janvier 2014
Yannis Constantinidès
Ce texte est dédié à la mémoire de mon père, pharmacien et chimiste.
Alle Dinge sind Gift, und nichts ohne Gift; allein die Dosis macht, daß ein Ding kein Gift ist
Paracelse
Le mot grec pharmakon exerce une fascination certaine et compréhensible parce qu’il désigne à la fois le remède et le poison. Le mal serait ici littéralement dans le remède sous forme de menace diffuse, tentation constante. Jacques Derrida a beaucoup insisté sur la versatilité de cette notion dans sa déconstruction minutieuse du Phèdre de Platon : « Le propre du pharmakon consiste en une certaine inconsistance, une certaine impropriété, cette non-identité à soi lui permettant toujours d’être contre soi retourné » 1. D’où la difficulté insigne de traduire ce terme, que Derrida maintient tel quel dans La pharmacie de Platon tout en s’attachant à en examiner les variantes (pharmakos, pharmakeus, etc.).
Il était tentant à partir de là de s’appuyer sur cette notion polysémique pour rendre compte du mécanisme de l’addiction, la substance toxique étant aussi un remède au mal-être du « pharmakomane » 2. Derrida a lui-même initié cette lecture clinique en présentant le pharmakon comme un substitut 3, et de nombreux auteurs, dont Sylvie Le Poulichet 4 et Fernando Geberovich 5, lui ont emboîté le pas avec empressement.
Ce terme appartient bien au registre de la médecine, mais il est ici élevé au rang de principe général d’explication des troubles psychiques alors qu’il ne désigne au départ que la banale duplicité d’action du médicament, qui peut guérir autant que nuire. On a aussi tendance à oublier que le pharmakon sert de simple analogie à l’écriture chez Platon et qu’il ne vise qu’à en montrer les supposés effets indésirables. Il est donc urgent de démétaphoriser et recontextualiser cette notion, qui est peu à peu devenue un véritable schibboleth, une clef providentielle qui ouvre toutes les serrures.
La grande plasticité du mot pharmakon permet en effet d’en faire toutes sortes d’usages. C’est ainsi par exemple que Bernard Stiegler voit dans la technique un pharmakon 6, actualisant en quelque sorte la dénonciation platonicienne de l’écriture. Tout ce qui souffre d’une certaine ambivalence (la télévision, Internet, etc.) est qualifié un peu rapidement de pharmakon : c’est même le nom d’une nouvelle revue, qui traite des « manifestations contemporaines du religieux » 7 !
Mais si tout est pharmakon, rien ne l’est plus vraiment. Le terme grec est abusivement réifié et n’a plus qu’un lointain rapport avec la pharmacologie proprement dite. Il est devenu un commode « objet transitionnel », qui permet à quelques penseurs contemporains d’articuler les réalités les plus diverses, de manière parfois incongrue 8. Tous l’ont d’ailleurs sans surprise déniché dans l’officine de Derrida, dont le texte sur Platon, souvent abscons pourtant, sert de référence unique sur la notion. Or, Derrida ne s’intéresse, dans ce qui n’est après tout qu’un commentaire personnel du Phèdre, qu’au « signe pharmakon » 9, à la métaphore plus qu’à la chose même, fidèle en cela à Platon.
Il ne s’attarde guère sur le sens premier, sans doute trop terre à terre à ses yeux, du mot, courant dans la littérature grecque depuis Homère pour désigner le remède artisanal, la potion plus ou moins magique. Il arrivait évidemment que l’on administre délibérément du poison en lieu et place du philtre destiné à guérir, mais les médecins de l’Antiquité n’empoisonnaient selon toute vraisemblance leurs patients que par mégarde, en croyant bien faire. On précise d’ailleurs en général qu’il s’agit de poisons ou, littéralement, de remèdes empoisonnés.(). 10).
