janvier 2014
Olivier Taïeb (Hôpital Avicenne, APHP, Université Paris 13, Bobigny et Inserm U669, Paris)
La théorie narrative de Ricœur
Ricœur reprend, dans Temps et récit, deux concepts de la Poétique d’Aristote : la mise en intrigue (muthos) et l’activité mimétique (mimèsis). La mimèsis est le processus de représenter et n’est pas une réplique à l’identique. Elle produit quelque chose qui est l’agencement des faits par la mise en intrigue. Ricœur étend le concept de mimèsis à l’amont et à l’aval de la configuration poétique. La mimèsis I fait référence à l’amont (la préfiguration) : la mimèsis II reste le pivot central et la création poétique proprement dite (la configuration) : enfin, la mimèsis III est l’aval de la composition poétique (la refiguration). La mimèsis forme ainsi un cercle, qui est plutôt « une spirale sans fin » (TR1, p. 138).
En amont, l’expérience, elle-même, a une structure pré-narrative : « Ne sommes-nous pas inclinés à voir dans tel enchaînement d’épisodes de notre vie des histoires « non (encore) racontées », des histoires qui demandent à être racontées, des histoires qui offrent les points d’ancrage au récit ? » (TR1, p. 141).
En aval, la fonction de la littérature est d’être « révélante et transformante à l’égard de la pratique quotidienne : révélante, en ce sens qu’elle porte au jour des traits dissimulés, mais déjà dessinés au cœur de notre expérience praxique : transformante, en ce sens qu’une vie ainsi examinée est une vie changée, une vie autre » (TR3, p. 285). C’est pour cela que « découvrir et inventer » deviennent « indiscernables » (TR3, p. 285).
En étant ainsi refigurée par la littérature, la vie est finalement comme un roman et l’identité ne peut donc être que narrative : « L’histoire d’une vie ne cesse d’être refigurée par toutes les histoires véridiques ou fictives qu’un sujet raconte sur lui-même. Cette refiguration fait de la vie elle-même un tissu d’histoires racontées » (TR3, p. 443). Le « secours de la fiction » (SA, p. 191) est, en effet, indispensable pour trouver des repères temporels pour organiser notre vie, pour tenter de saisir notre expérience : « C’est précisément en raison du caractère évasif de la vie réelle que nous avons besoin du secours de la fiction pour organiser cette dernière rétrospectivement dans l’après-coup, quitte à tenir pour révisable et provisoire toute figure de mise en intrigue empruntée à la fiction ou à l’histoire » (SA, p. 192).
Le récit fait partie de la vie avant de s’exiler de la vie dans l’écriture : il fait retour à la vie selon les voies multiples de l’appropriation. De cette appropriation d’un monde ou de l’identité d’un personnage réel, dans un récit historique, ou imaginaire, dans un récit de fiction, résulte une refiguration de soi. Le soi ne se connaît pas en effet de façon immédiate mais seulement de façon indirecte. La médiation d’autrui est nécessaire à la découverte de soi-même. Mais cette appropriation doit être critique : « Cette appropriation peut revêtir une multitude de formes, depuis le piège de l’imitation servile, comme chez Emma Bovary, en passant par tous les stades de la fascination, de la suspicion, du rejet, à la recherche de la juste distance à l’égard des modèles d’identification et de leur puissance de séduction. Apprendre à « se raconter », tel pourrait être le bénéfice de cette appropriation critique. Apprendre à se raconter, c’est aussi apprendre à se raconter autrement » (PR, p. 152).
La réception
L’« esthétique de la réception » a déplacé l’analyse du rapport texte/auteur vers la relation texte/lecteur (Iser 1985, Jauss 1978). Symétriquement au narrateur, le récepteur est à la fois le lecteur réel et une figure abstraite dont l’existence est postulée par le narrateur. En effet, « tout discours s’adresse nécessairement à quelqu’un et contient toujours en creux l’appel au destinataire » (Genette, 1972, p. 266). Tout texte est ainsi incomplet et a besoin du sens introduit par le destinataire. L’auteur prévoit donc un « Lecteur Modèle » doté de certaines connaissances, capable de « coopérer » à l’actualisation du texte et capable de l’interpréter comme il l’entend. Il ne doit pas seulement espérer qu’il existe, il doit aussi « agir sur le texte de façon à le construire » (Eco, 1985, p. 69).
