décembre 2011
Maude Waelchli (Hôpital du Chablais) et Olivier Simon (Service de psychiatrie communautaire, Lausanne)
Les tests de dépistage de drogues sont parfois utilisés dans les contextes scolaire et professionnel pour vérifier si un élève ou un collaborateur a consommé des substances illicites. Cette pratique soulève des questionnements multiples. Au niveau éthique, au niveau juridique, mais également en ce qui concerne l’efficacité de la mesure et la signification des résultats obtenus. Même en admettant que ces questions pourraient être résolues par les dispositions de droit constitutionnel qui encadrent strictement toute atteinte à la protection de la personnalité, des questions demeurent. Quelles seront les conséquences si un collaborateur refuse de se soumettre à ce test? Quelles seront les sanctions concrètement envisageables pour un élève positif au test du cannabis? Que souhaite-t-on mesurer au juste avec un test de dépistage? Quelles informations nous donne-t-il à propos de la fréquence et de la modalité de consommation de substances illicites?
L’objectif de cet article est de faire le point sur les pratiques et réflexions au sujet de l’usage des tests de dépistage dans les milieux scolaire et professionnel en Suisse. Après un bref état des lieux, nous considérerons les documents rédigés par le préposé fédéral à la protection des données et les réactions de plusieurs associations professionnelles concernées par le domaine des dépendances. Nous présenterons ensuite les récentes recommandations de la Plateforme éthique du Groupe Pompidou (Conseil de l’Europe). Nous terminerons par quelques réflexions critiques vis-à-vis du contexte helvétique.
Il n’existe actuellement pas de bases légales spécifiques encadrant la pratique des tests de dépistage de drogues. Par contre, le Préposé fédéral à la protection des données a publié différents communiqués officiels à propos de la pratique des tests de dépistage, notamment pour ce qui concerne les personnes en cours d’apprentissage. Il rappelle à ce sujet, dans un rapport de 2001 1, que seul un intérêt prépondérant en matière de sécurité ainsi que le consentement de l’apprenti peuvent justifier de tels tests. Si l’intérêt en matière de sécurité n’est pas prépondérant, la protection immuable de la personnalité passe avant les autres intérêts de l’employeur. Dans ce texte, il est également rappelé que seule la répétition d’un test peut fournir des résultats fiables.
Le groupe de travail qui a rédigé le rapport de 2001 ainsi que différentes associations professionnelles du domaine de l’addiction ont en outre souligné à plusieurs reprises que la pratique des tests de dépistage présente un caractère répressif sans offrir de solution globale au problème de la toxicodépendance et sans donner d’informations sur la situation spécifique de la personne qui a consommé 234. En effet, un résultat positif indique seulement que la personne peut avoir consommé une substance illicite, mais ne donne aucune information sur le moment de la consommation, sa fréquence, sa modalité. L’ensemble des documents rédigés au sujet de la pratique des tests de dépistage rappellent leurs limites en termes de fiabilité.
En préambule du rapport précité, il est souligné que:
«Le contrôle urinaire, qui est un acte médical, constitue une atteinte à la personnalité et présuppose donc l’existence d’un motif justificatif ainsi qu’une réglementation spécifique fixant les conditions dans lesquelles un test peut être ordonné, les modalités d’exécution et les dispositions relatives au traitement des données» 5.
L’article 36 de la Constitution suisse rappelle les conditions de restriction d’un droit fondamental, à savoir: l’existence d’une base légale, la justification par l’intérêt public ou par la protection d’un droit fondamental d’autrui, et le caractère proportionné au but visé. Dans ce contexte, il peut apparaître licite de proposer des tests de dépistage aux professionnels des transports, de la construction et à ceux qui manient des substances dangereuses, s’ils consentent à cette pratique. Dans ces professions, la violation d’une norme de sécurité peut mettre en danger la vie de l’employé ou d’un tiers. Toutefois, en l’absence de bases légales spécifiques en la matière, le groupe de travail qui a rédigé le rapport de 2001 rappelle fermement l’exigence d’obtenir le consentement de la personne concernée. Pour que la personne puisse valablement consentir au test, elle doit être informée du but, des modalités et des conséquences de la procédure. Si toutefois l’intérêt en matière de sécurité n’est pas prépondérant, la protection de la personnalité passe avant les intérêts de l’employeur et le test ne doit pas être effectué, même si le collaborateur donne son accord 6.
