janvier 2014
Marc Levivier (Université Paris-8), François Perea (Laboratoire Praxiling (UMR 5267 CNRS)) et Ingrid Belz Ceria (Université Paris-8)
Langage et addiction sont liés de tout temps. Le mot addiction trouve son origine dans un mot latin de « la famille de dicere (communément compris comme « dire ») 1 » et l’addictus n’est-il pas celui qui n’a pu tenir parole, ayant contracté une dette qu’il n’a pu honorer ? Depuis longtemps, la doxa stigmatise le discours de l’addicté : on ne peut se fier à sa parole, qu’il soit joueur 2 ou buveur 3. Au vingtième siècle, la psychanalyse va trouver remarquable la parole de l’alcoolique, notamment son usage de la négation 4 qui sera interprété comme de dénégation 5 puis déni.
Et c’est pour chacun un truisme que le langage est la faculté éminente de toute activité humaine, que nous pensons comme nous travaillons par le langage (tous ces projets, rapports que nous rédigeons : toutes ces rencontres, réunions, entretiens, etc). Pourtant, lorsque nous nous efforçons de théoriser notre travail, nous sollicitons nombre de disciplines mais rarement les sciences du langage.
Si l’homme a pu être distingué comme animal doué de parole (Aristote), s’il vit pleinement dans une sémiosphère (D. Savan) tapissée de signes linguistiques… comment se fait-il que nous fassions si rarement référence aux sciences du langage pour comprendre la manière dont les sujets sont pris dans les rets des significations langagières et donnent sens au monde et à eux-mêmes par leurs discours ?
Voici quelques années, nous avons été amenés à nous interroger sur le déroulement de formations sur le thème « comment parler d’alcool ». On sait que le malade alcoolique semble ne jamais parler de ses consommations, semblant même se refuser à en parler et on attribue généralement aux malades alcooliques « l’absence de demande d’aide » et « le déni ».
Pourtant, les premiers alcoologues avaient repéré que « qu’elle soit ou non formulée, la demande d’aide existe le plus souvent » 6 : il y aurait à d’abord postuler cette demande comme implicite, à en parler le premier. C’est qu’on appelle faire « l’avance de la parole » 7 laquelle permettra en retour une explicite demande de la part du patient.
Si cette posture reste aisée à comprendre, il en va autrement de sa mise en œuvre. Car à la difficulté pudique 8 de parler à notre interlocuteur de sujets intimes s’ajoute une difficulté technique : comment parler de ce dont l’autre semble refuser de parler ?
Dans ces formations, deux caractéristiques avaient été identifiées parmi les stagiaires.
1. Une tendance à positionner l’entretien comme une conversation entre pairs, et avec souvent un recours privilégié aux questions plaçant l’usager en position d’orienter l’échange. Dès lors, il n’était que rarement question de ce dont il aurait dû être question : la consommation d’alcool et la possible dépendance puisque le professionnel attendait de son interlocuteur qu’il prenne l’initiative d’en parler.
2. L’invocation systématique du « déni » chez l’usager lequel une fois nommé vient stériliser les actions possibles 9. Car le recours au déni place souvent face à l’alternative : soit ne rien tenter car on ne peut rien face au déni, soit viser l’aveu qui aurait une intrinsèque vertu cathartique.
Les présupposés à l’œuvre ici, c’est le modèle classique de la communication (il y aurait l’émetteur du message qui serait intégralement transmis à son destinataire qui le recevrait passivement) et la transparence de l’énoncé. Mais nous sommes rarement dans l’explicite, dans le vrai ou le faux. Le plus souvent règne dans nos échanges l’approximation (« je dirais en gros que… »), parfois même nous laissons à notre interlocuteur la charge de deviner ce que nous n’avons pas su dire (« tu vois ce que je veux dire »). C’est que tout énoncé possède sa part d’implicite et de présupposé qui s’appuie sur la participation active de son destinataire, sa coopération interprétative 10, orientée en partie sur sa connaissance du monde et du contexte dans lequel se déroule l’échange. Par ailleurs, nous ne disons jamais tout, nous ne sommes jamais absolument précis. Nos discours sont à la fois incomplets et polysémiques et sont toujours à interpréter. C’est d’ailleurs cette part active laissée à la charge du destinataire qui permet souvent de nous faire comprendre quand la vergogne nous empêche de dire clairement ce que nous aurions à dire : Charles Swann invitera Odette à « faire catleya ». Et pour nommer nos alcoolisations, litotes et métaphores (souvent lexicalisées) abondent : nous dirons biberonner, lever le coude, s’en jeter un derrière la cravate, siroter.
