décembre 2011
Franceline James (psychiatre psychothérapeute FMH, praticienne en ethnopsychiatrie, Genève)
La psychiatrie, sous l’influence des neurosciences, se fonde actuellement sur l’hypothèse que les maladies psychiques sont dues à un déséquilibre dans le cerveau, qui concerne des éléments biologiques (neurotransmetteurs), cognitifs (organisation de la mémoire), psychologiques (distorsions cognitives et émotionnelles).
C’est l’anthropologie qui peut dès lors nous éclairer sur la question de l’addiction, en comprenant comment se sont construites nos pensées actuelles.
Malgré l’absence de combinaisons suffisamment fiables à partir des marqueurs biologiques, la psychiatrie contemporaine tente non plus de catégoriser des personnes «à risques», mais d’ «abaisser le seuil de détection des pathologies psychiatriques», soit de détecter précocement des personnes pas encore malades mais susceptibles de «plonger dans la dépression» (Giannacopoulos).
Or cette tentative s’accompagne d’un changement de point de vue: on ne parle plus de «maladies psychiatriques» mais de «santé mentale», avec tout ce que ce concept comprend de normativité sociale. C’est ce qui ressort de la classification des maladies mentales, principalement le DSM, outil issu de la psychiatrie nord-américaine et utilisé dans le monde entier. Le DSM ne cesse, au cours de ses éditions successives, d’augmenter le nombre de catégories diagnostiques, qui deviennent de plus en plus floues et de moins en moins scientifiquement définissables. Le terme de «trouble» illustre cette évolution: un «trouble» est beaucoup plus difficile à définir qu’une maladie (Haynal).
Les «troubles addictifs» sont un exemple illustratif de cette évolution: cette catégorie diagnostique, vague, rassemble toutes sortes de difficultés autrefois classées différemment (alcoolisme, par ex.), et en incluent d’autres (jeu compulsif).
L’évidence saute aux yeux: la notion de normalité en psychiatrie est le produit d’une construction culturelle, qui implique plusieurs acteurs sociaux (en ce qui concerne les addictions: la médecine, les pharma, le politique, la société civile, les cartels de la drogue …). A ce titre, les définitions produites sont éminemment changeantes, dépendant du contexte socioéconomique, du moment culturel, etc.
Ce qui n’a rien d’étonnant puisque les sciences humaines, contrairement aux sciences exactes, étudient un «objet humain» par définition imprégné par la culture, d’abord à travers le langage: la façon dont vous dénommez une réalité humaine est une façon de la construire tout en la désignant. «L’addiction» est le nom donné actuellement, en Occident, à un phénomène qui existe depuis l’aube de l’humanité.
Plus précisément: l’anthropologie a étudié l’usage des substances psychédéliques par les chamans du Nouveau Monde, existant depuis au moins 3’000 ans, comme en attestent les découvertes archéologiques, ethnologiques, linguistiques en Amérique. Mais les chasseurs paléo-sibériens, avec leur usage de substances psychédéliques, de boissons fermentées et de tabac, sont passés en terre américaine il y a 15’000 ans déjà. Et le chamanisme, religion des origines d’après les paléontologues, remonte à au moins 100’000 ans. Il a sans doute émergé avec l’humanité elle-même (Fuerst, Lewis).
Autrefois et aujourd’hui, le chaman fonctionne comme intermédiaire avec «l’autre monde», dont il s’agit de garantir la bienveillance à l’égard des humains. Dans le monde chamanique, l’usage de plantes est destiné à expérimenter un état de conscience non ordinaire, où se déchiffre la présence du sacré.
Il semble donc que depuis la nuit des temps, l’humanité ait différencié le «monde de l’objet», externe, connaissable, communicable, où la connaissance est de type scientifique; et le «monde du sujet», sacré, où s’exerce une connaissance de type intuitif, monde de l’expérience où se rencontre l’angoisse (devant la naissance, la douleur, la mort). Depuis la nuit des temps donc, l’homme sait qu’il est humain grâce à la possibilité d’accéder, au-delà du monde sensible, objectif, à une réalité «autre», qu’il considère comme sa «vraie nature».