Le rapport de 2001, conformément aux lois encadrant le secret professionnel, rappelle en outre que le médecin qui effectue le test ne peut transmettre à l’employeur que l’aptitude de la personne à occuper le poste en question.
Dans un communiqué de 2003, la Commission fédérale de la protection des données (CFPD) a confirmé la position du PFPDT de 2000 selon laquelle le dépistage généralisé de drogues auprès de tous les apprentis d’une entreprise est illicite 7.
En mai 2007, le PFPDT a recommandé aux CFF de fixer des valeurs-limites claires pour les tests de dépistage de drogue et d’alcool qu’ils proposent à leurs collaborateurs pour des raisons de sécurité. Il invitait également les CFF à ne pas traiter les données des personnes présentant un taux inférieur à la valeur limite, notamment pour ce qui concerne les éventuelles consommations hors du travail. En juillet 2007, les CFF ont publié un communiqué de presse pour affirmer qu’ils continueraient de procéder à des tests de dépistage de drogue auprès de leurs candidats collaborateurs qui souhaitent exercer des fonctions de sécurité. Ces tests sont effectués à l’embauche et peuvent être, le cas échéant, répétés en cas de soupçon fondé de consommation. Les CFF ont refusé de fixer des valeurs-limites, estimant que cette tâche ne leur incombait pas.
En août 2007, le PFPDT a donc demandé à l’Office fédéral des transports de fixer des valeurs-limites contraignantes pour les tests relatifs à la consommation de drogues et d’alcool auprès du personnel des entreprises des transports publics 8. Le but de cette requête était «d’une part de fixer, dans l’intérêt de la clientèle, des valeurs-limites pour toutes les substances susceptibles de mettre en péril la sécurité du trafic, et d’autre part d’obtenir des CFF qu’ils ne traitent plus les données relatives à la consommation de drogues des employés pendant leurs loisirs si leur aptitude à la conduite n’est pas affectée durant leur service» 8. En 2008, l’Office fédéral des transports a communiqué que serait appliquée une politique de tolérance zéro pour les mécaniciens de locomotive et pour les agents de train 9.
Globalement, le dépistage effectué par le médecin scolaire est une mesure «de prévention secondaire qui vise à améliorer la situation sanitaire de la personne concernée. Mais elle n’a de sens qu’à condition qu’on puisse mettre en place des mesures qui puissent agir dans ce sens. Cette condition n’est pas toujours respectée. Les dépistages ont pu servir à la mise à l’écart de groupes indésirables.» 10
En ce qui concerne plus particulièrement le dépistage de consommation de substances illicites, la Société suisse de médecine de l’addiction (SSAM), l’Institut suisse de prévention de l’alcoolisme et autres toxicomanies (ISPA) 11, le Fachverband Sucht (FS) et le Groupement Romand d’Études des Addictions (GREA) ont publié une déclaration commune au mois d’avril 2008 à propos de la pratique de tests de dépistage de drogues à l’école.
«Contrairement à l’apparence, de telles mesures ne peuvent pas répondre de manière efficace au problème préoccupant de la consommation de substances durant la scolarité. Les professionnels actifs dans le champ des addictions prennent donc vigoureusement position contre le recours aux tests de dépistage en milieu scolaire, et dénoncent les moyens insuffisants alloués aux professionnels de la santé intervenant à l’école.» 12
Le repérage des situations à risque via d’autres indices que les données biologiques est encouragé, en insistant sur l’importance du dialogue, ainsi que sur la nécessité «d’éviter les situations ambiguës et humiliantes liées au climat de suspicion généré par les tests.» 2
Dans certaines écoles privées de Suisse romande 13, les tests de dépistage ont été effectués dans le but d’exclure les élèves positifs au test, afin de garantir l’illusion d’une structure scolaire «sans drogue». Comme soulevé plus haut, il est légitime de se demander dans quelle mesure la situation personnelle des élèves exclus pourrait se trouver améliorée par cette mesure de dépistage et par la sanction attribuée.
