octobre 2018
Jean-Félix Savary (GREA)
Les acteurs du réseau des addictions ne s’occupent en général pas de fiscalité et c’est bien normal. Par contre, ce début de siècle les oblige à s’occuper de financement. Partout, les ressources se resserrent et l’État tente de diminuer ses engagements. Certaines institutions doivent abandonner des prestations qui ont fait leur renommée et parfois même, l’absence de licenciements peut déjà être une victoire. Sur le terrain pourtant, les besoins ne diminuent pas. La précarisation des usagers et l’absence de perspectives durables tant en matière de logement, de travail que d’insertion demande de nouvelles ressources. Un travail de qualité continue de se faire, mais la surface des prestations se rétrécit. Dans un des pays les plus riches du monde, on peut s’étonner de ces restrictions, mais ce mouvement de fond ne semble pas devoir faiblir ces prochaines années. C’est notre intérêt à tous de voir cette évolution prendre fin.
Au niveau des professionnels, la faillite à reconnaître et à récompenser le travail effectué sur le terrain provoque des dégâts importants sur la motivation et la santé au travail. La capacité à se projeter vers les besoins d’autrui ne doit pas faire oublier les conditions-cadres dans lesquels nous évoluons. Plutôt que de pousser des cris d’orfraie, il convient de prendre la mesure de la situation et comprendre ce qui est aujourd’hui à l’œuvre, afin de préparer les nécessaires changements à venir. Bien entendu, l’État doit payer un certain nombre de prestations, comme le lui ordonne notre Constitution, notamment ses art. 8, 10 et 12. Mais le peut-il vraiment ? Dans un climat politique qui brocarde les personnes dépendantes, a-t-il aujourd’hui les moyens de soutenir nos actions ? Poser la question c’est y répondre: les dépendances connaissent aujourd’hui une crise de financement, à tel point que la NAS-CPA, coordination nationale des addictions, lui a consacré une prise de position en 2017 1, intitulée « Synthèse sur le financement de l’aide aux personnes dépendantes en Suisse ». Certaines évolutions récentes expliquent le rétrécissement que nous observons :
Plus simplement, la Confédération a transféré ces deux dernières décennies de nombreuses charges vers les cantons. Elle a pu ainsi réduire son budget et présenter un solde positif de près de 4,8 milliards de CHF en 2017 2 (hors artefact comptable). Ces derniers se voient alors contraints de faire des choix difficiles, d’autant plus que la concurrence fiscale soumet les budgets à une rude pression. Ils peuvent être tentés de transférer tout ou partie de leurs charges sur les assurances sociales de la Confédération, notamment la LAMal. Un juste retour à l’expéditeur en quelque sorte. Par contre, les conséquences de ces transferts sont réelles. Les assurances montrent aujourd’hui une relative faiblesse en matière de solidarité, alors que s’exprime partout l’affreuse chasse aux profiteurs (comme si on choisissait par confort la maladie, le handicap ou le chômage). L’initiative Bortoluzzi (10.431) 3 nous donne un avant-goût de ce qui se prépare. Refusée de justesse par le Parlement, elle n’en a pas moins montré la progression de ces idées toxiques. Dans un monde où chacun se sent sous tension, pourquoi payer pour des personnes qui font le choix de détruire leur santé ? Ce discours gangrène progressivement nos dispositifs de soins, même s’il n’échappe à personne que la cible apparaît plus commode que les grands consortiums pharmaceutiques ou les sociétés d’investissement qui colonisent nos structures de soins. Demain peut-être, des primes maladie plus élevées seront facturées pour les fumeurs ou les buveurs. La politique à courte vue de décharge sur la LAMal ne saurait donc être une solution à long terme, et des lendemains douloureux se profilent.
