octobre 2018
Interview de Martine Monnat et Pierre Mancino par Jean-Félix Savary
Jean-Félix Savary : Comment voyez-vous l’évolution du regard de la société sur le domaine des addictions ?
PM : La société n’avait pas conscience des problèmes de dépendance. Il s’agissait de situations individuelles qui n’étaient pas perçues comme un enjeu de santé publique ou de politique sociale. A partir des années 80-90 avec le Platzspitz à Zürich et d’autres, l’addiction est devenue un sujet important pour la société et le monde politique.
Malgré cette prise de conscience, il y a des positions qui se figent autour des notions d’abstinence et d’absence de régulation et de libération de la consommation. Il y a vraiment ces deux faces de la même médaille : une ouverture et un désir d’apporter les réponses médicales et sociales aux usagers et, en même temps, une tendance à resserrer l’étau autour de la répression.
MM : Je partage également cette vision, il existe un risque de durcissement des positions. Lorsque j’ai commencé mon mandat de médecin de rue et parlé de réduction des risques, le ministre de l’époque affirmait « on ne pactise pas avec la drogue ». De ce fait, le canton de Vaud ne reconnaissait que 3 piliers, prévention, répression et thérapie. Nous étions dans une situation rigide et plus fermée que les autres cantons. La situation s’est nettement améliorée ces dernières années, mais je crains toujours un retour de la répression ou plutôt des actions non concertées entre les acteurs des différents piliers qui font la part belle à la répression.
Et quelle est votre perception du travail fait dans le domaine des addictions ? Voyez-vous une évolution à ce niveau-là ?
MM : Pour le canton de Vaud, une belle progression puisqu’un programme de prescription médicalisée d’héroïne va venir compléter les offres de traitement du CHUV et qu’un espace de consommation supervisé va ouvrir à Lausanne. Nous devons continuer à expliquer les principes de nos actions, ce qui est normal, et faire attention à adapter la communication.
PM : En tant que travailleur social, je pense effectivement qu’il y a une forte demande pour que nous soyons des agents de contrôle sociaux qui veillent à limiter les débordements dans la rue. De telles attentes ne me dérangent pas, puisque, à mon sens, bien vivre participe aussi à un équilibre social, mais notre travail ne doit pas se limiter uniquement à cela. Cela dit, nos actions, en tout cas sur Genève, ont toujours été bien perçues me semble-t-il, et soutenues par les politiques. J’ai cependant l’impression que nous maintenons aujourd’hui nos acquis avec peu de recherche ou de développement ou de nouveautés.
Quels sont les manquements politiques actuels dans le domaine de l’addiction ?
MM : Compte tenu des développements récents, on peut dire que les offres concernant les consommateurs « classiques », c’est-à-dire les structures d’aide et de suivis, les traitements ambulatoires, etc., sont plutôt bien développées et comprises par les autorités. Il faut maintenant travailler sur le concept de « consommation récréative » en particulier pour le cannabis. C’est le produit le plus consommé en Suisse. Les études montrent que cette consommation concerne principalement des jeunes adultes qui cessent de consommer après quelques années. Nous ne sommes pas tous égaux face aux produits, il est manifestement possible pour certaines personnes de consommer du cannabis, ou d’ailleurs d’autres produits, sans en devenir dépendants et, par conséquent, sans souffrir de conséquences médicosociales. S’agissant des consommations récréatives, il faut donc pouvoir limiter les risques et prévoir des interventions pour les personnes qui montrent des signes de vulnérabilité.
PM : Je ne partage pas cette vision, je fais partie de la commission consultative en matière d’addiction au Conseil d’Etat et, depuis un an, nous travaillons sur un projet de régulation du cannabis à Genève mandaté par une sous– commission où tous les partis politiques genevois étaient représentés au départ. L’UDC s’est ensuite retirée. Même les mouvements dits conservateurs ont adhéré à l’idée de travailler sur la question. Nous voyons donc que Genève tente toujours de s’adapter à la réalité.
Les consommateurs sont là, ils sont festifs, récréatifs ou déjà avec des problèmes souvent non reconnus. Il s’agit donc de se rapprocher des usagers pour repérer précocement ceux qui serait à risque ou les plus vulnérables. Cela nous renvoie toujours à cette politique à multiples vitesses, le fameux fédéralisme qui reflète ces différences avec des politiques socio-sanitaires inégales.
