décembre 2011
Dominique Quiroga-Schmider (ancienne professeure HES en Travail social, Genève)
Au travers des études de clientèles, des statistiques des services, des rapports d’activité, et des préoccupations récurrentes exprimées par les professionnels, la présence de troubles psychiques chez les personnes fréquentant les services d’aide et soins semble en constante augmentation et en aggravation.
À l’heure de la détection précoce, les troubles psychiques sont-ils en augmentation ou est-ce notre perception qui a profondément changé ?
Hier…
Dans les années 70 au sein des services sociaux, la question ne se posait pas! La psychiatrie et ses terminologies restaient un autre univers, passablement distant et fermé. Les troubles psychiques ne faisaient pas partie de nos indicateurs statistiques et nous portions un regard beaucoup moins médicalisé sur les clients, leurs situations et leurs comportements. Il s’agissait surtout de les cerner dans une démarche d’évaluation partagée avec les intéressés et centrée sur leurs ressources face aux problèmes identifiés, pour ensuite les résoudre ou du moins les endiguer au mieux.
Les institutions sociales publiques et les associations ainsi que les services privés étaient subventionnés sur la base d’une mission générale et d’un budget global de fonctionnement.
La prise en charge des exclus et des mis en marge, la définition de leurs besoins et les réponses à apporter, étaient ainsi largement déléguées à la gestion des travailleurs sociaux et des associations, en une sorte de contrat-confiance, voire même de chèque en blanc sous condition de relative tranquillité publique.
Aujourd’hui…
Ces deux dernières décennies, les questions sociosanitaires sont devenues des questions politiques sensibles, progressivement coincées entre coûts de la santé et réduction des budgets de l’Etat… et leur financement, une patate de plus en plus chaude sur fond de ventilation comptable LAMAL, AI ou Assistance Cantonale!
Dans un contexte de réduction des charges budgétaires dévolues à l’Etat, la gestion des problématiques sociosanitaires vise avant tout à en réduire les coûts, à attribuer chaque centime versé à une intervention balisée et certifiée efficiente dans un plan quadriennal, et si possible même, à transférer ledit centime sur un autre budget que le sien….! Le regard porté sur la clientèle des services d’aide et soins et la pensée comptable sont deux éléments qui se tricotent ensemble, et cette trame a littéralement dopé notre tendance à médicaliser toute problématique sociale. Car mettre en exergue une facette plutôt médicale, permet aussi leur prise en charge par la LAMAL. La facette sociale des problématiques, elle, restant généralement à charge des budgets cantonaux.
Dans cette évolution des regards portés sur les problématiques sociosanitaires, d’autres facteurs entrent bien sûr également en ligne de compte et viennent influer sur les pratiques actuelles.
Une «démocratisation» des diagnostics
Les diagnostics ont certainement permis une importante avancée dans la compréhension et la lisibilité des troubles psychiques, et donc aussi dans la reconnaissance du statut de malade et de la légitimité des aides et soins pour des personnes en souffrance.
Dépression et stress au travail sont aujourd’hui identifiés comme étant les problèmes majeurs de santé mentale dans nos sociétés «new public managées» et supra-développées. Concernant la dépression, qui vient vider peu ou prou ceux qu’elle touche d’une grande part de leur énergie et de leur capacité à faire face aux évènements de la vie, elle toucherait environ un tiers de la population une fois dans leur vie. Au vu de l’ampleur des coûts directement ou indirectement générés, c’est un enjeu de santé publique qui fait maintenant partie des axes prioritaires de la Confédération et de la plupart des cantons.
En matière de troubles psychiques et concernant les diagnostics posés, les associations d’usagers regroupant des patients souffrant de telle ou telle affection (schizophrénie, troubles bipolaires, TOC, notamment) témoignent souvent de trajectoires de santé traversées par plusieurs diagnostics successifs, égrenés au fil du temps, et de la difficulté à en cerner précisément les contours.