Plus grave probablement, le système assurantiel change les prestations, qui sont désormais liées à un individu en particulier sur la base de pathologie identifiée : un financement par « sujet », qui s’oppose au financement traductionnel par « objet », où c’est le service qui est soutenu et non la prestation à l’individu. Cela provoque des trous d’air importants pour tout ce qui peut se faire en dehors du cadre strict du traitement, comme le travail de réseau, le soutien aux autres acteurs de premières lignes ou la réduction des risques. Cette dérive inquiétante figure au cœur du papier de positionnement de la NAS-CPA, qui rappelle que l’addiction est une problématique transversale qui ne peut se satisfaire du cadre actuel de la maladie individuelle : « Les problèmes et maladies liés aux addictions sont complexes et s’accompagnent de toutes sortes de comorbidités et de troubles sociaux. Ils s’étendent souvent sur la durée. C’est pourquoi, un large consensus s’applique au modèle biopsychosocial aujourd’hui (…). Dans le système actuel, ceci implique une combinaison entre un financement de l’objet et un financement du sujet, ou alors un financement du sujet avec une tarification adaptée de l’ensemble des prestations à fournir dans le domaine psychosocial, tous domaines confondus et intégrant les intersections entre disciplines. » 4
Cette situation n’est cependant pas une fatalité, car les ressources existent, via la fiscalité sur les produits et les jeux. L’imposition des psychotropes fait partie des premiers impôts introduits en Suisse. Après les droits de douane (qui sont à l’origine de la Suisse) et la taxe d’exemption du service militaire, le troisième impôt à être introduit en Suisse concerne les boissons distillées en 1887 5. Suivront en 1933 l’impôt sur le tabac et, en 1934, l’impôt sur la bière, bien avant l’impôt fédéral direct et la TVA que nous connaissons aujourd’hui (dont les versions antérieures furent adoptées en 1941).
Aujourd’hui, sur les onze impôts que prélève la Confédération, quatre sont liés directement aux addictions.
Il faut noter qu’ils furent tous introduits à des époques où la santé publique n’en était qu’à ses balbutiements et que personne n’avait encore sérieusement posé les enjeux d’avant tout de taxes qui se justifiaient alors par la moralité douteuse de certains comportements. Ces ressources fiscales viennent grossir les caisses de la Confédération (bière) et des assurances sociales (tabac, casinos). En y ajoutant les bénéfices des Loteries, redistribués avec les cantons, on obtient une jolie somme.
Ici, la Confédération et les cantons ne partagent pas leurs revenus avec les consommateurs qui paient ces contributions.
Les prestations que les citoyens reçoivent contre ces taxes ne sont pas à la hauteur de ce qu’ils ont payé : seul 1,3% des 3’361 mia (soit 44,2 mio) servent à s’occuper d’addictions. Ils proviennent des trois mécanismes distributifs suivants :
La lecture des chiffres donne une toute autre image de la situation des addictions. Plutôt que n’être qu’une charge, les consommateurs de psychotropes financent la Suisse à hauteur de plus de 3 milliards par année. Pour donner une échelle de ce montant astronomique, les impôts sur les conduites addictives rapportent de quoi acheter chaque année vingt-trois F/A 18, ou vingt Grippen, modèle plus récent et plus cher.
Mais les addictions occasionnent bien entendu aussi des coûts relativement importants, pour l’individu mais aussi pour la société et il faut l’accepter comme un élément clé du débat. Le professeur Claude Jeanrenaud de l’IRENE a tenté de les quantifier avec une méthode des sciences économiques basée sur le coût social, qui distingue trois types de coûts. D’abord les coûts directs, qui comprennent toutes les dépenses effectuées durant l’année de référence pour prévenir et corriger les conséquences négatives de la consommation, qu’il s’agisse du traitement des atteintes à la santé, de traitements des addictions, d’aide à la survie ou de dommages matériels. Les coûts indirects, eux, regroupent la perte de productivité qui en résulte et la perte de ressources. Quant aux coûts intangibles, ils renvoient à la souffrance ressentie par les personnes touchées et leurs proches, en convertissant un ressenti émotionnel en valeur monétaire.
Parmi ces trois coûts donc, seuls les coûts directs sont à la charge du budget de l’État (les deux autres coûts relèvent d’une extrapolation sur un futur hypothétique ou d’une quantification de la douleur en termes monétaires).
Pour les drogues légales, on obtient 2,9 milliards de coûts sociaux en additionnant tabac, alcool et jeux, soit 400 mio CHF de moins que les revenus des taxes. Les consommateurs sont donc bel et bien contributeurs nets aux comptes publics! Pour rajouter les drogues illégales, il faudrait alors y inclure une possible taxation de ces produits, ce qui devrait couvrir ce surcoût.
Le principe de l’équivalence fiscale, que l’on peut aussi simplifier en « qui paie décide », postule que l’unité qui bénéficie d’une prestation, l’unité qui assume les coûts et l’unité qui prend la décision doivent être identiques 8. En d’autres termes, le niveau du fédéralisme qui assume les coûts liés à une prestation doit non seulement être celui qui décide, mais aussi celui qui récolte les ressources pour accomplir cette tâche. En matière d’addiction, nous avons ici un problème. Si les cantons assument une bonne partie des coûts et qu’ils décident de la nature de l’offre des prestations, les revenus leur échappent et filent dans les caisses de la Confédération, du fond AVS/AI, ou de la culture et du sport pour les loteries. Les personnes souffrant d’addiction paient donc des taxes supplémentaires par rapport au reste de la population abstinente, ou à la consommation réduite, mais ne touchent aucun bénéfice de ces contributions. Les cantons et les payeurs de primes maladie doivent alors prendre en charge les coûts liés aux dépendances, ce qui crée les tensions décrites plus haut.