Pour mieux analyser ce qui se passait, nous avons consulté les spécialistes de la parole. Car prendre la parole ne se fait pas « comment on veut ». Pour basculer de la langue à une prise de parole, il est nécessaire de mobiliser un nombre restreint de mots qui fonctionnent à la fois comme embrayeurs et repères temporels, spatiaux et subjectifs. Lorsque je prends la parole, c’est MOI qui TE parle ICI et MAINTENANT. Ces embrayeurs de l’énonciation, des mots qui n’ont de sens que dans l’instant même où ils sont utilisés 11 : si la phrase « je te retrouverai ici-même demain matin » est limpide lorsqu’elle nous est adressée, elle n’a aucun sens si elle est lue sur une feuille trouvée par hasard.
Quoi que nous ayons à dire, lorsque nous parlons, nous nous adresserons à notre interlocuteur en nous désignant comme JE, en nous adressant à lui comme TU et nous parlerons… d’un usager, d’une anecdote, d’une information, de la pluie et du beau temps… bref, ce dont nous parlerons sera l’objet de l’échange et non pas un des interlocuteurs, le discours ne lui sera pas adressé, ce IL, la troisième personne, que les anciens grammairiens arabes nommaient l’absent (absent de la scène énonciative) par opposition à Celui qui parle (JE) et celui qui écoute (TU).
Ainsi, l’analyse des situations nous amenaient d’une part à l’idée d’un « écart » dans l’usage des embrayeurs et d’autre part à celle que les interactions avaient lieu dans un cadre implicite qui induisait une partie des difficultés, ce que nous résumions par la formule : un entretien n’est pas une conversation, on participe à une conversation mais on mène un entretien. Mais il était nécessaire d’aller plus loin dans ces analyses et c’est ainsi que des addictologues s’intéressant au langage ont rencontré un linguiste étudiant les « paroles éthyliques ».
Dans le sud de la France, un linguiste fréquente à ses heures perdues un mastroquet quand une forme d’étrangeté dans les propos qu’il y entend attire son attention. Des habitués de l’établissement manifestent dans leurs paroles « quelque chose » qui diffère et qui se répète. Le client s’éclipse et le chercheur va prendre pour objet d’étude les productions langagières des « alcooliques de comptoir ». Nous n’entrerons pas dans une présentation détaillée des résultats, préférant renvoyer aux publications déjà nombreuses disponibles 12. Indiquons seulement quelques lignes de force.
Au niveau interactionnel, les observations ont permis de mettre en évidence : une forte tendance du buveur à monopoliser la parole, quitte, parfois, à parler en même temps que son interlocuteur, un faible recours aux régulateurs 13 (tous ces « humm…, ha…, oui… » que nous émettons lorsque nous écoutons et qui signifient au locuteur que nous continuons d’être attentifs à ses paroles).
Au niveau des discours, les travaux ont révélé comment le buveur ne pouvait cesser de parler de lui-même, tout en mettant à distance les contenus, signifiants, représentations qui lui sont pénibles, voire impossibles à assumer « en son nom » en ayant recours à des sortes de pharmaka discursifs 14. Alors, celui qui parle se désignera parfois comme « je », mais parfois comme « tu » ou « il » (pour ne reprendre que l’exemple de l’emploi des pronoms personnels), ponctuant le rapport qu’il établit entre lui-même et ce qu’il dit.
