août 2019
Anouk Papon et Alexander Tomei (Centre du jeu excessif)
Les jeux de hasard et d’argent (JHA) sont très présents dans nos sociétés contemporaines. Que ce soient le poker, le bingo ou les paris sportifs, les JHA se caractérisent par leurs aspects à la fois sociaux, ludiques et compétitifs. La majorité des joueurs profite de ces aspects récréatifs, sans conséquences négatives pour eux-mêmes et leurs proches. Mais certains de ces joueurs récréatifs peuvent perdre le contrôle de leur comportement de jeu et développer une addiction. Les études menées en Suisse pour déterminer le taux de prévalence du jeu excessif au niveau de la population générale ne sont pas nombreuses et ont été conduites avec des méthodologies hétérogènes, notamment en ce qui concerne l’outil de dépistage. Cette hétérogénéité produit donc des statistiques sensiblement différentes d’une enquête à l’autre. Cependant, sur la base de ces enquêtes, nous pouvons conclure au fait qu’en Suisse entre 0.5% et 1% de la population adulte souffre d’une addiction aux JHA 1. Bien qu’il soit limité à une frange relativement limitée de la popu- lation, le comportement de jeu problématique impacte négativement aussi bien les proches du joueur que la société dans son ensemble. Il a été estimé par exemple que les coûts sociaux générés par le jeu problématique en Suisse peuvent s’élever à plus d’un demi-milliard de francs suisses par an 2.
En ce qui concerne la population des joueurs, la recherche épidémiologique internationale menée depuis les années nonante montre une surreprésentation systématique des hommes. En Suisse, comme ailleurs, les femmes représentent environ un quart de la population de joueurs problématiques 3. Dès lors, il n’est pas surprenant que, lors des deux dernières décennies, l’attention de la recherche s’est portée de manière prédominante sur les joueurs de sexe masculin. Cependant, l’intérêt pour le comportement de jeu chez les femmes n’a pas été totalement occulté. Les habitudes de jeu chez les femmes, mais aussi les mécanismes psychologiques qui les sous-tendent, font l’objet de plus en plus d’attention de la part de la communauté scientifique. Les données récoltées par l’observation du jeu chez les femmes se trouvent être une source d’information importante pour la compréhension du jeu excessif en général, et pour la conception de programmes de prévention mieux ciblés. Nous décrivons ci-dessous quelques aspects de la spécificité féminine en matière de JHA.
Les hommes commencent à jouer aux JHA précocement, dans un esprit récréatif et social. Une partie d’entre eux peuvent développer ensuite un problème de jeu. Le passage entre les premières mises d’argent et l’apparition de comportements de jeu problématiques se fait sur un arc de temps déterminé. Chez les femmes, cet arc de temps est plus court. En effet, selon ce qui est décrit comme un effet de télescopage, les femmes commencent à jouer plus tardivement que les hommes, mais développent plus rapidement les comportements de jeu problématique 4. Par ailleurs, ces comportements s’expriment par des signes visibles, qui eux aussi diffèrent selon les sexes.
Typiquement, suite à la perte d’une somme importante d’argent au jeu, les hommes expriment davantage leur sentiment de colère, alors que les femmes ont plus tendance à exprimer leur sentiment de détresse et de l’extérioriser par des pleurs 5.
Les motivations qui poussent à jouer aux JHA sont diverses et varient selon les individus. Cependant, sur ce plan aussi, l’on a observé des tendances selon le genre. Ainsi, les hommes sont généralement motivés à jouer par la recherche de sensations et de gain. D’ailleurs, ils ont tendance à préférer les jeux d’argent compétitifs et dont l’issue peut être due en partie à l’habileté du joueur (p. ex. poker, paris sportifs). Les femmes jouent plutôt pour se détourner des préoccupations de la vie quotidienne, de l’ennui et de la solitude. Elles ont une préférence pour les jeux non stratégiques et purement de chance (p. ex. machines à sous) 6.
La manière dont on se représente les JHA et notre compréhension de la notion de probabilité et de hasard jouent un rôle fondamental dans la prévention et dans le traitement de l’addiction au JHA. Une compréhension limitée des principes logiques et mathématiques qui sous-tendent les JHA laisse la place à des croyances erronées qui, si elles ne sont pas remises en cause, contribuent à la mise en place et au maintien de comportements de jeu problématiques. Sans surprise, les joueurs avec un problème de jeu ont plus de croyances erronées à propos des JHA que les non- joueurs ou les joueurs non problématiques. De plus, ces croyances semblent varier selon l’appartenance de genre : comparées aux hommes, les femmes possèdent moins de cognitions erronées à l’égard des JHA, notamment en ce qui concerne l’illusion de contrôle, les superstitions, le principe d’indépendance des évènements et le rôle des habiletés du joueur dans les jeux de hasard 7. À cela s’ajoute le fait que les femmes sont plus conscientes que les hommes que le JHA peut mener à l’addiction et qu’il constitue un problème pour la société. Cette attitude se traduit notamment par le fait qu’elles soutiennent davan- tage que les hommes des mesures de prévention contre le jeu excessif8.
Il a été observé que les femmes souffrant de troubles liés aux JHA sont plus concernées par les problèmes financiers que les hommes 6. Proportionnellement à leur revenu, elles misent davantage d’argent, et leurs revenus étant généralement plus faibles que celui de leurs homologues masculins, elles sont plus exposées aux situations d’endettement et aux risques de banqueroute 9. Ce sont bien les problèmes financiers qui finissent par pousser les joueurs à consulter les centres de traitement. Malheureusement, autant chez les hommes que chez les femmes, la décision de chercher de l’aide se manifeste tardivement, parfois des années après la prise de conscience du problème. Ce retard est dû en partie à des mécanismes de résistance à la recherche d’aide dont la nature diffère selon le genre. Chez les hommes ces mécanismes sont carac- térisés essentiellement par le déni du problème, la fierté personnelle tablée sur l’idée qu’ils peuvent s’en sortir tous seuls, mais aussi par la crainte de stigmatisation. Chez les femmes priment plutôt les sentiments de honte et de culpabilité 10.
Femmes et hommes n’abordent pas le JHA de la même manière. Les différences qui les démarquent constituent de précieux éléments au service de la prévention et du traitement du jeu problématique. Par exemple, l’observation chez les femmes d’une entrée plus tardive dans le JHA, d’un développement plus rapide du jeu problématique, et d’une plus grande vulnérabilité financière, peut servir à contraster les messages publicitaires en faveur du jeu de hasard. Les sentiments de honte et de culpabilité qui retiennent les joueuses problématiques de consulter peuvent être apaisés par la diffusion de messages de pré- vention les rassurant sur la nature de la prise en charge professionnelle (respect de l’anonymat et le non-jugement). Enfin, les motivations plutôt existentielles qui poussent les femmes à jouer sont déterminantes dans les orientations thérapeutiques, notamment celles qui incluent une approche motivationnelle de l’addiction.
L’étude des spécificités féminines dans le jeu, comme celles d’autres sous-populations d’ailleurs, contribue à une meilleure compréhension des JHA, des facteurs qui l’expliquent, des troubles qui en découlent. Dans le contexte actuel d’élargissement de l’offre de jeu et de la légalisation des jeux de casino en ligne en Suisse, l’élargissement des investigations quantitatives et qualitatives axées sur les comportements de jeu des femmes est nécessaire.