décembre 2017
Aris Martinelli (Université de Genève)
À l’instar du sexe ou de la consommation du sucre et des produits gras, l’usage des substances psychoactives répond à un besoin humain fondamental de recherche de plaisir et de récompense 1. Par leur effet sur le système nerveux central, les substances psychotropes modifient les « états de conscience » de la personne en altérant la perception de la réalité qui l’entoure. Depuis la préhistoire, les êtres humains ont découvert les effets bénéfiques de ces substances qui se trouvent dans des plantes et les utilisent pour soulager leurs malaises et atteindre le bien-être. Néanmoins, les modalités et les motivations de consommation ont changé au fil du temps. Si dans les sociétés précapitalistes, la consommation des psychotropes répond à une variété d’usages nutritifs, médicaux, récréatifs ou rituels, avec la révolution médicale et industrielle des XIXème et XXème siècles la purification des produits, leur production de masse, ainsi que les effets du productivisme sur les êtres humains coïncident avec l’émergence d’un usage incontrôlé et risqué. Dans ce cadre, la notion de marchandisation offre une clé de lecture originale pour saisir l’évolution et les implications de ce passage pour la problématique des addictions.
Selon Polanyi (1886-1964) 2, toute collectivité produit une structure institutionnelle pour organiser ses rapports matériels avec la nature. Les institutions ne sont rien d’autre que des constructions politiques, à même d’assurer la satisfaction des besoins sociaux à travers la mise en place de principes de production et de distribution dans l’interaction entre homme et nature. Sur la base de nombreuses recherches anthropologiques, Polanyi montre que l’activité économique de satisfaction des besoins est « encastrée » dans d’autres activités sociales, culturelles et religieuses. En d’autres termes, l’activité économique est socialement régulée et ne constitue pas une sphère autonome par rapport à la vie sociale. Dans les sociétés précapitalistes, la réciprocité, la distribution, l’administration et l’échange étaient les comportements économiques caractéristiques de cette régulation sociale. Leur déploiement était assuré par des institutions telles que la symétrie, la centralité et l’autarcie. Si un surplus de production existait, il était échangé dans le commerce local (ville-campagne) et extérieur (différentes zones géographiques). Il s’agissait d’un échange pour l’usage et non, comme dans le cas de l’échange marchand, pour le profit.
Dans ce cadre, même la consommation de substances psychotropes n’est pas soumise à l’exigence de la vente pour le profit, mais « encastrée » dans des pratiques sociales plus larges qui répondent à diverses fins 3. Tout d’abord, elle assume une fonction thérapeutique dans les remèdes prescrits par le guérisseur (sorcier et/ou médecin) ou dans l’automédication. Dans les sociétés primitives, il s’agissait souvent d’un usage sacralisé, car la médecine assumait la double fonction de soulager la douleur physique et de mettre en communication le guérisseur avec les esprits malveillants responsables de la maladie. Ensuite, la fonction religieuse repose sur la croyance que l’ingestion des drogues permet de communiquer avec l’au-delà. Enfin, dans leur fonction sociale, les drogues sont utilisées pour favoriser les contacts sociaux en raison de leur effet positif sur l’humour. Il s’agit d’un usage plus « profane » où la notion d’expertise et de connaissance des produits par des tiers n’est pas centrale.