Les Grecs, on le voit, étaient bien moins troublés que nos penseurs post-modernes par l’ambiguïté du pharmakon, qui n’a en soi rien d’extraordinaire. Un remède empirique peut se révéler efficace ou mortel : tout dépend en somme de l’« idiosyncrasie » (la constitution particulière) du malade qui l’ingurgite et de la dose. De même, personne ne s’émeut particulièrement aujourd’hui à l’évocation des effets indésirables de médicaments qui sauvent pourtant des vies. Que ce qui guérit (la plupart) puisse aussi nuire (à quelques-uns) n’est pas exactement une révélation fracassante…
Le Pharmakon, médicament ou drogue alors ? La frontière est là encore difficile à tracer puisqu’un médicament peut être détourné de son usage habituel, mélangé à d’autres, etc. Le fait que l’on qualifie encore la pharmacie de drugstore dans les pays anglo-saxons le montre assez. Ce type d’ambiguïté est plutôt de l’ordre de l’anecdote, comme dans le cas du mot Gift, qui veut dire « cadeau » en anglais et « poison » en allemand. Il est évidemment difficile de résister à la tentation d’élaborer à partir de cette consonance une théorie du cadeau empoisonné, mais cela reste au fond un simple rapprochement linguistique 11.
Quitte d’ailleurs à parcourir le spectre de sens du mot pharmakon, on se demande pourquoi Derrida n’accorde pas vraiment d’attention au chant, à la formule magique – les remèdes psychologiques pour ainsi dire – alors qu’il consacre de longs développements au pharmakos 12, le bouc émissaire. C’est sans doute parce que ce dernier thème est bien plus stimulant pour un philosophe 13 que d’inoffensives incantations. Quant au troisième grand sens de pharmakon d’après le Bailly, « drogue pour teindre, teinture, fard », il n’est évoqué qu’en passant et de manière un peu forcée 14, comme si rien ne devait distraire le lecteur de la belle tension dialectique entre remède et poison.
Derrida s’est en somme inspiré de l’art platonicien de l’allégorie en privilégiant ainsi les formes pures de la pensée au détriment de la pharmacologie réelle, celle des médecins. Il est frappant à cet égard de constater que pas une ligne de cette très longue et parfois laborieuse explication de texte ne porte sur le passage décisif du Phèdre qui mentionne la médecine hippocratique tout en s’en démarquant : « Mais la nature de l’âme, interroge Socrate, crois-tu qu’on puisse la connaître de façon suffisante, sans connaître la nature du tout ? S’il faut en croire Hippocrate, ce descendant d’Asclépios, lui répond Phèdre, on ne peut même pas traiter du corps en dehors de cette méthode. » 15.
Si ce dialogue de Platon est révolutionnaire, c’est bien dans ce glissement subtil de la médecine holiste d’Hippocrate, qui s’intéresse à l’équilibre des humeurs qui composent le corps, à la médecine de l’âme, avec Socrate bien sûr comme père fondateur. Platon met de côté ici les pharmaka traditionnels des médecins (plantes médicinales, onguents, etc.) pour se tourner vers des « remèdes » plus substantiels et potentiellement plus dangereux, telle l’écriture qui pallie les lacunes de la mémoire mais rend en même temps passif. C’est l’âme et non le corps qui est alors menacée dans son intégrité.
La « pharmacie » de Platon relève de la sorte plus du cabinet de psychothérapie 16 que de la fabrique de médicaments. Derrida opère, consciemment ou non, la même exclusion des médecins, qui auraient pourtant leur mot à dire sur les pharmaka ! Le pharmakon est peut-être bien un produit de substitution, mais ce qui est certain, c’est que le signe ou la métaphore a fini par se substituer au vrai pharmakon, le banal remède.
Laissons donc là cette pharmacologie abstraite pour revenir à la source médicale de la réflexion sur les bons et mauvais usages des remèdes. Car il n’y a pas de pharmakon en soi, tout est question de dosage pour les médecins anciens et même pour les alchimistes comme Paracelse, cité en exergue.
On ne peut en tout état de cause étudier sérieusement la notion de pharmakon sans faire référence à la médecine hippocratique. On sait qu’Hippocrate s’était fortement opposé à la « médecine » magico-religieuse de son temps qui considérait la maladie comme un châtiment envoyé par les dieux. « La thérapeutique, écrit Jacques Jouanna, grand spécialiste du corpus hippocratique, consistait à l’expulser du corps par le pharmakon ou remède évacuant, comme le pharmakos ou victime expiatoire opérait l’expulsion du mal de la cité. Mais la pensée hippocratique ignore ou refuse toute intervention particulière d’une divinité dans le processus de la maladie et toute thérapeutique magique par les prières, les incantations et les purifications » 17.