Que pensez-vous de la dynamique du monde de l’addiction ? Sommes-nous, dans notre travail plutôt en train d’avancer ou de stagner ?
PM : A l’époque, le problème de la drogue était reconnu comme une problématique majeure en Suisse. Nous étions donc automatiquement mis en position de militantisme, d’action, de revendication et de construction de projet. Actuellement, nous sommes plus dans la continuité et la conservation que dans la création et l’élaboration de nouveaux projets. Nous nous trouvons donc plus dans la recherche d’une stabilité que dans une dynamique d’action citoyenne.
MM : Travailler dans ce domaine peut être épuisant. La précarité est en augmentation. Les professionnels doivent tenir sur la longueur sans tomber dans la routine, se renouveler tout en entendant parler de restriction budgétaire. Le risque peut être de se replier sur sa pratique, de craindre la concurrence, de refuser la concertation.
La formation dans le domaine de l’addiction a pris un rôle très important, et il est possible actuellement de faire carrière dans ce domaine, qu’en pensez-vous ? Quelle est l’importance des connaissances dans le monde de l’addiction ?
PM : Effectivement, la nécessité de se former demeure et je dirais même de plus en plus, au vu de la complexité et de la diversité des situations, que ce soit d’un point de vue psychique, social ou émotionnel.
MM : Pour moi la formation est une question difficile, acquérir des connaissances est fondamental mais qu’en est-il du savoir-être ? Cette notion est bien plus difficile à transmettre et à acquérir que des connaissances théoriques sur un sujet donné. J’ai l’impression que le savoir-être est très peu enseigné.
Pendant les études, la tête se remplit, on apprend énormément de choses, qui sont nécessaires, bien entendu, mais le travail sur le « comment être» dans la relation est trop peu abordé. A mon sens, il y a trop des règles qui interdisent la proximité au nom de la « distance thérapeutique ». Or s’il y a un domaine dans lequel il faut oser la proximité, c’est bien celui de l’addiction.
Comment appréhendez-vous l’interdisciplinarité dans le travail sur l’addiction ?
PM : Aujourd’hui, sur Genève, j’ai l’impression que nous sommes revenus à une vision disciplinaire plutôt qu’interdisciplinaire, alors que l’usager est transdisciplinaire. Encore une fois, c’est l’usager qui nous amène à nous questionner sur cette problématique, nous ne pouvons pas lui donner des réponses univoques et séquencées. C’est pour cela que nous avons intégré des infirmières et infirmiers au sein d’ARGOS depuis quatre ans, car je pense qu’il est primordial pour nous de construire et de collaborer avec le monde médical.
MM : Il me semble qu’à Genève, les approches dans ce domaine ont été différentes entre la médecine communautaire, la psychiatrie et le social, ce qui a empêché certains développements. A Lausanne, le Centre Saint-Martin a été d’emblée une institution médico-psychosociale. Nous avons fait face, dès l’ouverture, à un nombre important de demandes, et nous n’avons pas eu trop de temps pour discuter les concepts. De ce fait, nous n’avons pas eu de difficultés majeures pour intégrer les différentes approches. A ma connaissance, les autres structures du canton fonctionnent aussi selon le modèle médico-psychosocial.
Quel est la place de l’usager dans sa propre prise en charge ?
PM : Le patient au centre est une notion qui a redéfini l’action sociale et le monde de la santé. A partir du moment où le patient a été placé au centre, nous lui avons enfin donné sa légitimité. C’est nous qui avions le pouvoir avant, alors que là, nous le rendons au patient, à l’usager. Nous partageons ce pouvoir. Cela donne au patient un certain nombre de droits qu’il peut revendiquer. C’est ce qui a été fait progressivement, seulement, me semble-t-il, ce n’est pas une construction mentale réfléchie chez l’usager, c’est plutôt une posture sans réelle position citoyenne, où l’usager se dit :« Je suis acteur et j’ai un certain nombre de droits que je dois revendiquer. » Par ailleurs, il s’agit de droits singuliers, et c’est un grand déficit pour la revendication de la défense des droits des usagers.
MM : Je suis d’accord sur l’aspect singulier des choses. Nous avons tenté de soutenir des organisations/associations d’usagers pour donner de la force à leurs revendications mais ces associations n’ont pas duré longtemps.
