janvier 2014
Rodolphe Soulignac ( psychologue spécialiste en psychothérapie FSP, Genève)
En développant la thérapie narrative, Michael White et David Epston se sont inspiré des idées post modernes concernant l’identité. Ces idées proposent une alternative à la métaphore dominante de l’identité exprimée en termes de « surface/profondeur » (comme par exemple le conscient/l’inconscient, ou le moi et le moi profond, le for intérieur…). La conception alternative de l’identité que propose la thérapie narrative met d’avantage l’accent sur l’aspect multiple et changeant de l’identité et ouvre ainsi la voie vers de nouvelles conceptions de la relation thérapeutique et notamment dans le champ des addictions.
Michel Foucault a suggéré que les théories modernistes concernant l’identité constituent un ensemble de « vérités » normatives qui ont le pouvoir de façonner nos vies et nos relations. Foucault avançait que l’ensemble des exigences normatives concernant la manière dont nous devrions vivre se trouvent reproduits et confortés dans tous les domaines de la vie, en particulier dans le domaine de la santé, le secteur social et le contexte du travail thérapeutique. L’histoire est toujours l’histoire des vainqueurs, ainsi une fois les récits minoritaires écartés, l’ensemble des exigences normatives finissent par accéder au statut de vérité suivant lesquelles les personnes se mesurent et s’évaluent les unes par rapport aux autres. Le pouvoir moderne décrit par Michel Foucault est un pouvoir non centralisé que nous nous infligeons les uns aux autres et que nous nous infligeons à nous même en continu. L’exemple du panoptique est l’illustration que Michel Foucault choisit pour évoquer ce processus de soumission « volontaire » au pouvoir dominant. Le panoptique est une prison inventée par Jérémy Bentham qui prévoit que les prisonniers se soumettent aux règles avec ou sans présence de gardien, qu’ils deviennent leur propre gardien car les gardiens étant invisibles derrières des glaces sans tain, ils sont considérés comme potentiellement toujours là.
Ces conceptions du pouvoir et des exigences normatives, nous disent Sarah Walther et Maggie Carey (deux collaboratrices proches de Michael White à Adelaïde en Australie), sont des notions clé de l’approche narrative. La conception structuraliste de l’identité invite le thérapeute à se focaliser sur une perspective ontologique de l’individu, ce qu’il est et l’aspect déterminé de sa structure. Comment cela se situe en termes de normalité ? Ces exigences et discours normatifs se trouvent reflétés et soutenus dans les rapports d’évaluation, les tests, les échelles de mesures, les synthèses de résultats, les jugements et avis que les professionnels sont invités à formuler. Ainsi, des spéculations concernant la vie et l’identité des personnes peuvent devenir des discours de vérité : dans le langage des « psys » on appelle cela des diagnostics. Un des effets majeurs du diagnostic, c’est de limiter les orientations qui s’offrent aux personnes pour faire des choix dans leur vie, et de restreindre l’expérience et les possibilités d’un « devenir » au sens ou Gilles Deleuze utilise ce mot. Deleuze utilise le terme de « déterritorialisation » pour désigner une échappatoire, ou « ligne de fuite », hors du territoire dans lequel nous nous situons afin d’atteindre d’autres espaces de vie qui nous offrent d’autres possibilités : « Il y a des lignes de fuite partout. Elles constituent des moyens possibles pour échapper aux forces d’oppression et de stratification. Même les strates les plus denses sont parcourues de lignes de fuite ». (Deleuze et Guattari, Mille plateaux, 1980)
Ainsi la démarche diagnostique a souvent tendance à réduire les possibilités d’existence d’une personne à l’intérieur d’espaces de vie fixés, bornés par le jugement, les proclamations d’échec, et des conclusions minces concernant la valeur d’une personne.
Michael White disait : « Si nous voulons promouvoir le sentiment d’initiative personnelle dans la vie des gens, et les encourager à vivre de nombreux possibles, y compris des possibles qui se situent en dehors des discours normatifs, alors nous devons prendre position à l’égard des relations de pouvoir qui sont véhiculées dans les discours dominants. » Nous nous intéresserons alors à des conceptions du moi alternatives. La thérapie narrative est à cet égard une thérapie politique. En effet, le projet de beaucoup de psychothérapies est d’aider les gens à vivre mieux, à trouver place dans le système social et à rester neutres et bienveillants à l’égard du système lui-même. Il n’est pourtant plus à démontrer que certains systèmes, certaines institutions, contribuent activement à la souffrance des personnes : le système n’est pas neutre et bienveillant.