En montrant que toute maladie s’origine dans le corps et qu’il n’y a là rien de sacré ni de divin, Hippocrate entreprenait une salutaire œuvre de démystification. Le fait de tomber malade n’étant plus perçu comme l’expiation d’une obscure faute mais comme l’indice d’un simple déséquilibre naturel, l’illustre médecin donnait déjà congé au pharmakos, innocenté et lavé de tout soupçon. Cette nouvelle approche, sobre et rationnelle, avait ainsi l’immense mérite de dédramatiser la pratique médicale et d’ôter précisément aux philtres douteux des apprentis-sorciers de l’époque tout leur charme.
L’auteur du traité intitulé De l’ancienne médecine s’en prend de la sorte aux « iatrosophistes » qui promettent de tout guérir, comme par magie, sans tenir compte des limites naturelles de l’art. L’école hippocratique est au contraire consciente qu’un remède est toujours dangereux et qu’il vaut mieux laisser faire la nature lorsqu’on en ignore les effets réels. Il faut par exemple se garder d’intervenir dans les moments de « crise » parce que l’on risque alors de précipiter la mort du patient. Le médecin n’est en ce sens que l’auxiliaire de la nature et il n’administre des remèdes – naturels, cela va sans dire – avec parcimonie que pour restaurer l’harmonie perdue.
La méfiance justifiée d’Hippocrate à l’égard des remèdes/ poisons des pseudo-médecins de son temps 18 l’a conduit à mettre l’accent sur le régime de vie adapté (diaita). Plutôt en effet que de considérer les malades comme des cobayes sur lesquels tester différentes potions, Hippocrate invite à pratiquer l’automédication : c’est à chacun de déterminer empiriquement le mode de vie et le type d’alimentation qui lui conviennent de façon à éviter les excès nuisibles et les « fautes » de régime. Il n’y a donc pas de panacée, de remède miracle. Le régime qui se révèle bénéfique pour l’un est inadapté ou même mortel pour l’autre. L’ambiguïté est la même que pour le pharmakon, qui n’est ni bon ni mauvais en soi.
Les pharmaka peuvent néanmoins être nocifs lorsqu’ils modifient radicalement le cours naturel des choses. Les pharmacopoles de l’Antiquité, qui avaient pignon sur rue, vendaient ainsi indifféremment philtres puissants et poisons 19. D’où la nécessité, déjà, d’une pharmacovigilance ! Si le Serment d’Hippocrate interdit avec autant de fermeté l’administration de poison (pharmakon) même à ceux qui en font la demande, et de tout traitement abortif, c’est non seulement par respect de la vie, comme le dit Jacques Jouanna 20, mais surtout parce que le pharmacien-empoisonneur est alors dans la toute-puissance, loin de la modestie et de la mesure qui siéent au vrai médecin.
La thérapeutique hippocratique par les semblables et les opposés est en revanche une belle illustration de la proximité et simultanément de la distance qu’il y a entre remède et maladie : soit on traite le mal par le mal, à doses évidemment réduites (homéopathie), soit au contraire on en inverse l’effet (allopathie). Le remède peut parfaitement se trouver dans le mal, et le poison et l’antidote (alexipharmakon), bien qu’opposés, participent au fond de la même nature. Le choix de tel ou tel remède est dès lors dicté par la condition du patient et sa capacité de résistance.
Inutile donc de mobiliser la métaphysique, comme le fait Derrida, pour rendre compte de la coincidentia oppositorum que réalise la notion de pharmakon : la chimie suffit. Il faut une fois pour toutes rejeter la croyance en une plate antinomie de valeurs : un remède peut se révéler bon ou mauvais selon l’usage qu’on en fait. Les Grecs ignoraient les oppositions tranchées, définitives, comme le montre cet aphorisme d’Héraclite où bios est comme l’écho inversé de pharmakon :
Le nom de l’arc est vie 21, son œuvre est mort.