Se pose alors la question de la liberté d’interprétation du lecteur. Certains auteurs vont écrire des textes « fermés » : « Pour parler comme les publicitaires, ils se choisiront un target, une « cible » (et une cible, ça coopère très peu : ça attend d’être touché) » (ibid., p. 70). D’autres vont écrire des textes plus « ouverts » et ne cherchent pas alors à imposer une seule lecture. Mais même dans ces cas, les auteurs construisent aussi leurs Lecteurs Modèles à travers une stratégie textuelle. Si un texte ne postule ni ne produit aucun lecteur, il devient alors « illisible ».
Pour Eco, l’Auteur, comme le Lecteur Modèle, est aussi une stratégie textuelle. L’auteur empirique formule une hypothèse de Lecteur Modèle mais « il se dessine lui-même, auteur en tant que sujet de l’énoncé, comme mode d’opération textuelle en des termes tout autant stratégiques » (ibid., p. 77). Il existe ainsi une coopération textuelle entre Auteur Modèle et Lecteur Modèle qui dépend de la « compétence » du lecteur et de son « encyclopédie ». Dans cette encyclopédie, existent des « scénarios communs » et des « scénarios intertextuels ». Les scénarios communs sont des suites d’événements rencontrées fréquemment dans la vie quotidienne et partagés avec la majeure partie des membres de la culture à laquelle appartient le lecteur. Les scénarios intertextuels viennent, eux, de la connaissance des textes lus précédemment, tout lecteur ayant une certaine compétence intertextuelle.
Pour Eco comme pour Iser, un texte est lu « pas à pas » (ibid., p. 142). Le lecteur configure ainsi un « cours d’événements possible » et entrevoit des « mondes possibles » (ibid., p. 146). Ces mondes se fondent sur les structures objectives du texte qui peuvent exercer une pression sur ses choix et sur ses spéculations subjectives sur l’intrigue. Il peut aussi, pour élaborer ses hypothèses sur la suite de l’histoire, « sortir » du texte et chercher dans ce qu’il connaît déjà, dans son encyclopédie. Le plaisir de la lecture peut être aussi bien de voir confirmées ses prévisions ou au contraire de les voir infirmées.
Le besoin du secours de la littérature
Un cercle de la mimèsis peut être défini entre les récits des patients et ceux des professionnels (Taïeb, 2011). Avant de raconter leurs histoires, les patients tentent de repérer, dans l’enchaînement des épisodes de leur vie, des éléments pré-narratifs, c’est-à-dire « des histoires non (encore) racontées » (TR1, p. 141). C’est la mimèsis I. Les patients sont ainsi amenés à choisir les événements qu’ils vont mettre en intrigue (mimèsis II), événements qui peuvent devenir en fonction des configurations les tournants, les moments-clés, les déclics… et induire des discordances quand ils renversent l’effet des actions, de la fortune vers l’infortune comme dans la tragédie ou inversement (Taïeb et al., 2008).
Mais mettre en intrigue ses histoires est souvent difficile, ce qui retentit inévitablement sur la perception du temps vécu. Les configurations peuvent être répétitives et court-circuiter la dialectique entre remémoration et anticipation. La souffrance peut même être inénarrable, la focalisation sur l’instant interrompant le fil narratif.
Les patients tentent ainsi d’être auteurs et narrateurs de leurs histoires mais sont aussi lecteurs, auditeurs et spectateurs de multiples histoires (mimèsis III). Ils s’approprient des éléments de la fiction et de l’Histoire, mais aussi de la littérature spécialisée, qu’elle soit psychiatrique, psychopathologique ou sociologique. En effet, face à la multiplicité des modèles, face à leurs souffrances identitaires, ils ont « besoin du secours de la fiction » (SA, p. 191) pour organiser leur expérience temporelle, rendre intelligible leur vie et tenter d’en devenir « co-auteur quant au sens » (SA, p. 191). C’est à « l’aide des commencements narratifs » (SA, p. 192), auxquels cette littérature les a familiarisés, que les patients tentent de stabiliser, par exemple, les initiatives d’entrer dans un processus de soins. Cette littérature leur permet aussi d’avoir l’expérience, forcément inexacte, « de ce que veut dire terminer un cours d’action, une tranche de vie » (SA, p. 192).