Si nous considérons l’identité non comme fixée, statique ou mono histoire, mais plutôt comme multi histoires, fluide, et toujours dans un processus de « devenir », alors nous pouvons nous positionner en relation avec les personnes d’une manière qui active l’émergence des possibilités qu’elles préfèrent pour leur vie.
Beaucoup de pratiques et techniques d’entretiens en thérapie narrative ont pour but de permettre aux personnes de se réengager dans leur propre histoire, de redevenir auteurs de leur vie. Il ne s’agit pas d’un réengagement qui consisterait à faire un recadrage de l’expérience de vie des gens en substituant comme le dit Michael White à l’orientation du « verre à moitié vide » celle du « verre à moitié plein ». Ce n’est pas non plus une révision de l’histoire ou une réécriture de l’histoire qui élaborerait un autre compte rendu global de l’histoire et annulerait et remplacerait le compte rendu original. Il ne s’agit pas de remplacer une « mauvaise » composition contre une « bonne » composition.
De cette façon, la pratique de la révision de l’histoire, comme la pratique du recadrage, courent toutes les deux le risque de contribuer au développement d’expériences identitaires et de vie à une seule histoire.
La pratique de la thérapie narrative souhaite contribuer à fournir des options pour se réengager avec son histoire en faisant émerger des expériences identitaires et de vie à plusieurs histoires. Cette pratique ne contribue pas seulement au développement des ressources narratives des personnes, mais leur donne aussi la possibilité de changer leur relation à leurs propres histoires. Le but n’est pas de recadrer ni de changer l’histoire en la révisant, mais de se réengager avec son histoire personnelle en des termes nouveaux.
Pour ce faire, le thérapeute narratif est invité à se poser régulièrement certaines questions à propos de son travail : Jill Freedman et Gene Combs, deux Américains qui ont eu un rôle déterminant dans la diffusion des idées de la thérapie narrative à travers le monde, ont laissé aux thérapeutes narratifs en herbe, comme aux confirmés, cette série de questions à se poser pour vérifier son positionnement vis-à-vis de son/ses patients.
L’ensemble de ces questions invitent le thérapeute narratif à adopter une posture réflexive sur sa propre pratique. Plutôt que de se faire croire que ses intentions altruistes sont à l’écart des questions relatives aux rapports de pouvoir dans la société, il est invité à s’interroger sans cesse sur ce que ses interventions véhiculent de pression normative.
Le style relationnel que le thérapeute narratif veut promouvoir, (à l’écart des pressions normatives et des discours dominants) a un intérêt tout particulier pour des populations de personnes souffrant d’addiction. D’une part parce que c’est une population qui est souvent stigmatisée et que la stigmatisation, c’est l’oppression d’un récit dominant sur des modes de vie minoritaires. D’autre part, l’idéal d’abstinence comme modèle dominant vient souvent empêcher de concevoir des orientations de vie construites à partir d’autres choses que la présence ou l’absence du produit, qui pourrait être l’absence ou la présence d’enthousiasme, de rêves, d’ambition, d’aspiration, en somme de préférences de vie.
Les personnes souffrant d’addictions sont fréquemment abreuvées de discours sociétaux mono histoire du type : « L’alcoolisme est une maladie chronique dont on ne guérit pas. On peut au mieux être un alcoolique abstinent » La conception multi histoires encouragée par la perspective de la thérapie narrative me parait être particulièrement pertinente car elle permet d’envisager d’avoir souffert d’addictions à un moment de sa vie et de ne pas en souffrir à d’autres, elle permet de considérer de nombreuses formes de rétablissements possibles.
Les alter narrations pour reprendre l’expression d’André Grégoire consistent à substituer des « narrations de normalisation » par des « narrations de préférences » et ce faisant on permet aux personnes de se reconnecter avec leurs valeurs existentielles, avec ce à quoi elles ne voudraient pas déroger, ce qui augmente le sentiment de cohérence, le sentiment de faire avec sa vie des choses qui ont du sens.