Il suffit par ailleurs de suivre l’état des récents débats à propos du futur DSM V pour poser sur toutes ces appellations un œil pragmatique. Les vives controverses quant à l’apparition de nouvelles catégories et la disparition de certaines autres, démontrent de façon éclatante que le consensus qui paraît faire vérité, est avant tout une question de convergence de points de vue, eux-mêmes à situer dans un contexte sociétal… Et qu’à certains moments, certains d’entre eux pèsent bien plus lourd que d’autres!
Comme toute bonne chose, les diagnostics sont dès lors à prendre avec passablement de prudence. Ce d’autant qu’ils contribuent également à une définition aisément stigmatisante des personnes, source de souffrance et de vulnérabilité.
Une banalisation des traitements médicamenteux
Sur le plan des traitements, les médications et les prescriptions se sont affinées, et cherchent aujourd’hui à limiter leurs lourds effets secondaires (incroyablement banalisés jusque-là!), et à prendre en compte plus finement les particularités individuelles. Grâce aux droits des patients, ces derniers ont maintenant une voix et doivent consentir au traitement proposé de façon «éclairée» – donc être préalablement informés des stratégies de soins possibles. Cette évolution est réellement à saluer, même si bien du chemin reste encore à faire!
Mais la médication s’est également «démocratisée»: on recourt aujourd’hui si aisément aux psychotropes pour soulager notre quotidien et gérer les souffrances que celui-ci peut générer, que rares sont aujourd’hui, dans la clientèle des services sociaux, les personnes en difficulté qui ne sont pas médicamentées peu ou prou.
Sous l’angle des pharmas, la santé mentale est un intéressant marché…
Une autre gestion des problèmes mentaux aigus
L’hôpital s’est ouvert sur la cité. L’avancée des droits des patients est venue grandement limiter leur mise à l’écart et les traitements forcés. Un plus grand consensus sur les causes (multifactorielles!) des troubles mentaux, une meilleure détection des facteurs de risque et une notable avancée des traitements, ont permis de favoriser ce mouvement. Les associations de proches et d’usagers ont initié des perméabilités, créant des contrepoids en conquérant dans certains cantons un statut d’interlocuteur reconnu, et briguant même ici et là celui de partenaire dans une politique des soins pour œuvrer ensemble à une meilleure inclusion et prise en compte des personnes concernées. Dans une évolution humaniste à saluer, le regard sociétal porté sur la maladie psychique et sur les personnes qui en souffrent a ainsi considérablement changé! Par ailleurs, réduction des coûts hospitaliers oblige, les durées d’hospitalisation se sont considérablement raccourcies pour ne plus couvrir (et parfois à grand peine) que le strict moment de la crise, misant sur l’ambulatoire pour l’essentiel du traitement. La gestion des problèmes mentaux aigus s’est ainsi en bonne partie déplacée sur les autres structures d’aide et de soins, et sur la société civile.
Dans les structures d’accueil et d’aide…
Les situations identifiées comme liées à des problèmes de santé mentale ont de tout temps été perçues comme épineuses et inquiétantes, car échappant potentiellement à tout contrôle. Les troubles psychiques – la folie! – nous renvoient ainsi immanquablement à une crainte, un risque de basculement, et dans le regard porté par les professionnels, au risque d’acting auto ou hétéro agressif. Mais que ce soient des problèmes de non emploi, une souffrance au travail, un échec scolaire ou de formation, une perte de liens dus à l’exil ou la migration, des galères pour décrocher un logement, des difficultés financières, l’isolement et la solitude affective, des conflits ou de la violence au sein du couple ou de sa famille… les difficultés de vie rencontrées par les personnes souffrant de troubles psychiques restent fondamentalement de même nature que pour tout un chacun, hormis certainement leur bien plus grande sensibilité et vulnérabilité!