C’est le cas dans cet extrait de conversation :
« Un mec qu’est alcoolique va pas s’arrêter d’boire de l’alcool. Comme moi, si j’ai pas mes deux blancs le matin, mes deux pastis à midi, mes trois bières dans l’après-midi, j’suis pas bien. J’dépasse pas mes… une certaine dose. J’ai pas honte d’le dire. Après quand tu dépasses alors là t’es rond. Mais tant qu’j’dépasse pas ma dose j’suis pas rond, j’suis bien. » 15
On notera que, selon le type d’usage de l’alcool dont le locuteur parle, il se « nomme » différemment, de telle sorte qu’il s’agit soit de « JE », et alors le prédicat est une consommation acceptable, soit le prédicat est « l’alcoolique », mais, dans ce cas, le locuteur se désigne à la troisième personne.
D’autres caractéristiques ont été relevées dans ces conversations, tel l’usage complexe des négations qui parfois ne nient pas mais au contraire disent. Car la négation du discours n’est pas identifiable à la négation logique. Elle n’oppose pas binairement le vrai et le faux, elle est multiple : la négation grammaticale (ne… pas), la négation sémantique, la négation partielle, la double négation, elle est un opérateur de la pensée et du discours qui peut, tout en présentant nombre de négations, être affirmatif.
« Y’en a pas beaucoup ? Ben mon vieux // ah tu connais bien l’quartier hein // Y’a pas beaucoup d’alcooliques qu’y dit // Ben moi / j’en ai pas vu beaucoup qu’y buvaient pas // j’en ai pas vu beaucoup qu’étaient pas alcooliques j’veux dire »
Cette rencontre a été fructueuse, pour la recherche, pour la formation, pour l’action auprès des usagers.
Elle a permis un enrichissement des contenus de formations. On sensibilisera par exemple les stagiaires à tous ces moments où, dans le même temps qu’il semble s’éclipser formellement de son discours, le sujet parlant énonce quelque chose d’important pour lui. Parfois, cela suffira, « la chose aura été dite », chacun aura compris, tandis que dans d’autres situations, il pourra s’agir d’accompagner l’usager jusqu’à une énonciation pleine, « subjective ». Ainsi, le travail de Chloé Poupaud 16 montre comment un patient, tentant avec tristesse de rester abstinent, ne parvient à en parler à son infirmière que pas à pas, en posant d’abord une information « on se sent malheureux, c’est une abstinence malheureuse », puis des énoncés subjectivés, autrement dit, embrayés : « je me réveille fatigué alors heu j’en parle avec mes amis… » pour enfin pouvoir s’énoncer pleinement : « je suis crevé, j’ai une abstinence malheureuse » 17.
Par ailleurs, la question du contexte de l’échange est davantage prise en compte. Car, bien que nous n’y prêtions pas attention, le contexte ou la situation permettent de faire l’économie de certaines explicitations, orientent les échanges possibles et leurs formes acceptées. Lorsque nous allons à un bureau électoral un jour de vote, on ne nous demande pas ce que nous venons y faire ici. Notre boulangère ne nous interroge pas sur notre statut de consommateur de pain ou de viennoiseries. Nous échangeons le plus souvent dans des contextes qui nous sont habituels, dont nous avons appris les règles d’interaction, ce qui fait que nous négligeons tout ce qu’elles permettent d’inférer, de déduire, d’impliciter. Pour en prendre la mesure, songeons à nos hésitations, difficultés à prendre la parole dans un contexte nouveau.
Elle donne lieu à de nouvelles recherches présentées lors de journées d’études et des publications consacrées à cette exploration des multiples rapports qu’entretiennent addiction et langage, auxquelles participent des universitaires mais aussi des professionnels de l’addictologie. D’études visant une meilleure connaissance et descriptions des interactions dans des contextes de soins, d’accompagnement, des groupes de paroles et des équipes en analyse de pratiques, à une interrogation sur l’histoire même des termes qui donnent et ordonnent notre champ et nos savoirs, en premier lieu le mot addiction, en passant par des analyses des conditions et modalités d’énonciation, sur les thèmes préférentiels des usagers d’objets d’addiction. Il s’agit d’avancer sur une ligne de crête qui mobilise de nombreuses disciplines et professions qui sont parties prenantes : infirmiers, éducateurs, médecins, psychologues, psychanalystes, latinistes, philosophes, formateurs, linguistiques, addictologues, etc.