Les patients ne sont pas les seuls à tenter de mettre en intrigue leurs « histoires non (encore) racontées ». Les professionnels recherchent aussi avec attention des « points d’ancrage » dans les récits de leurs patients pour rendre intelligibles leurs parcours, pour les raconter à leur tour et pour édifier leurs modèles et leurs théories. C’est pourquoi tant d’éléments de leurs discours finissent par se retrouver dans les récits des patients. La littérature spécialisée et les histoires de vie des patients se renforcent de façon réciproque, en formant, pour reprendre l’expression de Ricœur, « une spirale sans fin » (TR1, p. 138).
Les enjeux narcissiques
Le besoin du secours de la littérature de ces patients et leur appétence pour les modèles identificatoires sont en rapport avec les défaillances de leurs assises narcissiques. L’objet d’addiction est, en effet, un objet toujours à la disposition du sujet dans une relation d’emprise réciproque permettant d’éviter angoisses de perte et angoisses d’intrusion. Mais il n’est pas introjectable, ce qui contraint le sujet à la répétition (McDougall, 1982).
L’utilisation de la réalité externe à des fins de sauvegarde de l’identité rend donc compte de l’importance que revêt chez ces patients la recherche d’histoires et de modèles identificatoires pour colmater leurs failles narcissiques. Mais le danger est de figer tout comportement, tout symptôme en une identité durable et définitive avec un éventail de plus en plus réduit de positions identificatoires. L’appropriation de figures de personnages fictifs, historiques ou issus de la littérature spécialisée est essentielle dans l’accès à la connaissance de soi mais elle doit rester « critique » si possible (PR) : « Vivre en imagination signifie se projeter dans une image trompeuse derrière laquelle on peut se cacher. L’identification, par la suite, va devenir un moyen de se duper soi-même ou de se fuir soi-même. Dans le domaine de la fiction, en témoignent les exemples de Don Quichotte et de Madame Bovary » (IN, p. 45). Un autre danger serait la survenue d’une errance entre les modèles identificatoires en concurrence. Le sujet pourrait aussi se trouver face à l’hypothèse de la perte d’identité, comme L’homme sans qualités de Musil où, pour Ricœur, il s’agit là de la « mise à nu de l’ipséité par perte de support de la mêmeté » (SA, p. 178). Pour éviter ce risque, certains patients pourraient être tentés par le repli identitaire en s’appropriant un des modèles proposés, « la tentation identitaire consistant dans le repli de l’identité-ipse sur l’identité-idem » (PR, p. 157) mais en perdant alors toute possibilité de changement.
Les modèles théoriques et les dispositifs de soins en attente de lecture
Comme tous les textes, les récits cliniques, les modèles théoriques mais aussi les dispositifs de soins doivent être actualisés par les patients. Tout auteur de théories ou de dispositifs de soins prévoit ce qu’on pourrait appeler un « Patient Modèle » (d’après Eco) « capable de coopérer à l’actualisation textuelle de la façon, dont lui, l’auteur, le pense, et capable aussi d’agir interprétativement comme lui a agi générativement » (Eco, 1985, p. 68). Toute théorie, comme tout texte, ne fait pas que supposer l’existence d’un Patient Modèle. Elle contribue aussi à le construire. C’est une véritable stratégie. « Prévoir son Lecteur Modèle ne signifie pas uniquement « espérer » qu’il existe, cela signifie aussi agir sur le texte de façon à le construire. Un texte repose donc sur une compétence mais, de plus, il contribue à la produire » (ibid., p. 69). Les théories et les dispositifs de soins fabriquent et produisent leurs Patients Modèles. Les patients se comporteront comme le Patient Modèle ou seront plus à distance en fonction de la théorie en cause et en fonction de leur psychopathologie. Comme les textes, il existe des théories « ouvertes » ou « fermées » en fonction de la liberté interprétative laissée aux patients. Cette liberté est indispensable pour qu’il y ait une véritable refiguration qui soit à la fois « révélante et transformante » (TR3, p. 285). En effet, « ce n’est que lorsque le lecteur doit constituer, au cours de la lecture, le sens du texte […] que quelque chose s’exprime en lui qui met en lumière un élément de sa personnalité dont jusqu’alors il n’avait pas conscience » (Iser, 1985, p. 94). Une théorie est « un tissu d’espaces blancs » qui doivent être « remplis » par les patients, associés à des ensembles de directives qui s’imposent à eux et contrôlent leur action. Seuls des patients dotés de certaines connaissances et « ciblés » par la théorie ou le dispositif de soins peuvent la faire ou le faire fonctionner en actualisant ce qui n’est pas exprimé explicitement. L’actualisation du contenu est bien sûr plus ou moins réglée par les auteurs. Les patients font des prévisions sur l’issue de l’intrigue en fonction des éléments qu’ils « lisent » et entrevoient différents mondes possibles qui dépendent de leur subjectivité, bien sûr, mais aussi des structures textuelles du dispositif de soins et de sa théorie sous-jacente.