L’Association des médecins de Genève a d’ailleurs envisagé des sanctions pour les médecins qui participeraient à des tests de dépistage non volontaires auprès d’élèves et d’apprentis 14. L’ISPA et l’OFSP ont de leur côté édité en 2004 la brochure École et cannabis, document qui propose des stratégies d’intervention qui excluent le recours à l’utilisation de tests de dépistage 15.
Il semble ainsi difficile de définir dans quelle mesure la pratique de tests de dépistage de drogues à l’école pourrait amener des bénéfices aux écoliers et aux élèves qui devraient s’y soumettre. En l’absence de preuves des effets positifs ou de l’efficacité préventive d’une telle mesure, d’autres stratégies de communication et de prise en charge semblent s’imposer.
Le Groupe Pompidou est un organe intergouvernemental multidisciplinaire réunissant des experts de différents pays européens œuvrant pour la lutte contre l’abus et le trafic de drogues. Il est intégré au Conseil de l’Europe. La plateforme sur les questions éthiques et déontologiques du Groupe Pompidou a rédigé un avis sur la pratique des tests de dépistage dans les milieux scolaire et professionnel 16, dont nous résumons ici les grandes lignes.
En préambule, le groupe d’experts rappelle que «l’article 8 de la Convention européenne des Droits de l’Homme garantit le droit au respect de la vie privée et familiale de tout individu. Il stipule qu’il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique est nécessaire à (…) la protection de la santé ou à la protection des droits et libertés d’autrui.» 17
La plateforme estime que le dépistage en milieu professionnel peut s’apparenter à une intrusion dans la vie privée du travailleur, même si la dangerosité consécutive au fait d’être sous l’emprise d’une substance psychoactive pourrait éventuellement justifier un tel dépistage. Le groupe de travail préconise, à cet égard, que les Etats se dotent de règles communes pour définir les métiers à risque ainsi que la mise sur pied de protocoles communs pour l’évaluation de l’aptitude des travailleurs à occuper leur poste à un moment donné. Il est également avancé que le principe de précaution ne justifie pas à lui seul la violation du secret professionnel, mais peut légitimer un renvoi à la médecine du travail en cas de doute sur l’aptitude d’un employé tout en préservant la confidentialité et le respect de la vie privée du collaborateur. De simples tests ne sauraient remplacer la mise en place de systèmes de sécurité qui permettent de remplacer un collaborateur inapte au travail au pied levé, comme par exemple la présence d’un copilote. La plateforme encourage ainsi les Etats à se pourvoir d’une législation sur une médecine du travail indépendante et liée par le secret professionnel.
En ce qui concerne plus spécifiquement le dépistage à l’embauche, la plateforme estime qu’il représente une atteinte d’autant plus grave aux droits fondamentaux que toutes les conventions internationales reconnaissent en principe le droit pour chacun au travail et l’interdiction de la discrimination à l’embauche. Constater qu’un candidat collaborateur consomme parfois des substances illicites ne permet en effet pas de prédire qu’il se rendra un jour au travail sous l’emprise de telles substances. Le groupe de travail souligne les risques concrets de stigmatisation et de discrimination découlant de la pratique des tests de dépistage à l’embauche, et rappelle par ailleurs que l’absence d’emploi peut devenir un élément déclencheur d’une consommation problématique. Les membres de la plateforme estiment qu’il y aurait lieu d’interdire la pratique de tests de dépistage à l’embauche et souhaitent une réglementation claire en la matière.
Concernant la pratique de tests de dépistage en milieu scolaire, les membres de la plateforme des questions éthiques et déontologiques du Groupe Pompidou soulignent en premier lieu l’absence de lien confirmé entre ce genre de pratique et son éventuelle fonction de prévention. Ils relèvent le risque de stigmatisation et d’exclusion qui pourrait découler de cette pratique, sans que cela n’apporte aucun avantage aux étudiants, aux élèves ou aux apprentis en termes de ressources.
