décembre 2017
Alain Morel (Oppelia)
Il n’est plus possible aujourd’hui de comprendre le processus addictif et de trouver les meilleurs moyens de s’en protéger sans prendre toute la mesure de ses liens profonds avec les mutations du contexte culturel et social dans lequel il prospère. Cette question du « contexte » est en général réduite par l’addictologie à une dérégulation incitative de l’offre de produits (l’industrie, la publicité, le trafic) et une perte de contrôle de la demande (la surconsommation, l’excès et le passage à la dépendance). En réalité, ce qui est en jeu dans les nouveaux modes d’expression de la souffrance comme l’addiction l’est aussi au cœur des transformations de notre monde : un profond besoin de transformation du lien social.
Les évolutions sociétales et techniques considérables que nous connaissons changent non seulement notre vision du monde et de la société, mais façonnent aussi un nouvel individu 1. Le renforcement du statut et des responsabilités qui pèsent sur chacun affaiblit les systèmes de pouvoir pyramidaux et les cadres sociaux établis, mais en génèrent d’autres à fort potentiel d’autonomie comme à fort risque d’isolement et de dépendance. L’exaltation de l’individualité rend chacun de nous à la fois plus capable et plus vulnérable, plus anxieux de s’accomplir et plus conscient de ce qui l’en empêche. Le besoin de reconnaissance, de bienveillance et d’égalité dans ce que l’on donne et reçoit devient plus exigeant. Chacun devient plus sensible aux défaillances du rapport à l’autre. Là se trouve la source de beaucoup de nos maux modernes, de la déprime au burn-out professionnel en passant par l’abus de substances psychoactives.
Ces changements sont les signes de la fin d’un monde ancien et peuvent souvent être ressentis comme une menace. Mais ils sont aussi potentiellement porteurs d’une meilleure maîtrise du développement humain. Ils provoqueront d’autant moins de réactions défensives, de soubresauts, que nous saurons en tirer toutes les richesses pour créer collectivement, ici et maintenant, une nouvelle façon de vivre et d’être ensemble qui nous protège de nos propres failles. Tel est l’enjeu : pour réduire le risque d’une société aux pouvoirs algorithmés et hyper-concentrés, transformer ce qui « fait société » et faire converger nos efforts vers une nouvelle dynamique du lien social et de l’associativité 2.
Économie et organisations collaboratives, accès libre et universel aux connaissances, mouvements citoyens, démocratie sanitaire, « ne plus faire pour nous mais avec nous »… Dès lors que la question du mode de rapport entre les hommes est mise au cœur des mutations tant économiques que sociales, culturelles et politiques, nous comprenons que les réponses concrètes existent, qu’elles sont à notre portée, dans nos actes et nos modes d’organisation, nos pratiques. Coopérer, s’associer, partager sont devenus les clés du progrès humain et sans doute aussi de notre survie.
Ce lien social à construire est un mouvement de fond qui appelle « une nouvelle ère » 3 : « une société de la connaissance et de l’immatériel, de la communication et des réseaux, du capital humain, de l’éducation, de la santé et, plus largement, des services à la personne sur fond d’automation de la production matérielle » (Roger Sue, 2016). C’est dans ce sens que nous utilisons le mot coopération : plus que simplement collaborative, il s’agit d’une relation de partage, d’empathie, d’échange, d’égalité et d’altérité pour construire ensemble. Cela engage des rapports sociaux, des rapports à l’autre, où la différence n’est pas une source de conflit mais d’enrichissement, où le conflit n’est pas dénié mais identifié comme la conséquence de la non prise en compte des besoins de l’autre. C’est ce que nous apprennent la communication non-violente et d’autres approches pour « prendre soin », mais aussi, pour les institutions, ce que nous apprennent des modèles de « gouvernance partagée » et de développement de « la bienveillance » 4 : la connaissance et le respect des besoins fondamentaux de l’autre sont la condition première pour entrer en relation collaborative avec lui. La coopération permet alors de libérer la parole et de rechercher une réponse commune, une « solution », en partageant les expériences et les points de vue, en reconnaissant à chacun son pouvoir de dire et d’agir. C’est le processus même de la délibération et de la citoyenneté dans une démocratie moderne.
