et faire l’objet de plus d’investigation.
En deuxième lieu, la légalisation du cannabis n’est pas seulement une occasion d’améliorer la situation des consommateur·trices ou une façon de rapporter des revenus supplémentaires à l’État par le biais de taxes. C’est également une opportunité de corriger les problèmes créés par la guerre contre la drogue et les impacts disproportionnés qu’elle a eu sur certains groupes défavorisés et racisés 11, et d’aborder les questions d’inclusion de ces groupes. La légalisation, en ce sens, est un processus impliquant une série de choix, et chacun de ces choix peut constituer une opportunité de réduire ou d’exacerber les inégalités existantes. Il ne s’agit donc pas uniquement de légaliser un produit, mais également de repenser le système dans son ensemble, et les enjeux sociaux et économiques qui se cristallisent autour des inégalités, souvent fondées historiquement sur les politiques migratoires ou le racisme.
En dernier lieu, réfléchir au devenir des dealers est également important lorsque l’on considère la vague de légalisations de cannabis à laquelle on peut s’attendre en Europe 12. Là où les dealers de rue sont souvent des migrants sans statut légal de séjour, une légalisation sans les inclure risquerait de créer une dangereuse dynamique accrue d’exclusion, susceptible de transformer leur vulnérabilité en précarité. Que se passera-t-il si les dealers de cannabis perdent leur travail ? Se tourneront-ils vers la vente d’autres produits illégaux ou vers d’autres activités criminelles ? Un des arguments majeurs en faveur de la légalisation du cannabis disparaitrait ainsi 13. En outre, la piste d’une inclusion de ces dealers de rue – le troisième scénario évoqué dans cet article – serait impossible à suivre sans envisager une régularisation de leur statut de séjour comme mesure d’accompagnement. Cela souligne, à nouveau, l’importance de développer une réflexion ne se limitant pas au changement de statut légal du produit mais tentant d’intégrer le système dans son entier. Alors que d’autres expériences (la fin de la prohibition de l’alcool, par exemple) ont montré que le destin des vendeur·ses illégaux·ales n’était pas au centre des politiques de légalisation, il serait peut-être temps d’étendre la réflexion d’une société plus juste en matière d’addictions également à l’autre côté du marché.