Les patients acquièrent ainsi une certaine compétence intertextuelle tout au long de leurs parcours de soins. C’est pour cela qu’aucune rencontre n’est « lue » indépendamment des rencontres précédentes. Une rencontre thérapeutique prend place dans l’horizon d’attente du patient, c’est-à-dire dans « un ensemble d’attente et de règles du jeu avec lesquelles les textes antérieurs l’ont familiarisé et qui, au fil de la lecture, peuvent être modulées, corrigées, modifiées ou simplement reproduites » (Jauss, 1978, p. 56). La prise en charge des patients addicts, comme le roman policier, le conte ou le western a aussi des règles de genre. Les patients se constituent donc progressivement une « encyclopédie » avec plusieurs scénarios intertextuels, auxquels ils vont se référer dans les interactions qu’ils ont avec les circuits de soins. Pour comprendre ce qui se passe dans une relation thérapeutique donnée, ils peuvent en « sortir » comme les lecteurs sortent du texte pour consulter leur encyclopédie. Certains scénarios sont « préfabriqués » et leurs issues sont facilement anticipables. Il existe dans ces scénarios une forte contrainte sur la succession des événements.
Il existe aussi dans ces prises en charge des « scénarios situationnels ». Il ne s’agit plus des exemples donnés par Eco du duel entre le shérif et le bandit, de la jeune fille enlevée ou du hold-up à la banque, mais c’est le toxicomane aux urgences qui demande un sevrage, la fugue du patient la veille de sa sortie prévue d’une hospitalisation… Les soignants ont aussi, en fonction de leurs expériences et de leurs connaissances, une encyclopédie avec des scénarios intertextuels. Grâce à eux, ils peuvent parvenir à prévoir et à anticiper la fin des histoires, ce d’autant que les patients peuvent partager la même encyclopédie, ce qui peut les rassurer sur le bien-fondé de leurs croyances et de leurs hypothèses. Mais il peut aussi être thérapeutique de ne pas toujours respecter les règles de genre pour aménager un effet de surprise, pour faire en sorte que la réception du soin soit plus active et moins ennuyeuse et, enfin, pour éviter une simple répétition d’un scénario antérieur entravant alors toute possibilité de changement.
Les patients tentent d’être auteurs et narrateurs de leurs histoires (mimèsis I et II) mais sont aussi lecteurs, auditeurs et spectateurs de multiples autres histoires, dont celles écrites, racontées ou mises en scène par les professionnels dans leurs modèles cliniques et leurs théories (mimèsis III). Ils ont ainsi une part plus ou moins créative et interprétative par rapport à leurs souffrances et par rapport aux histoires qu’ils entendent, qu’ils rencontrent ou qu’ils lisent.
Les enjeux thérapeutiques de « la refiguration du réel » (TR1) au cours de la mimèsis III sont importants à prendre en compte. L’objectif est de parvenir à une nouvelle construction historique correspondant à la transformation d’un texte théorique en un discours singulier et vivant. Cette « nouvelle connaissance partagée » montrera au patient que « tout sujet ne peut se préserver, désirer, aimer qu’en se reconnaissant dans cet être composite qui lie le singulier et l’universel » (Aulagnier, 1984, p. 17). Elle devra aussi rester accessible aux changements, exigés obligatoirement par la suite de l’histoire. Il s’agit de pouvoir « se raconter » mais aussi de pouvoir continuer à « se raconter autrement » (PR).
Cet équilibre est difficile à préserver. Le risque oscille, en effet, entre des dispositifs de soins illisibles empêchant toute configuration de la souffrance ou des dispositifs, à l’opposé, trop lisibles fabriquant des Patients Modèles uniformes et indifférenciés. Un monde du soin, par analogie au monde du texte, est à construire « non pas d’objets mais de sujets investis de pleins droits » (Bakhtine, cité par Todorov, 1981, p. 162), un monde où toutes les voix peuvent être entendues, aussi bien celles du passé que celles à venir.