Un impôt sur la consommation taxe de manière linéaire le consommateur : plus nous consommons, plus nous payons l’impôt. Comme l’addiction est par définition une consommation « non maîtrisée », taxer cette consommation afin de financer des infrastructures et assurances collectives pose assurément des problèmes éthiques. Il n’est pas juste que la collectivité profite de personnes vulnérables pour financer l’AVS par exemple, alors même que ceux qui vont payer ce surplus ont une espérance de vie plus basse et sont donc les moins susceptibles de les toucher. Ces impôts à la consommation peuvent aussi être considérés comme une « taxe incitative ». Or l’idée de la fiscalité incitative consiste à utiliser le prélèvement de l’impôt pour encourager des comportements et non pour financer des infrastructures collectives. Ce que l’État encaisse via ces taxes incitatives doit être redistribué aux cercles ciblés par les incitations. Par exemple, la taxe sur le CO2 est redistribuée pour la LAMal, selon l’idée que la pollution a des impacts négatifs sur la santé. Dans notre cas au contraire, seulement 1,3 % des recettes de l’impôt est affecté à des prestations pour les consommateurs.
Le système actuel est donc injuste puisqu’il cible une catégorie de la population qui n’est pas bénéficiaire directe des prestations étatiques ainsi soutenues. Les joueurs excessifs par exemple ne sont pas les premiers bénéficiaires des infrastructures sportives et culturelles (opéras, théâtre) qu’ils financent pourtant via leurs pertes de jeux. Il pose également un problème de visibilité des flux financiers réels, entre État et consommateurs de psychotropes. Alors qu’ils sont brocardés pour les coûts excessifs qu’ils provoquent, ces derniers représentent au contraire les contribuables les plus fidèles, qui contribuent bien davantage que la moyenne aux prestations générales de l’État. Il est temps de redresser la représentation négative dans l’imaginaire collectif dont les consommateurs souffrent.
Devons-nous vraiment continuer à compter sur des fumeurs et des joueurs pour payer nos retraites, alors qu’ils ont nettement moins de chances d’en bénéficier? Et ensuite maugréer, la main sur le cœur, sur les coûts que nous payons par solidarité pour venir en aide à ces mêmes personnes? En d’autres termes, n’est-il pas enfin temps de sortir de la légitimation douteuse et moralisante de ces taxes pour se conformer aux principes modernes en termes de fiscalité ? Les conditions semblent en tous les cas réunies : les addictions provoquent des coûts, les taxes se justifient par la santé publique et que les consommateurs sont d’accord de les payer. Pourquoi alors ne pas internaliser dans le prix d’achat les externalités négatives des addictions ?
Deux principes seraient alors à respecter pour le produit de ces taxes :
La dîme sur l’alcool nous fournit un premier modèle, consacré par l’article 131 de la Constitution. L’alinéa 3 prévoit une redistribution de 10% du produit de l’impôt aux cantons pour gérer les problèmes de dépendances. Si on étendait cette règle à tous les produits mentionnés à l’alinéa 1, le montant actuel de 26 mio de CHF perçu par les cantons bondirait à 330 millions. La taxation du cannabis pourrait encore faire monter ce chiffre jusqu’à 350 millions pour les cantons, soit quinze fois plus qu’aujourd’hui. En faisant bouger le pourcentage redistribué aux cantons, leurs moyens augmenteraient alors de manière linéaire et pourraient compenser totalement les coûts à la charge du public, aussi bien dans les cantons que dans la LAMal, tout en annulant les évolutions négatives du financement par sujet et en rétablissant un soutien par objet, comme le demande la NAS-CPA.
Une initiative populaire qui défendrait ce principe aurait probablement des chances de s’imposer. En cas de refus, elle pourrait tout de même permettre de renouveler le débat sur le financement des prestations et faire ressortir la contribution à la société des consommateurs. En cas d’acceptation par contre, c’est un nouveau rapport aux prestations qui verrait le jour. Le paternalisme actuel laisserait la place à un modèle plus équitable, où les consommateurs paieraient avec leurs taxes les prestations dont ils pourraient avoir besoin, en cas de perte de contrôle. Un pas décisif au-delà de ce rapport moralisant et stigmatisant que notre société entretient encore avec ces produits ou comportements.