L’usager est au centre quoiqu’il arrive, de par sa souffrance, les dégâts physiques et psychiques. Encore faut-il que les professionnels arrivent à l’entendre et s’organisent pour répondre à leurs besoins plutôt que de devenir un groupe de bienfaiteurs, qui sait mieux que l’usager ce qui est bien pour lui et qui lui dit ce qu’il faut faire. J’ai l’impression que le concept « d’usager au centre » peut parfois être une notion assez vide.
Quelle est votre vision de la notion de maladie et son évolution chez l’usager de substance ?
MM : Selon mon expérience, les personnes dépendantes ont vécu des histoires difficiles, souvent traumatiques. Elles ont trouvé du soulagement dans la consommation. Le fait qu’elles continuent à consommer malgré les dégâts constatés, est parfois troublant pour un professionnel de la santé qui l’accepte en réalisant qu’elles souffrent d’une atteinte chronique, l’addiction, qui nécessite des soins de longue durée.Mais il existe aussi des personnes pour lesquelles la consommation est un choix et reste récréative, parler de maladie dans ce cas est inadéquat.
PM : Je vous rejoins, cette notion de maladie a permis la construction d’une politique de soin globale. Cela a aussi permis que la société soit d’accord d’organiser des programmes de soins et d’accompagnement à partir de cette définition-là. Il faut se méfier cependant de cette notion de maladie qui arrive à son paroxysme et devient, à mon sens, problématique allant jusqu’à déresponsabiliser l’usager.
C’est un concept qui peut avoir l’effet inverse pour l’usager qui va se retrancher derrière ce concept de maladie et dire « je suis malade». Nous favorisons donc une certaine forme de chronicité. Je trouve très positif que les usagers revendiquent actuellement une autre posture qui nous permettra de redéfinir de nouvelles positions professionnelles.
Depuis quelques années, sous l’impulsion de la Confédération nous pouvons parfois observer une dissolution du domaine des addictions dans le système de soin traditionnel. Comment voyez-vous cela ? Y a-t- il encore une identité commune dans le domaine des addictions ?
MM : En médecine, je pense qu’il faut un certain nombre de connaissances et de compétences spécifiques qui demandent une formation complémentaire. Un médecin à la fin de ses études n’aura pas d’emblée les compétences pour gérer certaines situations ou développer la relation adéquate. Par exemple, j’ai pu constater dans mon activité de médecin cantonal adjoint que certains médecins n’arrivent pas à gérer des situations complexes, à notamment refuser des demandes de prescriptions inadéquates avec pour conséquences des suivis qui n’évoluent pas et des médicaments qui se retrouvent au marché noir.
PM : Si nous regardons stricto sensu le rôle du travailleur social, nous sommes plus dans des questions de précarité et d’acquisition de compétences sociales et non sur des questions de médications nécessitant des connaissances et un savoir spécifique et précis.
En ce qui concerne l’identité commune dans le domaine de l’addiction, c’est d’abord des pratiques qui se rejoignent. Par exemple, je ne peux pas dire que j’ai la même identité qu’un médecin car il a une formation, un cursus, une vision de la problématique différente de la mienne, on ne peut donc pas parler d’identité commune. Par contre, on peut construire une troisième identité où quelque chose serait commun. C’est l’approche pluri/trans/interdisciplinaire qui doit être développée dans nos pratiques, et qui nous permettrait de construire cette identité commune avec toutefois nos singularités avec des approches, des visions et des théories différentes sur le sujet de l’addiction. Cette diversité de compétences et de savoirs devrait permettre la construction d’une troisième identité permettant de potentialiser les différents acteurs du monde de l’addiction.
Sommes-nous en train de la construire cette troisième identité ?
PM : Nous devrions être en train de la construire mais je vois que, sur Genève, nous sommes plutôt en pleine déconstruction.
MM : Quand j’étais sur le terrain, nous avons travaillé sur cette troisième identité. Le médecin ne faisait pas que des soins et le travailleur socio-éducatif s’intéressait à la santé, assurait même certains actes médicaux comme, par exemple, la remise des traitements. Le médecin pouvait assurer des tâches sociales, car il était la personne la plus à même de remplir cette tâche face à cet usager dans cette situation donnée. Nous avons donc poussé ce mélange des rôles assez loin.
Nous étions parfois tellement impliqués dans certaines situations que nous devenions même l’avocat de nos patients. Pour moi, c’est ça cette troisième identité et cela représente le référent idéal.