Ces mutations sont à l’œuvre – nous en sommes instruments et acteurs – dans les champs de l’action sociale et médico-sociale. Ainsi, par exemple, le terme d’« accompagnement » se substitue à celui de « prise en charge », et « l’usager » devient le personnage central auquel on reconnaît expertise et pouvoir d’agir sur soi et son environnement. Autrement dit, la capacité de modifier lui-même sa situation et de trouver le chemin de son mieux-être, redéfinissant du même coup le rôle des professionnels dans une collaboration et non plus dans l’octroi d’une aide au nom d’un statut (médecin, assistant social, infirmier, éducateur…) ou d’une institution dépositaire d’un savoir.
L’associativité, l’intelligence collective et la coopération ne concernent pas seulement le cadre de l’action, mais le processus de soin lui-même (le care). Ils constituent une réponse en soi à ce qui fait défaut aux personnes auxquelles elle veut apporter son aide et qui souffrent généralement d’isolement et du sentiment de ne pouvoir y changer quelque chose. L’objectif du soin ou de l’aide est dans les moyens que l’on se donne pour y parvenir. L’inclusion des usagers dans les services, la révision des systèmes de pouvoir, le développement des modalités de coopération entre pairs et avec les professionnels, leur intégration dans la gouvernance des organisations, services, établissements, associations gestionnaires, ne sont plus de l’ordre de l’utopie mais de l’expérimentation impérative.
Si ces pratiques progressent (lentement) dans la santé, elles paraissent essentielles dans le champ des addictions. Essentielles pour l’avenir de l’addictologie.
Le cerveau n’est qu’une localisation secondaire du « nœud » addictif. Il n’y a pas d’objet plus illustratif du besoin d’une approche plurielle et collaborative que l’addiction. Comment, en effet, affronter les problèmes qu’elle soulève, tout à la fois complexes, universels, individuels, inscrits dans nos modes de vie, dans notre culture, nos histoires personnelles et nos cerveaux ? Edgar Morin répond « en pensant global » c’est-à-dire en considérant l’humain dans sa nature « trinitaire », chacun étant à la fois un individu biologique et psychique, un être social et une partie de l’espèce humaine 5.
Mais comment « penser global » sinon par la coopération ? Elle seule peut contribuer à l’émergence d’une « société de la connaissance » dont la nouveauté réside moins dans les progrès de la recherche scientifique traditionnelle que dans la participation d’acteurs divers à son élaboration et à la mise en lien de savoirs et d’informations multiples.
C’est ainsi que l’on voit se développer une « science participative », reconnaissant les savoirs non spécialisés et basés sur le « crowdsourcing » 6, faisant appel à l’intelligence collective pour répondre à des problèmes que les spécialistes les plus pointus ne parviennent pas à résoudre.
C’est dans ce sens que doit se développer une addictologie collaborative et transdisciplinaire, qui reconnaisse fondamentalement l’importance des savoirs expérientiels de chacun et permette de résoudre ensemble les questions sur lesquelles nous buttons : comment améliorer l’efficience de la prévention et des soins pour que les personnes puissent mieux gérer leurs expériences de vie, pour que celles vivant avec une addiction en souffrent moins et trouvent les moyens de diminuer les difficultés qui sont à la source ?
En tant que pédagogie du pas à pas et de l’autonomisation de l’usager, la réduction des risques donne du sens, ainsi que des outils, aux pratiques d’intervention coopératives. L’intervention précoce renouvelle également les stratégies de prévention en associant l’adaptation des services pour faciliter la rencontre avec des usagers « là où ils en sont », dégagés d’un statut de malade ou de délinquant, et la capacité à « aller vers » eux sans attendre une hypothétique demande de soin.
Dans le domaine des traitements, toutes les avancées récentes, que ce soit avec l’utilisation de médicaments agonistes, de psychothérapies ou l’intégration d’outils de réduction des risques non médicaux (comme la vape), montrent que leur efficacité repose en premier lieu sur leur capacité à faire collaborer les professionnels soignants avec les usagers autour des objectifs de ces derniers et du respect de leur pouvoir d’agir eux-mêmes.
Quelle que soit leur discipline, les professionnels ont ainsi de plus en plus la fonction d’accompagner de façon collaborative les personnes ayant des comportements de consommation à risque, avec le double objectif de favoriser les autocontrôles et les usages à moindre risque, et de consolider les liens et l’inclusion sociale ; sans condition préalable d’abstinence, et, selon le gré du patient, avec plus ou moins d’interventions soignantes et/ou de recours à l’auto-support et à des groupes d’entraide.
Devant l’importance du changement qui s’opère et des nouvelles aspirations à d’autres rapports sociaux qu’il suscite, il ne s’agit plus d’inviter les usagers à seulement « participer », mais de créer les moyens et les espaces coopératifs où ils puissent s’inscrire, à tous les niveaux des institutions. Depuis le « colloque singulier », l’accompagnement individuel et la prescription médicale jusqu’à l’expression collective et l’auto-organisation, y compris dans le système de gouvernance.
Si l’on veut aller au-delà des bonnes intentions, rien de tout cela n’est possible sans des modalités concrètes, des « outils », qui sont pour une grande part à créer en tant que supports actifs des coopérations entre professionnels de disciplines et de métiers différents, et avec les usagers dans leur diversité.
Une institution de soins qui se veut apprenante et collaborative ne peut l’être sans abattre ses cloisons, qu’elles soient internes ou externes.
Comment concevoir des pratiques coopératives entre professionnels et usagers si elles n’existent pas entre les professionnels et dans le fonctionnement même des institutions qui leur donnent leur cadre de travail ? Et si elles n’existent pas dans le rapport de l’institution à son environnement ?
Un nouveau rapport entre intérieur/extérieur de l’institution est en train de voir le jour. La coordination collaborative du parcours de santé, les réseaux associatifs et les communautés extra-professionnelles prennent une place et une influence grandissantes. Les professionnels sont ainsi amenés à travailler de plus en plus avec cet environnement, en premier lieu avec les familles souvent encore délaissées, et construire des réseaux s’intriquant aux services. Un nouveau rapport entre professionnels est aussi à développer au sein des équipes dites « pluridisciplinaires ». L’accès à la complexité de faits humains tels que l’addiction exige des différents professionnels qu’ils construisent un cadre et des modalités de travail et d’échanges d’un haut niveau de transdisciplinarité, c’est-à-dire qu’ils se dotent d’une approche et d’une culture commune tout en mettant en complémentarité les compétences spécifiques.
Ainsi voit-on se dessiner les trois compétences que les professionnels doivent acquérir pour construire une addictologie collaborative, humaniste et sociale : la valorisation, le partage et la coopération.
La capacité à coopérer, et, partant, à la citoyenneté et à la démocratie, n’est pas innée. Elle s’apprend. Un apprentissage à des compétences relationnelles faites d’engagement, d’esprit d’initiative, de personnalité, de créativité, d’empathie, d’aptitude au travail collectif et à la délibération. Ces compétences sont pour beaucoup expérientielles et s’acquièrent sur le terrain, dans des conditions adéquates permettant aux uns et aux autres de s’impliquer. Benjamin Franklin disait : « tu me dis j’oublie, tu m’enseignes je me souviens, tu m’impliques j’apprends ».
Les performances (au sens qualitatif) de nos services en dépendent. Elles sont et seront de plus en plus indexées sur la qualité de l’associativité, de la coopération et sur la puissance des réseaux partagés. Le rôle des organisations est là essentiel pour former, valoriser et apporter de la reconnaissance. Toutes ces perspectives donnent en tout cas un sens puissant à un projet politique traversant l’addictologie : au-delà du développement d’actions, développer la coopération, développer des organisations et une société de la connaissance et de l’intelligence par l’échange et le partage, et créer un lien social nouveau.
Parcours de soin et partage des savoirs : parole aux usagers !
La Fédération Addiction défend la nécessité pour des professionnels de soin de se centrer sur le bien-être de la personne. C’est dans cette perspective qu’elle a lancé une démarche de trois ans pour valoriser et prendre en compte le savoir, la trajectoire et la manière dont chaque personne ayant usage du système de soin s’en empare et y participe.
> Développer les pratiques dans les structures
Ce projet veut lancer dans les équipes une réflexion pour construire des outils de valorisation de la parole de l’usager dans le système de soin : olympiades, groupes autonomes, formations à la pair-aidance… Il souhaite « donner envie d’essayer » concrètement, via l’illustration et la valorisation de ce qui se fait déjà dans notre réseau, dans un guide de la collection Repère(s) (parution en 2019).
> Faire travailler les usagers et les professionnels ensemble à l’échelle locale, régionale…
Du pilotage du projet par un groupe paritaire aux entretiens et séminaires sur site, les usagers seront les co-constructeurs de ce travail. Le projet se fonde sur une démarche régionale, et occasionnera une série de séminaires paritaires ; des questionnements pratiques thématiques adaptés aux enjeux du territoire, ils permettront le partage in real life des compétences et savoirs, entre tous les acteurs du soin des addictions.
Plus d’informations : www.federationaddiction.fr