Accompagner des humains aux trajectoires de vie parfois bien malmenées vers une plus grande qualité de vie et une meilleure inclusion dans la société est certainement une compétence centrale du travail social. De par leur formation polyvalente et sur la base d’une expérience construite sur des décennies, les intervenants sociaux sont particulièrement à même d’aborder et accompagner globalement une personne, une famille ou une communauté dans leur trajectoire de vie, avec ses particularités et ses difficultés. Ils savent aider ceux-ci à tisser des liens, à retrouver, mettre en valeur et développer leurs ressources personnelles, relationnelles et sociales dans un contexte de vie toujours en évolution. Ce sont des généralistes outillés pour penser en termes de trajectoires et réfléchir au sens global de leur action.
Les défis actuels
Dans l’univers de parcellisation des interventions qui prévaut aujourd’hui, le premier défi est de préserver cette approche généraliste indépendamment de sa faible valorisation symbolique et marchande, sans l’amoindrir au fil des formations continues et des spécialisations.
Car cette particularité garde toute sa valeur dans les interventions à plusieurs et même au sein d’équipes les plus spécialisées: elle permet de se saisir au quotidien de toute opportunité pour entrer en relation, engager un projet, restaurer un lien…
Dans l’accompagnement de personnes en souffrance psychique, c’est aux différents professionnels à s’adapter pour aller à la rencontre de ceux qu’ils veulent soutenir, parce que ceux-ci justement ne le peuvent pas, momentanément ou plus durablement.
Là est le challenge: l’adéquation et l’efficacité de l’intervention va se mesurer à la capacité des services et des professionnels à tisser ensemble juste ce dont l’autre a besoin dans le moment, ainsi que la manière particulière qui va lui permettre de s’en saisir pour reprendre pied dans sa vie, passer l’obstacle ou composer avec l’adversité.
Dans les témoignages rétrospectifs des usagers sur leur parcours de vie, ce qui vient le plus souvent «faire la différence» et leur permettre de rebondir, c’est la qualité et la durabilité des liens tissés en ressources partagées avec d’autres: travailleurs sociaux, médecins, infirmiers, intervenants bénévoles, associations d’entraide, proches et personnes concernées.
Avec les personnes en souffrance psychique peut-être encore plus qu’ailleurs, les différents professionnels doivent être capables de sortir s’il le faut des sentiers battus, et fabriquer du cousu main dans un univers de plus en plus normé, balisé, standardisé.
Les professionnels d’aujourd’hui peuvent-ils et osent-ils encore sortir d’un cadre trop étroitement prescrit et s’engager? Car la démarche engage à la fois leur responsabilité institutionnelle et individuelle, et s’engager c’est aussi potentiellement s’exposer!
En ces temps frileux visant à tout niveau le risque zéro, la question mérite d’être posée.
Pour relever le défi, il leur faut un solide sentiment de compétence ancrée dans l’expérience acquise bien sûr, mais aussi une reconnaissance par les pairs et une conviction de pleine légitimité sociale. Hors les signes tangibles de cette dernière souvent bien ténus: à chaque prise de décision qui les fait un peu sortir du bois, nombre d’intervenants, d’équipes et de directions de services sociosanitaires se sentent surtout attendus au contour! 1
Le rôle du travail social n’est pas tant la gestion des problèmes sociaux ou des problèmes de santé mentale, que de créer en lien avec d’autres, des ressources et des contrepoids nécessaires au fonctionnement démocratique partout où cela se révèle judicieux.
L’enjeu reste de tisser du collectif, de développer les pratiques réellement interdisciplinaires, créatrices d’espace où chacun, professionnel du social ou de la santé, intervenant ou usager, puisse se sentir partenaire, reconnu et capable d’inventer.
Et, aujourd’hui plus que jamais, le challenge des différents intervenants est de mener ensemble un compagnonnage engagé aux côtés des personnes et des communautés les plus vulnérables, pour leur réelle prise en compte et une meilleure qualité de vie au sein de la société… Même s’il faut pour cela oser, risquer, et défendre ensemble quelques contre-courants…!