décembre 2011
Isabelle Girod
La santé mentale est un concept qui progresse de manière spectaculaire à tous les niveaux de la société. Porteur d’espérance d’une plus grande prise en compte de la souffrance individuelle, ce mouvement n’est cependant pas neutre. Il dénote également un désinvestissement du collectif, en recentrant la source du problème sur la personne elle-même. Dans le monde des addictions, cette logique est aussi à l’œuvre et demande à être pensée pour en saisir les enjeux.
On peut trouver les racines historiques de la psychologisation du social dans l’extension de la notion même de santé. En 1946, l’OMS pose que «la santé est non seulement l’absence de maladie mais aussi un complet bien-être physique, psychique et social». Cette vision fait aujourd’hui autorité. Or cette représentation de la santé recèle plusieurs dangers. Dans un article de 1999, le Dr Vannotti en souligne les aspects imprécis, idéalistes et excessifs. D’abord, c’est oublier que le complet bien-être lié à l’équilibre physique, psychique et social est plutôt un état transitoire que permanent. Ensuite, cette définition ne permet pas de comprendre l’état de santé des handicapés, ni des personnes âgées. Enfin, elle ouvre la médicalisation du social, en laissant entendre que l’absence de bien-être social relève du monde médical (Vannotti, 1999).
Ainsi, cette définition pour généreuse qu’elle paraisse encombre un peu la pensée et oblitère la dimension politique des situations de précarité. D’idéal souhaitable, la santé ainsi définie devient une norme de comportement obligatoire, soumise à réprobation voire à rétorsion (menaces de primes maladies plus élevées pour les «gens à risque» comme les obèses, les fumeurs, les personnes sous traitement à la méthadone, etc.). Cette norme, portée par des acteurs collectifs légitimés aux yeux du public comme l’OMS, l’OFSP, les associations de médecins, tire sa force de persuasion de cette légitimité.
Notre société connaît de grandes mutations depuis les années 80, marquées par un individualisme de plus en plus prégnant et une responsabilisation poussée des individus, notamment les plus fragiles. Nous assistons surtout à la montée de la précarisation sociale. Pour comprendre la précarité, il faut aller au-delà de la pauvreté. Il s’agit d’un mouvement plus large, à lire au travers de la menace de perte des objets sociaux que sont le travail, le logement, la formation, la famille, la retraite, etc. Bref tout ce qui crée le lien dans la société et qui donne à la personne un statut social, une reconnaissance d’existence et de valeur, une possibilité de vivre en confiance (sans peur du lendemain) et lui permet d’être en relation avec l’autre.
Cette menace de perte est la préoccupation centrale d’une majorité de gens, les jeunes en particulier, et crée une ambiance sociale marquée par la peur. La précarité sociale est donc faite des modifications objectives de l’organisation du monde connu et de la fragilisation des conditions de vie habituelles.
Cette précarité sociale, structurelle, se traduit ou est traduite en précarité psychique. Mais cette souffrance psychique désigne alors non pas un diagnostic médical au sens habituel de la maladie mentale mais la manière que nous avons de nommer les inégalités et les souffrances sociales qui s’inscrivent au cœur des individus. Nous assistons alors à une sorte de transmutation, où les problèmes sociaux sont déplacés sur le champ de la santé mentale, pour le plus grand bénéfice du statu quo. Les méfaits du système économique contemporain, déplacés sur le terrain de la «santé mentale», perdent en effet leur potentiel de critique et de changement, se portant ainsi garant d’un certain conservatisme.
De même, le discours sur «l’exclusion» est lui aussi très instructif. Loin d’appartenir à la marge, les catégories concernées (chômeurs, toxicomanes, malades mentaux, personnes âgées, working poors, familles monoparentales) sont au cœur même du système social. De plus, si leur malheur s’explique par la mise à l’écart de la société, alors implicitement le bonheur, par voie de conséquence, se trouve lié à l’inclusion sociale et au respect de l’ordre établi. Cette vision véhicule ainsi une théorie normalisante et conservatrice de la félicité sociale.
Ce terme d’exclusion a progressivement supplanté celui d’exploitation. Or si l’exclusion désigne une position, une mise à l’écart du monde social (en particulier celui de l’emploi), celui d’exploitation désigne un état des rapports sociaux, avec en corollaire l’idée que l’on peut agir, ce qui donne une dynamique sociale différente. Si être exclu c’est être condamné à l’impuissance sociale, être exploité c’est être condamné à lutter (Tabin, 2001).
Si les inégalités sont pensées en termes d’exclusion, les conséquences sur les individus sont décrites comme souffrance psychique, même si cette souffrance est fondamentalement d’origine sociale. Il ne s’agit pas ici de nier que des conditions sociales ou existentielles difficiles sont susceptibles d’engendrer maladie et souffrance, mais «(…) on doit s’interroger sur le sens et les effets de cette lecture des inégalités lorsqu’elle prend le pas sur d’autres possibles» (Fassin, 2004: 47).
L’interprétation du monde par la souffrance provoque un changement profond du regard que nous portons sur les réalités sociales contemporaines comme la pauvreté, la désaffiliation, la violence, la déviance, etc. Dès lors, les pouvoirs publics vont s’y accorder. C’est ainsi qu’on voit se développer:
L’individualisation des problématiques sociétales a pour effet de dépolitiser les politiques sociales. L’écoute de la souffrance des victimes de l’inégalité sociale permet de mettre entre parenthèse le souci de justice sociale. Traiter les inégalités sociales en ayant recours à l’écoute compassionnelle relève certes de la sollicitude mais pas de la solidarité (Furtos, 2001).
