janvier 2014
Ingrid Belz Ceria (formatrice à l’Irema et enseignante à l’Université Paris-8) et Marc Levivier (intervenant en addictologie, formateur à l’Irema, enseignant et coordinateur pédagogique du Desu «Prises en charge des addictions» de l’Université Paris-8)
Le questionneur :
Monsieur, lors de votre parcours d’alcoolique, quel événement vous a fait sortir du déni?
L’ancien buveur :
Le déni, je ne connaissais pas ce mot à l’époque, je ne savais pas ce que c’est.
C’est très frappant dans notre travail d’entendre les professionnels parler sur ce que les patients ne disent pas et que d’une façon récurrente ils nomment déni. Souvent les échanges sont chargés affectivement lorsque ces professionnels s’expriment sur la façon dont ils vivent les entretiens qu’ils mènent avec des personnes qui ont une problématique liée à l’alcool. C’est qu’il leur est généralement difficile d’aborder ce dont ils voudraient parler avec ces patients ou usagers : leurs consommations d’alcool… Pour eux, « Il y a un mal-être, les gens ne parlent pas… ».
L’échec, l’impuissance et le sentiment de déroute viennent « se dire » massivement dans leurs discours et systématiquement, ils en viennent à parler du déni de l’autre.
Nous allons présenter ici l’état de notre analyse de ce qu’on appelle le « déni » de l’alcoolique » 1, qui s’appuie sur notre travail avec des groupes de professionnels du champ médico-socio-éducatif. Il peut s’agir de séances de supervision, d’analyses des pratiques, il s’agit aussi de groupes rencontrés à l’occasion de formations.
D’une certaine manière, nous sommes déjà habitués au déni du malade alcoolique. Nous l’avons tous appris. Les ouvrages spécialisés nous le décrivent et nous en expliquent tant le fonctionnement que la fonction. Ainsi, par exemple, peut-on lire dans le Dictionnaire des drogues, des toxicomanies et des dépendances que « … la contestation du fait même de l’addiction est de fréquente observation clinique. Ce comportement est parfois stigmatisé par l’entourage, qui l’assimile volontiers et abusivement à une conduite de dissimulation ou de tromperie. En réalité, le déni doit être compris comme un mode de défense du sujet dépendant » 2.
En effet, c’est par « déni » que l’on traduit traditionnellement le terme allemand Verleugnung, un des mécanismes de défense, mécanisme intrapsychique, conceptualisé par Freud comme un « mode de défense consistant en un refus par le sujet de reconnaître la réalité d’une perception traumatisante, essentiellement celle de l’absence de pénis chez la femme » 3. Et l’on comprend bien en quoi le recours au déni semble opérant en alcoologie. Dans le même temps, celui qui « boit » reconnaîtrait son addiction et la refuserait afin de se préserver de la pleine perception d’une réalité traumatisante, ou difficile à assumer, due aux consommations répétées et excessives et à leurs conséquences délétères.
Dans tous les cas, nous avons bien appris que le déni relève de la protection du sujet et qu’il convient de le respecter. D’où les phrases que l’on peut entendre à propos de l’impossibilité de traiter un « alcoolique qui est dans le déni », la nécessité de « lever leur déni », ou de « surmonter leur déni » et plus récemment de « transpercer leur déni ».
Or si nous prenons le temps de nous arrêter aux phrases prononcées, de mettre en suspens tout ce que nous avons appris, et d’écouter comme si c’était la première fois que nous entendions parler de ce déni, alors nous pourrions nous poser les questions suivantes : comment s’adresse-t-on à quelqu’un ? Quels sont les effets de la parole du patient chez le professionnel ? Chez le patient lui-même ? Ces paroles « de déni », qui les prononce ? A quel titre et à quel moment de leur récit ? Alors, une sorte de tension, de décalage se fait sentir entre la définition théorique, le déni en psychanalyse et ce dont tente de rendre compte celui qui fait recours au mot.
Voici un court extrait d’une situation sur laquelle nous avons travaillé en groupe. Une femme, une infirmière, prend la parole et nous déclare : « Je me sens impuissante face au déni ». Remarquons, car nous aurons à y revenir, que dans cette si courte phrase se trouvent liés l’impuissance et le déni. Mais poursuivons. Cette femme souhaite nous parler de Monsieur Jacques, un homme qui est venu, à nouveau, dans son service, pour se sevrer une énième fois.
Écoutons-la.
« Lui, on le connaît, mais il nie qu’il boit. Le matin, je passe en visite, il était dans son lit et je lui demande : « ça va » ? Et il me répond avec un petit sourire « ça va ». Alors je me suis dit : « Mon œil ! ».
« Mon œil ! », expression autant verbale que gestuelle, connote ici que Monsieur Jacques a menti dans sa réponse, de n’avoir pas énoncé ce que l’on sait déjà de lui.
Nous pourrions remarquer que le plus souvent, à la question « ça va ? », nous répondons un laconique « ça va ». Et que, même, la plupart du temps, celui qui pose la question n’en attend pas davantage.
Nous pourrions nous demander ce que Monsieur Jacques aurait pu bien répondre d’autre, tandis que, alité et en pyjama, il était interpellé par une infirmière debout et en blouse ? Dans une position asymétrique. La relation se réduit alors à l’injonction à dire : le dire d’un sujet parlant en capacité d’une parole qui lui serait propre.