Jusqu’au IVème siècle, ces trois fonctions s’articulent et sont regroupées dans les pratiques païennes et chamaniques. Avec l’apparition des religions monothéistes, notamment chrétienne, la drogue est perçue comme une menace à même de bouleverser la distinction entre le Divin et l’humain. L’Eglise impose un monopole sur l’usage thérapeutique des psychotropes jusqu’au XIIe siècle quand, à l’issue des croisades, l’on découvre l’usage des substances psychotropes telles que le café, le thé, le cannabis, l’opium, par les populations arabes et du Moyen-Orient. Dans ce cadre, on assiste à l’apparition d’un savoir-faire médical spécifique dont la figure des apothicaires (précurseurs des pharmaciens modernes) des XIIIème et XVème siècles est emblématique de la nouvelle tendance du monopole médical de la fonction thérapeutique des drogues. Dans les sociétés précapitalistes, on dénombre une variété de pratiques et d’usages des substances psychotropes selon les pays et les époques. De manière générale, les cas pathologiques de consommation sont peu fréquents. D’une part, la consommation est soumise à des pratiques sociales, culturelles et religieuses collectives permettant un usage modéré et contrôlée des psychotropes, et n’est jamais une « affaire individuelle ». D’autre part, les produits sont moins dangereux pour la santé des consommateurs. Ce n’est qu’avec l’émergence des sociétés industrielles que des problèmes d’addiction de masse surgissent.
L’émergence d’une société de marché bouleverse les institutions précapitalistes et entraîne des nouveaux rapports entre les hommes. Pour Polanyi, la société marchande menace la « subsistance de l’homme », puisqu’elle subordonne toutes les fonctions sociales à la seule fonction économique de production et d’échange pour le gain. L’essor de la Révolution industrielle à la fin du XVIIIème siècle, en Angleterre, instaure un mode de production, dont le seul mobile est la recherche du gain. Le travail humain, l’environnement et la monnaie, sont entraînés dans ce mouvement. La séparation du travail d’autres activités de la vie sociale est opérée à travers l’expropriation des travailleurs de leurs produits et outils de travail. L’abrogation des lois Speenhamland (1795-1834), garantissant à chacun un revenu de subsistance, crée une armée de prolétaires contraints à vendre leur force de travail selon les conditions imposées par les employeurs. La terre est subordonnée aux logiques industrielles de rentabilité ; le sol (et ses produits) devient lui-même objet du commerce, la production s’intensifie et les produits agricoles entrent dans la sphère du libre-échange.
Pour Karl Marx 4 (1818-1883), l’absence de contrôle social sur les processus de production, de distribution et de contrôle des richesses, exclut un grand nombre de personnes de la jouissance de celles-ci. La vie d’une large majorité de la population est déterminée par les aléas des propriétaires des marchandises, qui décident des conditions, rythmes et finalités de la production. Celle-ci ne correspond plus, comme dans les sociétés primitives, à des pratiques sociales collectives, mais s’inscrit dans un rapport d’exploitation, où la source de profit réside dans l’appropriation d’un surtravail par un groupe de personnes, qui détient la propriété des moyens de production et distribution. Les rapports sociaux de production marchands impactent sur la conscience et le comportement des personnes. Pour Marx, dans la production marchande, les travailleurs sont aliénés. D’une part, ils deviennent eux-mêmes une marchandise qui est vendue sur un marché du travail. D’autre part, leur travail devient un objet extérieur à l’homme, une chose qui existe indépendamment de lui, qui ne se déploie plus comme une libre activité physique et intellectuelle, mais comme un travail contraint. En tant que travail subordonné, il n’est pas la satisfaction directe d’un besoin, mais seulement un moyen de les satisfaire.
La conscience que l’homme a de son genre et de sa place dans le monde se transforme donc du fait de l’aliénation qui caractérise l’ensemble des rapports sociaux. Pour Marx, ces rapports sont mythifiés, car la marchandisation présente les rapports sociaux comme des rapports entre les choses (ou objets). Il y a dès lors une personnification des objets et une chosification des êtres humains. D’un côté, la valeur des marchandises apparait comme une qualité intrinsèque de celles-ci, et non pas comme étant le produit du travail humain. De l’autre, l’être humain est appréhendé comme une marchandise, c’est-à-dire un objet acheté et vendu sur un marché.