La souffrance s’exprime le plus souvent par la perte de l’estime de soi, le découragement, la dépression ou la «fatigue d’être soi» (Ehrenberg, 2000) et la honte (Gaulejac, 1990, Maisondieu, 1997 et 1998). Arrêtons-nous sur ce dernier élément. La honte est une émotion complexe et particulière dont l’origine est fondamentalement sociale, liée au regard d’autrui, au sentiment d’être différent des autres, à la sensation d’être invalidé («être un pauvre type») au plus profond de son être. La honte fait mal et c’est un mal camouflé, non dit et même parfois dénié par celui qui en est victime. Ce qui au départ était une violence externe, est intériorisé par la personne, ce qui vient détruire de l’intérieur toute possibilité de réagir. En effet, la honte crée une impuissance radicale («être moins que rien») qui risque de justifier l’humiliation («en définitive ce qui m’arrive est de ma faute»).
Aujourd’hui, la honte se trouve encore renforcée par les multiples démarches nécessaires au soutien institutionnel:
Comment se défendre contre la honte ?
Au niveau individuel, gérer la honte peut passer par :
En fuyant la honte, le sujet coupe toute relation sociale ce qui renforce les raisons d’avoir honte. Enfin, gérer la honte passe aussi par la prise de produits pour calmer cette sensation extrêmement désagréable.
Toutes ces réponses permettent de vivre avec la honte mais pas de s’en dégager. Ainsi, on observe un cumul de facteurs interprétatifs et institutionnels qui maintiennent la personne dans une impuissance radicale. C’est ce que souligne le philosophe Jacques Rancière quand il affirme que «la soumission, ce n’est pas tant (le résultat de) l’ignorance que le doute sur notre capacité de faire changer les choses» (Sciences humaines, 2011: 36).
Face à toutes ces tensions, on observe donc un recours de plus en plus systématique aux psychotropes (drogues illégales, alcool ou médicaments) pour tenir le coup. Une recherche récente en Suisse concernant le stress chez les actifs a montré que sur 1006 personnes, 325 soit 32% déclarent consommer régulièrement ou occasionnellement des produits soit pour améliorer leurs performances, supporter la douleur ou faire face aux tensions 2 (SECO, 2011: 19). Il est plaisant d’ailleurs de souligner que ces psychotropes portent le nom doucement euphémisant de «smart drugs», des smarties en quelque sorte; peut-être justement parce qu’ils servent à rester à l’intérieur du mode vie dominant plutôt qu’à s’en éloigner. D’ailleurs, si l’on observe la publicité pour les médicaments qui améliorent la santé mentale, on découvre qu’il ne s’agit pas tant de soigner (une dépression) que de reconquérir une humeur battante pour «retrouver le goût d’agir et la liberté d’entreprendre» (Ehrenberg, 2000). On retrouve ici les valeurs mentionnées précédemment.
Ehrenberg dit en substance que les anxiolytiques qui diminuent l’insécurité identitaire d’une personne ressentant chroniquement son insuffisance, favorisent l’action et permettent de mettre les conflits à distance (tant intrapsychiques que sociaux). Or le conflit fait partie de la vie, de la construction de soi et du lien social. Mettre en sourdine les conflits c’est viser un bien-être fonctionnel, mais ce n’est pas rendre la personne libre, ni la rendre capable de retrouver un pouvoir sur soi, ni même de décider des choix de vie (2000: 259). Certes, les médicaments ne recréent pas du lien mais ils permettent de survivre sans.
S’il ne s’agit évidemment pas de nier le bien-fondé d’une médication des malades, on constate pourtant un élargissement de l’utilisation du concept de santé mentale pour gommer les effets des défaillances sociales et pour entériner l’idée qu’il est possible, voire souhaitable de vivre sans souffrance, ni conflit. On crée alors le mirage d’un être humain «(…) tenté de poursuivre l’idée d’un développement sans entrave de ses potentialités, en évitant la confrontation intérieure à ses limites et à son devoir de responsabilité à l’égard de l’humanité» (Vannotti, 2002: 310).
L’interprétation du monde social à l’aune du pathologique ne fait qu’enfermer l’être social dans une impuissance radicale. Les efforts pour répondre individuellement à des dimensions sociétales tels que le délitement du lien au profit de la concurrence généralisée ne peut que mener à la formation d’une frange de plus en plus grande de gens maintenus dans la marge sociale avec un mince filet de soutien et une population qui s’accroche à son insertion au prix de sa santé et de son équilibre personnel.
On ne peut éviter d’en revenir à une approche politique. On n’échappera pas à l’obligation de reconstruire du lien social en revendiquant de nouvelles mesures d’accompagnement. Les professionnels comme les citoyens doivent exiger des politiques des mesures novatrices permettant de redonner du sens et de la reconnaissance aux personnes par un rôle social valorisant. Il s’agit donc de renverser la perspective. Il faut rendre au niveau sociopolitique la souffrance provoquée par notre mode d’organisation économique et sociale. Recréer du lien en s’appuyant sur les compétences sociales des usagers, tester de nouvelles manières d’être ensemble pour permettre aux personnes en situation de vulnérabilité de redécouvrir leurs compétences et aux professionnels de retrouver l’élan de soutien social pour lequel ils sont formés.
Le concept de santé mentale doit permettre de soulager la souffrance individuelle, dans une logique de complémentarité avec la promotion d’un environnement favorable. Il doit avant tout se garder de toute prétention explicative globale, sinon il court le risque de ne plus rien désigner et de disqualifier 3 la pratique thérapeutique elle-même.