Quelles étaient donc l’intention et l’attente de cette infirmière en posant la question « Ça va ? ». Vraisemblablement bien davantage que ce que ces deux syllabes ne veulent généralement dire. Elle espérait que Monsieur Jacques se saisisse de ce « ça va ? » pour se confier, et ainsi conforter « l’institution générale du langage, dont la pratique usuelle englobe une clause tacite de sincérité… : je veux bien croire que vous signifiez ce que vous dites » 5. Et cette infirmière en est venue à désigner le patient comme étant « dans le déni » après avoir éprouvé un écart par rapport à ce qu’elle attendait comme réponse.
Dans ce récit comme tant d’autres, « le déni » vient se dire par la solitude du professionnel et de son témoignage de l’avoir vécu comme une impasse relationnelle. Impasse qui va aboutir à un silence, parce quelque chose va finir par se taire dans un étrange mais fréquent vécu d’impuissance. Et cette impuissance qui circule, d’où vient-elle ? C’est la énième fois que le patient revient, les professionnels « n’en peuvent plus », ils sont déçus. Mais de quoi sont-ils déçus ? C’est leur travail lui-même qui est vu comme impuissant, ou du moins, leur représentation de ce qu’est leur travail.
« On est impuissant… on est spectateur de leur consommation… » dira l’un, « Je suis témoin de sa dégradation… c’est très dur… » complétera un autre.
La répétition du sentiment d’impuissance, de ce qui est vécu comme échecs répétés fait souffrir car « on voit que la personne est complètement dégradée et on y peut rien » alors que, s’efforçant de travailler au mieux, on constate : « on a tout fait… on a pas vu venir… on est dans l’échec ! ».
La conséquence de la répétition de ces situations peut se traduire par une fragilisation de l’identité professionnelle, du sens donné à leur travail. Ainsi l’un d’eux s’interroge : « Quelle est mon utilité, ma fonction, si je n’arrive pas à parler sur la consommation de l’autre ? ». Et il poursuit en disant : « Moi, je leur donne du temps, je discute de tout autre chose parce que c’est la personne qui a voulu venir me voir, en espérant que… ». Et suite à un grand silence : « qu’il avoue ». Il y a une tension, d’une attente qui se fait impérative, sans dire. L’attente d’un dire dans le sens d’admettre, qui impliquerait de « mettre fin à une hésitation touchant la vérité, mais aussi en faire mention » 7.
Que faire dans la relation quand l’autre, le professionnel ici en question, aboutit aux formes de rigidité, avec l’arbitraire de l’aveu ? On la réduit au déni quand cette parole ne vient pas ? L’emprisonnement dans un protocole et dans une écoute normative renferme l’autre dans l’obligation de parole. Une parole qui doit presque venir comme préalable à tout traitement. C’est l’aveu comme une parole donnant l’accès à la vraie parole à pouvoirs soignants.
Nous considérons ici le déni comme une construction réciproque, également comme une construction collective et institutionnelle. Très souvent, les « patients » viennent déposer leur impuissance par de longs silences, peu de paroles, par l’impossibilité de se raconter. Un malaise s’installe : d’une part parler de soi n’est pas naturel et d’autre part ne rien entendre n’est pas naturel non plus.
Très souvent les « professionnels » viennent déposer aussi leur impuissance par l’incapacité de nommer l’alcool de l’autre ou de dire pourquoi ils sont dans l’incapacité d’en parler. Un effet miroir, de projection ou un mouvement de transfert peut prendre place en se traduisant dans une relation duelle et par un discours institutionnel : tu ne peux rien pour moi puisque pour moi il n’y a plus rien. Je ne peux rien pour toi non plus puisque tu ne me signifies rien.
Dès lors, ces professionnels font ce que nous faisons tous lorsque nous sommes sans moyens : ils tentent de se récupérer, parfois en se mettant au-dessus de ce qui a causé la déroute. C’est à ce moment-là que le « déni » arrive comme explication, comme une bouée de sauvetage. Cela vient récupérer le professionnel et préserver l’institution.
C’est le déni comme recours pour parler de ce que l’autre ne dit pas, pour parler de cette parole manquante, parole fragile qui semble… pesante ? Désolante ? Vide ?… Le déni pour rendre compte du malaise dans la relation qui devient stérile, que vient nommer le langage qui est attaqué, le silence qui s’installe et qui n’est pas écouté de part et d’autre.
Nous questionnons donc le contenu, le sens du mot « déni » lorsque les professionnels y recourent car il s’agit d’autre chose. Certes que nous avons à faire aux phénomènes qui concernent le fonctionnement intrapsychique des sujets que nous accompagnons. Mais, bien souvent, ce qui est désigné comme tel relève au moins aussi de ce qui se joue dans l’interaction entre « celui qui boit » et le professionnel.
Nous dirons que le déni lié à la problématique alcoolique est un nom emprunté pour nommer ce qui est difficile ou impossible à dire.
Il a comme fonction de nommer d’abord l’innommable, l’irreprésentable pour celui qui est face à l’autre qui se laisse voir boire. Ce n’est pas un concept, cela ne relève pas systématiquement de la psychopathologie. C’est aussi cela : un mot, un mot pour « dire ».