décembre 2011
Jacques Besson (Société suisse de médecine de l’addiction (SSAM), Lausanne)
Pendant longtemps, les problèmes d’alcool et de drogues n’ont pas intéressé les médecins, qui y voyaient avant tout des problèmes sociaux qui les confrontaient souvent à leur impuissance. Les institutions psychiatriques géraient surtout les crises et les urgences. La situation a changé avec l’apparition de l’épidémie du SIDA et avec l’essor des neurosciences. Les concepts d’alcoologie dans les années ’90, puis d’addictologie dans les années 2000 ont donné un statut scientifique et interdisciplinaire au champ des addictions. En fonction des contextes régionaux on a assisté, et on assiste encore, à une dialectique du rapprochement et de l’éloignement entre les acteurs de la psychiatrie et de ceux des addictions. Il faut dire que la complexité est grande dans les deux champs.
Du côté de la psychiatrie, trois grands champs sont émergents: la psychiatrie biologique, tout empreinte de l’essor des neurosciences, même si la psychopharmacologie reste à l’arrière au niveau de nouveaux développements applicables en clinique; la psychiatrie psychothérapeutique, centrée sur l’individu, héritière des grandes écoles de pensée, comme la psychanalyse, l’approche systémique ou les thérapies cognitives et comportementales, en passant par les approches centrées sur la personne ou des thérapies plus récentes comme l’EMDR 1 (Eye Movement Desensitization and Reprocessing); enfin, la psychiatrie sociale et communautaire, préoccupée des relations entre l’individu, la communauté et la société, avec des dispositifs permettant d’accéder aux populations vulnérables dans leur milieu par des équipes de mobilité et de liaison.
De son côté, l’addictologie est devenue de plus en plus inclusive, dans un continuum allant des drogues illégales aux comportements liés aux nouveaux médias électroniques, dans un déplacement du discours sur les substances passant aux caractéristiques des personnes vulnérables, tant en termes biologiques, que psychologiques ou sociaux. Ainsi apparaît une famille de troubles d’apparence hétérogène, où sont visibles des facteurs communs, issus de la génétique, de l’histoire individuelle ou du contexte socioculturel, que l’on pourrait qualifier de «troubles du spectre addictif», un peu sur le modèle du spectre autistique (TSA) ou du spectre schizophrénique.
Fondées sur les nouvelles technologies que sont la biologie moléculaire et l’imagerie cérébrale fonctionnelle, les neurosciences constituent un corpus de sciences reliées par leur préfixe, allant de la génétique aux sciences sociales en passant par des approches cliniques ciblées sur les comportements. On assiste tout autant à l’essor des neurosciences fondamentales en laboratoire qu’aux neurosciences cliniques, dans les hôpitaux et les consultations. Il y aussi cette catégorie porteuse d’espoir et d’innovation que sont les neurosciences translationnelles: on entend par là le champ expérimental reliant les modèles animaux à la clinique, et réciproquement.
Dans ce continuum, la psychiatrie doit se situer entre sciences naturelles et sciences humaines, à sa juste place qu’est la clinique.
Le modèle bio-psycho-social est-il d’actualité aujourd’hui ? Toujours au risque d’une juxtaposition des savoirs, le modèle proposé par Engels a tout à fait bien survécu. Face à la complexité des problèmes de nos sociétés contemporaines, les approches linéaires et spécialisées n’ont aucune chance d’avoir raison seules, et force est de constater qu’il n’y a que les approches interdisciplinaires pour créer l’intelligence collective nécessaire pour aborder la complexité de thématiques telles que l’addiction. Dès lors, le modèle bio-psycho-social peut rendre de grands services pour soutenir au plan théorique la nécessaire interdisciplinarité dans le champ pratique. On peut évoquer, ici, la réflexion anthropologique d’Edgar Morin quand il mentionne dans les «savoirs pour l’éducation du futur» 2 la représentation de l’esprit dans une boucle qu’il qualifie de «boucle cerveau-esprit-culture». L’esprit est ainsi compris entre le corps et la communauté.
La cooccurrence des troubles mentaux et de troubles addictifs est très élevée, que ce soit de manière primaire ou secondaire, et ce fait est dorénavant bien établi scientifiquement. Toutefois, on ne saurait réduire la dimension psychiatrique des addictions à celle des comorbidités. En effet, «un plus un n’égale pas deux», car la coévolution d’un trouble mental et d’un trouble addictif ne se résume pas à leur juxtaposition, mais bien au contraire ajoute un niveau de complexité supplémentaire. Ceci peut être lié à la complexification au fil des années, mais aussi à des facteurs de vulnérabilité communs sous-jacents, notamment autour des troubles anxieux. De plus, apparaissent ces dernières années des travaux scientifiques qui montrent l’existence d’une psychopathologie spécifique, propre à l’addiction.