Le besoin en substances psychoactives n’échappe pas à la dynamique de marchandisation. Premièrement, la production pour le gain entraine le « désencastrement » des pratiques de consommation de psychotropes d’une certaine régulation sociale, qui permettait une consommation contrôlée dans le cadre de moments festifs et rituels collectifs. La production industrielle inonde les marchés de psychotropes, en rendant accessibles, à tous et à tout moment, des produits, que les civilités précapitalistes ont parfois mis des millénaires à découvrir et utiliser. Deuxièmement, la marchandisation des psychotropes s’accompagne d’une purification des produits, qui les rend à la fois plus efficaces pour assurer leur fonction thérapeutique, mais aussi plus dangereux pour la santé des consommateurs. Pharo parle d’un emballement psychoactif des produits qui se traduit par la spéculation marchande sur le goût pour stimuler la consommation (et donc la vente) de chaque produit5. Troisièmement, le travail aliéné accroit le besoin de récompense et de plaisir.
La commercialisation et la production industrielle d’opium sont un exemple emblématique et bien documenté des effets de la marchandisation sur la consommation d’une substance psychoactive. Utilisé depuis le VIème millénaire av. J.-C. dans des rites religieux et, dans l’antiquité, comme remède naturel pour apaiser la douleur et l’anxiété, le pavot subit une marchandisation qui est à l’origine de la plus grande intoxication du monde 6. La Chine connaissait depuis longtemps les emplois médicaux du produit transmis par les Arabes et, jusqu’au XVIIème siècle, sa consommation répondait à des besoins médicaux et hédonistes. Ce n’est qu’avec l’introduction massive du tabac et de l’opium, d’abord par les Hollandais, puis par les Anglais (dès 1713), que ce psychotrope inonde les marchés. En Chine, on dénombre 200 caisses d’opium de 60 kilos débarquées en 1729, 4’000 en 1792, 6’000 en 1817 et près de 40’000 caisses en 1837 ! 7 [7] Cette expansion du marché repose sur une culture intensive du pavot en Asie du Sud-Est, ce qui bouleverse le rapport des populations avec leur environnement de vie.
Si par le passé l’opium était avalé sous diverses formes (boissons, grains, etc.), c’est de l’opium fumable (combiné au tabac) qu’introduisent les Occidentaux. Il s’agit d’une substance qui engendre plus facilement l’abus et la dépendance puisque les principes actifs remontent plus vite au cerveau. Le risque d’une dépendance est moindre pour l’opium absorbé oralement, car ce mode de consommation atténue l’effet des principes actifs et provoque des nausées qui incitent à un usage modéré. Les premiers phénomènes de consommation pathologique des psychotropes apparaissent donc avec la marchandisation du pavot. Celle-ci implique une disponibilité accrue et une purification du produit, ce qui en augmente la dangerosité, qui intervient dans un contexte social où le besoin de récompense et de plaisir augmente.
Cette dynamique sera renforcée avec la découverte des principes actifs de la morphine et l’héroïne et de leur diffusion dans le milieu hospitalier et dans les guerres du début du XIXème siècle. À partir de la morphine et de l’héroïne, d’autres drogues de synthèses sont découvertes en 1874, et commercialisées par Bayer à partir de 1898 8 [8]. La découverte des alcaloïdes au milieu du XIXème siècle favorisera l’apparition d’autres drogues de synthèse (amphétamines, opiacés, barbituriques, LSD, etc.). L’ère des industries pharmaceutiques commence. C’est la consécration, en quelque sorte, du long processus de marchandisation des substances psychoactives par leur détachement définitif de la nature et du contrôle social sur leur usage.
En conclusion, le concept de marchandisation permet de relever la complexité du défi actuel des politiques des addictions. Celui-ci se manifeste dans la tension entre, d’une part, la gestion privée de la production et la distribution des psychotropes et, d’autre part, par leur contrôle social fondé sur un processus démocratique, où les membres de la collectivité (usagers, professionnels, représentants d’institutions, etc.) décident des modalités de réglementation et des pratiques d’usage des psychotropes.