Vous parlez de porte-parole et d’avocat, mais voyez- vous une évolution de la place de l’usager dans la prise en charge, qui ne serait plus une personne à défendre mais une personne prenant les décisions ?
PM : Personnellement, je ne vois pas d’évolution, en tout cas pas à Genève. Peut-être parce que ce n’est pas un domaine avec lequel je suis beaucoup en contact.
MM : Lorsqu’on met réellement le patient au centre, il devient celui qui amène la décision, et cela est possible. Quant aux associations de consommateurs, comme celles qui existent en Angleterre et en France qui revendiquent leur autodétermination, je n’en connais pas en Suisse.
Donc dans les institutions, nous n’avons pas encore trouvé le moyen de faire vivre cet objectif de citoyenneté ?
MM : Nous savons par expérience que cet objectif de citoyenneté ne peut pas être atteint s’il est provoqué, soutenu, entretenu, fertilisé par les professionnels.
PM : Je suis d’accord, et très certainement que le système politique suisse ne le facilite pas. Par exemple en France, comme les usagers font en permanence face à la répression, ils doivent eux-mêmes revendiquer leur place. La Suisse, avec son système, a indirectement construit chez nos usagers cette position attentiste et non revendicatrice.
Que pouvez-vous nous dire sur le paradigme de santé mentale et de la psychiatrie dans le monde de l’addiction ?
MM : Par mon travail principalement auprès de patients complexes et désinsérés, la psychiatrie est principalement utile dans le soutien des équipes pour notamment aider à analyser les situations, à mettre en perspective certains comportements. Elle contribue ainsi à éviter les montées en symétrie, les sanctions inadéquates menant irrémédiablement à une impasse. Dans ces situations, les demandes de psychothérapie sont plus rares. La plupart des prescriptions peuvent être assurées par un médecin non psychiatre formé dans le domaine.
PM : Quelle que soit l’approche, il ne faut rien rejeter. En effet, que ce soit la psychiatrie, le social ou la psychologie, cela fait partie d’un éventail qui permet d’analyser et de comprendre les situations et d’avoir une vision interdisciplinaire. Par exemple, bien que je ne sois pas psychiatre, je me vois utiliser certains concepts sur une situation donnée.
Le problème est l’association de la psychiatrie à la médication. Je vois de plus en plus de médicaments, mais les gens ne vont pas mieux pour autant. Il faut rediscuter cette question de la prescription parfois excessive. J’adhère cependant complétement à l’utilisation de la psychiatrie comme grille de lecture.
MM : Les situations difficiles amènent souvent à appeler le psychiatre parce qu’on pense qu’il est « celui qui sait». Or il n’en sait pas plus qu’un autre. Dans ces situations complexes, c’est l’ensemble des points de vue qui compte. Le psychiatre, le travailleur social, le médecin somaticien, mais aussi, par exemple, le concierge qui croise la personne tous les jours, vont tous amener une pierre à l’édifice qui permettra la compréhension de cette situation difficile.
La santé mentale est un puissant vecteur d’interdisciplinarité et d’ouverture. Par contre, il y a aujourd’hui des débats nourris sur le rôle des médicaments et leur place en psychiatrie. Comment voyez-vous cette évolution ?
MM : J’ai toujours défendu que les traitements de substitution ont un rôle important dans la possibilité de commencer à dialoguer avec la personne. Avec ces traitements, nous donnons à l’usager la possibilité de sortir de sa crainte d’être « en manque » et de diminuer la recherche de produit. L’usager peut ainsi être présent à la consultation au lieu d’aller rechercher de l’argent et son dealer. Toutefois, ces traitements peuvent être dangereux avec des risques d’overdose ou de développement d’une relation d’emprise.
Un des problèmes peut être la « surprescription » de médications complémentaires. Pour l’avoir vécu, je sais qu’il peut être difficile pour un médecin de s’abstenir de prescrire.
La médecine de l’addiction est la médecine de l’exception. Nous sommes toujours dans la marge. S’il fallait rester dans les règles de l’evidence-based medicine (EBM) ou la médecine fondée sur les preuves, nous ne pourrions plus nous occuper de la plupart des populations vulnérables puisque pour elles, nous sommes dans l’exception, il faut raisonner différemment.