Ils rappellent également la mission pédagogique des enseignants et des structures scolaires, censées contribuer au développement des connaissances et soutenir l’élève dans le processus de maturation. Ils pointent la fonction policière qui serait attribuée au milieu éducatif si des tests de dépistage étaient effectués dans les écoles. Au contraire, ils soutiennent et encouragent la mise en place de méthodes de prévention visant la réduction des dommages, dont de nombreux travaux ont prouvé une efficacité supérieure par rapport aux campagnes de promotion d’abstinence 18. Les experts concluent leur avis en soulignant que le principe de précaution ne peut pas justifier ce qu’ils estiment être une véritable atteinte à l’intégrité des élèves.
La plateforme du groupe Pompidou émet dans son rapport douze recommandations concernant la pratique des tests de dépistage en milieu scolaire. On note en particulier les éléments suivants 19:
Il émerge des prises de position des différents professionnels intervenant dans le domaine des dépendances un consensus et un positionnement opposé à la pratique des tests de dépistage, notamment en ce qui concerne le milieu scolaire, le dépistage à l’embauche et celui pour les professions «non à risque».
On constate cependant une pression récurrente des fabricants de tests de dépistage. La proposition d’utilisation de ces tests accrédite une perception de l’addiction comme d’un agent infectieux qu’il suffirait d’éradiquer, omettant le fait que la contagion est un phénomène passif alors que la consommation d’une substance repose sur une démarche fondamentalement active. En promouvant leur produit et en le rendant d’accès aisé via internet, les industriels s’appuient sur le caractère intuitivement (et illusoirement) pertinent des tests de dépistage.
Ces efforts de promotion peuvent aller jusqu’à encourager l’utilisation des tests au sein de la famille ou, dans certains pays, auprès des compagnies d’assurances. Dans cette perspective, l’industrie peut compter sur la réceptivité des médias, des intervenants politiques et du public.
En Suisse, la situation en matière de médecine scolaire est très variable d’un canton à l’autre. Les écoles ne sont pas systématiquement dotées du support de professionnels sociosanitaires pouvant recadrer ce genre de demandes, et être une ressource au quotidien dans la gestion de situations de doutes quant à la consommation de stupéfiants de la part d’élèves, étudiants ou apprentis22.
En ce qui concerne la collaboration avec la médecine du travail, il convient de rappeler que le médecin référent est lié par le secret professionnel. En cas de tests de dépistage pour les professions «à risque» et avec le consentement du collaborateur, il n’est autorisé qu’à communiquer l’aptitude au travail à un moment donné. La question du consentement, dans le contexte du lien avec l’employeur, est toutefois sujette à caution. Afin de prévenir des situations de pression et/ou de chantage, le préposé fédéral à la protection des données a estimé que le seul consentement du collaborateur ne suffisait pas et devait s’accompagner d’un intérêt public prépondérant.
L’analyse des pratiques et des documents d’experts dans le contexte suisse souligne la nécessité d’asseoir les tests sur une base légale et sur une analyse de la proportionnalité de la mesure envisagée. En contrepartie, on note cependant que le caractère strictement nécessaire et la question de l’efficacité a priori de la mesure, ne sont que rarement interrogés. De plus, une telle mesure, dès lors qu’elle est mise en œuvre devrait, selon les principes du droit international public (Principes de Syracuse), être limitée dans le temps et faire l’objet d’une réévaluation périodique. Il s’agit de s’assurer régulièrement que l’ensemble des conditions qui ont motivé la mesure à un moment donné sont toujours d’actualité, ce qui inclut l’évaluation de l’efficacité, a posteriori. Force est de constater qu’une telle réévaluation n’a pratiquement jamais lieu et que les restrictions prises à un moment donné ont de ce fait une fâcheuse tendance à échapper par la suite à toute remise en question, sinon celle de leur extension.
Les débats au sujet des tests ont été et seront récurrents, sous la double pression d’une attente du public et de l’existence d’un marché lucratif des tests. Ici comme dans d’autres domaines des addictions, l’intervenant doit contribuer de manière proactive à la compréhension du public quant aux alternatives de prévention, fondement de l’analyse des principes de nécessité et de proportionnalité dans un état de droit.