Revenons à la question du début: la psychiatrie, en accord avec notre culture occidentale, «construit» comme on l’a vu un objet, «les addictions». La corrélation de cette construction est que les gens qui recherchent des états de conscience modifiés à l’aide de substances souffrent d’un trouble psychique, attesté en particulier dans les zones cérébrales responsables de la mémoire et de la prise de décision.
Mais l’hypothèse d’un déséquilibre dans le cerveau est elle-même le produit d’une construction hasardeuse. On observe que la prise de médicaments psychotropes entraîne une modification mesurable de certaines substances dans le cerveau (en particulier dopamine et sérotonine). On en déduit que le trouble serait dû à une insuffisance ou un excès de ces substances, alors qu’on a seulement observé l’effet des médicaments psychotropes! (Haynal)
Or on n’a pas trouvé de troubles du fonctionnement des neurotransmetteurs chez les malades avant l’introduction d’une médication (Whitaker, cité par Haynal). En d’autres termes: si vous me dites que vous souffrez de la maladie du tricot et que je vous prescris un psychotrope, il va forcément y avoir ensuite dans votre cerveau des modifications mesurables des neurotransmetteurs (manque ou excès)… mais sans qu’on puisse affirmer pour autant que votre maladie du tricot est causée par cette modification!
Il me semble donc que l’addiction, comme trouble psychiatrique, est bien une construction occidentale. Dont les malades souffrent, évidemment! Construction complexe, qui comprend plusieurs corrélats:
Par conséquent: soigner les victimes d’addiction passe par la prescription de substances pharmacologiques – et re-voilà les pharma! Ainsi se construit en Occident la vision des addictions comme maladie, qui concerne d’abord l’individu «fragile» et son intériorité (en l’occurrence: son cerveau). En tant que maladie, on considère que ce phénomène concerne évidemment au premier chef la médecine.
La médicalisation de la question des addictions organise nécessairement les modes d’intervention d’abord en lien avec le projet de soigner les individus. Non qu’il s’agisse de minimiser leur souffrance, bien sûr! Mais c’est favoriser l’évacuation des autres dimensions impliquées, en particulier collectives. Il n’est pas équivalent de traiter un toxicomane, y compris en proposant aussi une thérapie de famille et une réinsertion sociale (ce qui se fait couramment), ou de mettre autour d’une table des représentants du monde politique, du monde social, du monde médical, de la famille, pour discuter entre égaux de ce qui se passe pour un patient donné. «Egaux» parce que tous spécialistes d’un des aspects de la question complexe de la toxicomanie:
Mais médicaliser la question de l’addiction, c’est hiérarchiser ces différents points de vue, en les subordonnant tous à la lecture médicale et individuelle de la question.
La psychiatrie ne saurait à elle seule s’occuper de prévention dans un domaine aussi complexe que l’addiction. Elle s’approprierait alors la totalité de la définition de l’addiction et de son traitement. Il s’agirait bel et bien d’une psychiatrisation de la société au nom de la science, placée ainsi en position d’absolu (qui prétend décrire «la réalité en soi» plutôt que le produit d’une construction culturelle, relative).
C’est la même chose en médecine somatique, par exemple avec la tuberculose: on soigne bien une maladie, en attaquant le bacille de Koch avec les antibiotiques appropriés. Pour autant, la prévention de la tuberculose ne relève pas du domaine médical, mais concerne des questions de salubrité publique, de conditions sociales, etc.
Prévenir, en psychiatrie encore plus qu’en médecine, ne peut se faire qu’en complexifiant. Faire entrer sur la scène d’autres acteurs sociaux que les médecins. Et avant les médecins! Ceux-ci n’étant qu’un élément du dispositif, partenaires des autres partenaires et non pas «spécialistes» auxquels les autres seraient subordonnés.
C’est ainsi que la psychiatrie pourrait, me semble-t-il, être utile au corps social: en dénonçant les causes sociales, externes, qui contribuent à rendre malade. Et en n’oubliant jamais que les victimes d’addiction sont peut-être là pour nous rappeler des questions oubliées, sur le sacré et le sens de la vie.
Ce serait aussi, au passage, une manière de ne plus nous considérer comme les rats des neurosciences…