PM : Il me semble qu’il y a vingt ou trente ans, nous pensions que modifier le comportement de la personne allait suffire, il fallait juste demander à l’usager de se comporter et de s’habiller différemment, se couper les cheveux, se raser, etc., et que 50% des problèmes auraient disparu. Nous avons rapidement vu que cela ne fonctionnait pas.
Puis nous sommes dit qu’en créant une relation avec la personne, un lien, nous allions changer sa vie.
Nous voyons très bien qu’il y a une augmentation de la consommation. C’est aussi le fonctionnement de la société qui veut ça. Il existe un sentiment de vide ou de malaise qui entraîne les gens à prendre des substances.
Je ne sais pas si c’est bien ou mal, cette évolution vers une surmédicalisation mais, en tout cas, je pense qu’il est plus souhaitable d’avoir une personne bien entourée, dans un processus de soin plutôt que seule, livrée à elle-même, sans soutien relationnel, sans soutien médicamenteux, sans intervention psychiatrique, etc. Je n’ai pas d’idées cloisonnées sur ce sujet.
Finissons avec un peu de prospective, pour vous, quels sont les grands enjeux dans le domaine de l’addiction pour les vingt ans à venir ?
PM : Il me semble que la question de la migration sera un des grands enjeux des années à venir. Nous voyons bien que le flux de déplacement de population ne cessera pas demain.
MM : Ces difficultés sont dues à l’absence d’une politique d’intégration adéquate. Si elles ne parviennent pas à s’intégrer, ces personnes, désœuvrées, sans perspective, risquent de se tourner vers la consommation de substances.
PM : C’est évident, si nous ne favorisons pas une intégration rapide, nous allons fabriquer de l’exclusion, de la marginalisation et de la précarité. Cela ne concerne pas uniquement les migrants, si nous prenons l’exemple des banlieues françaises, ce sont des personnes habitant en France depuis des années ou depuis toujours, mais qui sont entrées dans une dynamique d’exclusion.
Quelle importance devons-nous donner à la question de la réglementation du marché des drogues ?
MM : En gros, la réglementation du marché des drogues permet d’éviter les dégâts liés à l’illégalité et à la consommation de produits frelatés. Elle contribue aussi à lutter contre le trafic et les problèmes d’ordre public associés. Elle est souhaitable et possible en tous les cas pour le marché du cannabis. La société me semble prête.
En revanche, la question de la réglementation du marché d’autres substances comme la cocaïne ou l’héroïne est bien plus sensible. Pour beaucoup, réglementer le marché d’un produit revient à banaliser sa consommation, ce qui est, bien sûr, inexact. Dans ce contexte, ouvrir le débat de la réglementation du marché de l’héroïne et de la cocaïne est délicat, alors qu’il faudrait justement pouvoir le faire au vu des effets néfastes de la prohibition sur les usagers et la société.
Si nous voulons être un peu plus optimistes, quelles opportunités avons-nous et sur quoi devrions nous nous axer nos combats? Dans quels domaines devrions-nous creuser davantage ?
PM : Le rapport de Spinatch 1 me paraît intéressant, car il proposait une approche qui permettait de sortir d’une certaine forme d’uniformité d’action et de d’apporter des définitions de gravité différenciée. Aujourd’hui, en tout cas dans le milieu du travail social, qu’on boive un verre, qu’on fume un joint ou qu’on se fasse un rail, tout est pareil, il n’y pas de nuance apportée aux notions de consommation. Le rapport Spinatch définissait que toutes les substances étaient traitées de la même manière et avec des aspects de gravité selon les substances. Ce qui amène le professionnel à avoir une action adaptée à la réalité et pas homogénéisée selon les connaissances du professionnel. Je trouve que cela nous apporte un éventail de possibilités pour nous et pour les usagers.
Et c’est pour cela que nous avons intégré au sein de notre structure, la notion de consommation non problématique. Et l’expérience que nous avons maintenant depuis une année montre que cette approche correspond très bien à la réalité et aux besoins de ces usagers-là. Nous voyons même une diminution de la consommation, si nous voulons voir les choses de ce point de vue-là, avec un passage d’une consommation problématique à non problématique.
Toutefois, qui est-ce qui définit qu’une consommation est problématique ou non ? A mon sens, il ne faudrait pas que la définition vienne uniquement des professionnels de l’addiction ou uniquement de l’usager, mais il devrait s’agir d’un dialogue. Donc cette notion de consommation problématique devrait être érigée par l’ensemble des acteurs impliqués, dans une approche communautaire.