En effet, les neurosciences cognitives s’intéressent toujours de plus près au système cérébral de la prise de décision. Par ailleurs, nos connaissances sur la plasticité cérébrale s’élargissent de plus en plus, mettant en évidence les capacités du cerveau d’automatiser des procédures acquises après un apprentissage. Dès lors, on peut considérer aujourd’hui l‘addiction comme une pathologie de la mémoire, où se jouent des vulnérabilités individuelles dans le système de prise de décision, dans une interaction gènes-environnement 3.
Une excellente illustration de ce qui précède concerne la psychotraumatologie. En effet, de plus en plus d’évidence scientifique s’accumule pour montrer que les traumatismes et les stress précoces ont un impact très important sur la santé physique et mentale ultérieurement. Des auteurs récents parlent à juste titre d’épidémie cachée 4. Car, si on les cherche, on trouve des antécédents traumatiques dans les addictions dans plus de 50% des cas, certaines études allant jusqu’à 80%. Abus sexuels, violences intrafamiliales, carences et négligences graves forgent un apprentissage et des mémoires implicites qui vont sérieusement handicaper le jeune adulte en termes de troubles anxieux et adaptatifs. Il ne s’agit pas seulement de l’état de stress post-traumatique, mais aussi de stress et de traumas tout au long de l’enfance et de l’adolescence. D’ailleurs, la future édition de la classification américaine de psychiatrie, le DSM V, a déjà retenu la nouvelle catégorie de «Developmental Trauma Disorder (DTD)». De plus, ces données cliniques sont corroborées par des études translationnelles sur le modèle «Stress et addiction», tant chez l’animal que chez l’homme en imagerie cérébrale fonctionnelle. En effet, dans le cortex préfrontal, ce sont les mêmes régions qui traitent l’augmentation de la peur et de l’envie de consommer des drogues (cortex pré-frontal supérieur) ainsi que la réduction de cette peur et de cette envie de consommer (cortex préfrontal inférieur). Dès lors, ces études doivent permettre de développer des thérapies innovantes tant au niveau pharmacologique que psychothérapeutique. D’ores et déjà l’EMDR a fait ses preuves dans la désautomatisation des états de stress post-traumatiques. Des études préliminaires dans les situations de stress et addiction semblent prometteuses 5.
Au-delà des pharmacothérapies et des psychothérapies, la psychiatrie communautaire essaie de penser les rapports entre psychopathologie et communauté, dans une logique du rétablissement. En un siècle, la psychiatrie a évolué de l’asile à la communauté, en passant par la désinstitutionalisation. La logique a passé de la protection à la réhabilitation pour aboutir au rétablissement, où le patient actualise ses compétences par des connexions avec le milieu ouvert; il est devenu le moteur de son traitement, dans un esprit motivationnel et d’ «empowerment». Dans cette approche, on tient compte de la maladie, mais surtout de ses conséquences en termes de déficiences, d’incapacités et de désavantages. Dès lors, les traitements (dans une logique médicale) doivent être suivis d’apprentissages (logique de réhabilitation) puis de connexions et d’empowerment (logique du rétablissement).
Une nouvelle approche clinique intégrant toutes les dimensions mentionnées ci-dessus a été élaborée sur la Côte Est des Etats-Unis 4: il s’agit du «Phase oriented treatment». Ce traitement tient compte des handicaps psychosociaux souvent sévères des populations traumatisées, mais recouverts par des symptômes stigmatisants comme l’addiction. L’idée est d’intégrer les connaissances neurobiologiques sur le traumatisme au processus de soins visant le rétablissement. Les phases sont au nombre de quatre:
Ce modèle du traitement orienté en phases (TOP) a été adopté par le Service de psychiatrie communautaire du CHUV et se prêtera à des recherches cliniques et neuroscientifiques.
Finalement, on ne saurait occulter la dimension existentielle des addictions. Le rôle de la spiritualité est maintenant bien établi scientifiquement 6 tant pour son rôle préventif que dans le rétablissement. A l’instar des Alcooliques anonymes et des Narcotiques Anonymes, les approches spirituelles s’inscrivent dans la «boucle cerveau-esprit-culture» et restaurent du lien et du sens pour les patients naufragés de la communauté. Ici encore, l’imagerie cérébrale fonctionnelle apporte sa contribution scientifique en montrant l’efficacité de telles approches, notamment pour la pleine conscience (mindfulness). Les rapports entre psychiatrie et religion ont été longtemps occultés, mais ils reviennent en force dans une nécessaire interface pour le rétablissement de nos patients. L’addiction, de ce point de vue, peut aussi être comprise comme une pathologie du lien et du sens.
Ainsi face à la question initiale: Quel est le rôle de la psychiatrie dans les addictions ? Nous espérons avoir donné quelques éléments de réponse utiles aux intervenants de terrain: