août 2019
Christophe Al Kurdi (GREA)
La production d’articles scientifiques sur les jeux de hasard et d’argent a débuté à la fin des années 70, mais s’est véritablement développée à partir du tournant du XXIe siècle. L’évolution du nombre d’articles consacrés au « Gambling », répertoriés dans la base de données Pub-Med, nous livre un bon aperçu de l’intérêt grandissant des chercheurs pour cette problématique : ils étaient 152 pour les années 70 ; 162 pour les années 80 ; 565 pour les 90 ; 2’170 entre 2000 et 2010 ; 4’880 de 2010 à aujourd’hui.
S’agissant de la production de savoir, quatre principales approches peuvent être distinguées. Elles sont les suivantes :
Recherche médicale et psychologique
Depuis les années 80, avec l’entrée du « jeu pathologique » dans le DSM III (la référence de la psychiatrie américaine), la grande majorité de la recherche s’est focalisée sur les malades du jeu (joueurs pathologiques). Il s’agissait de comprendre, sur le plan individuel, les ressorts psychologiques ou psychiatriques à l’origine de la perte de contrôle d’un individu.
Études de prévalence
Au tournant des années 2000, conséquemment à la libéralisation du marché, une nouvelle interrogation portant sur le nombre de ces malades du jeu au sein de nos sociétés a émergé. Pour y répondre, les chercheurs ont adapté les instruments issus de la clinique pour s’en servir dans le cadre de vastes enquêtes téléphoniques. Au gré des instruments utilisés (SOGS, PGSI, etc.), et des juridictions investiguées, ils sont parvenus à chiffrer entre 0,5 et 7,6 % 1 la proportion de joueurs excessifs au sein de nos sociétés (la prévalence). En réitérant dans le temps, ces enquêtes sur un même territoire, ils ont tenté de mettre en lumière l’influence d’une nouvelle offre de jeu sur le nombre de joueurs pathologiques (l’incidence).
Recherche portant sur les dispositifs techniques de jeu
En raison, entre autres, de l’inconsistance des résultats obtenus (prévalence/incidence) et de l’apparition de nouvelles offres de jeu (loterie électronique, paris sur internet, etc.), la recherche s’est intéressée de plus près aux dispositifs techniques eux-mêmes, sous l’angle de leur plus ou moins grande capacité à produire de la perte de contrôle chez les joueurs (c.-à-d. addictivité). Ainsi, les chercheurs ont mis en évidence, le plus souvent en laboratoire, de nombreux facteurs (fréquence de jeu, taux de retour, jackpot progressif, etc.) qui concourent à une plus ou moins grande dangerosité d’un type de jeu en particulier.
Parallèlement à ces trois approches dominantes (« mainstream ») décrites ci-dessus, s’est développée une recherche, largement minoritaire, qui rompt avec la figure centrale du « Joueur pathologique » et des caractéristiques du « Produit » pour s’intéresser à l’ « Environnement » dans lequel cette interaction se produit.
L’intérêt de ces nouveaux regards portés sur les jeux d’argent – qu’ils soient issus de la sociologie, de l’économie, de la politologie, du droit, de la géographie, de l’histoire ou encore de l’anthropologie – tient avant toute chose à leur capacité à poser de nouvelles questions et à produire des réponses le plus souvent pluridisciplinaires, par exemple :
Les résultats des études citées plus haut ont en commun de questionner ouvertement l’intérêt scientifique de recherches qui focalisent leur attention uniquement sur les « joueurs pathologiques », tout comme sur les mesures dites de « jeu responsable » qui en découlent et sont destinées à encadrer les pratiques de jeu d’un petit groupe de « consommateurs imprudents ». Ils nous aident également à comprendre le regard très critique que portent certains chercheurs qui ont participé à cette conférence (par exemple Livingstone, Adams, ou Sulkunen) sur le modèle de Reno 9.
De la figure emblématique du « joueur pathologique », Livingstone et collègues, nous disent : « Au milieu des années 1990, l’industrie du jeu avait compris qu’un diagnostic médical lié à la consommation excessive de son produit par certaines personnes pouvait détourner l’attention du rôle potentiellement problématique du produit pour promouvoir cette consommation » 10. Markham et Young ajoutent que le « jeu problématique » est apparu comme le principal problème soulevé par la libéralisation des jeux de hasard. Ainsi, le joueur pathologique, plutôt que le processus de libéralisation du jeu, a été construit et mobilisé comme objet de politique et d’intervention (…). La figure stigmatisée du joueur pathologique a sans doute distrait la communauté de la recherche académique des véritables dommages sociaux résultant de la libéralisation des jeux d’argent. » 11. S’agissant du jeu responsable, Livingstone et collègues sont sans concession et affirment « le langage stratégique du jeu responsable détourne l’attention de la nature néfaste des produits et des pratiques des entreprises et des acteurs gouvernementaux qui les déploient et les commercialisent » 10.
Ce constat d’une recherche instrumentalisée directement par l’industrie du jeu, ou indirectement par les gouvernements, débouche actuellement sur un inévitable questionnement sur le degré d’autonomie de la production de savoir sur les jeux d’argent par rapport à ses principaux bénéficiaires directs, à savoir l’industrie et l’État. L’ intitulé du symposium organisé à Fribourg est là pour nous le rappeler, ainsi que la déclaration qui figurait sur son programme : « Comme lors des éditions précédentes, le symposium est financé exclusivement par des fonds publics et académiques ».
Actuellement, il s’agit non seulement, dans le cadre d’une posture épistémologique, d’interroger la provenance et la validité des outils et méthodes utilisées jusqu’alors, mais également, plus prosaïquement, de questionner la provenance des fonds alloués à la recherche et son impact sur celle-ci. Enfin, il s’agit de mettre une série de garde-fous qui ont fait leurs preuves pour se distancer de l’industrie que ce soit dans le domaine de l’alcool ou du tabac.
D’un point de vue épistémologique, la critique du modèle de Reno remet en question « l’inlassable concentration de la recherche sur les dispositions individuelles qui mènent à des problèmes, qu’il s’agisse de biais cognitifs ou autres, plutôt que sur les circonstances sociales qui permettent à ces dispositions d’être exprimées » 10. C’est pourquoi, en tant que spécialistes des sciences sociales, Livingstone et collègues, choisissent « de concentrer leurs recherches sur les processus sociaux qui mènent à la production d’un environnement de jeu à risque » 10.
En guise de conclusion à ce survol des questions posées durant le symposium de Fribourg, il semble important de rappeler que l’indépendance de la recherche n’est pas qu’une affaire de scientifiques.
Dans un ouvrage dérangeant, intitulé « Jeu d’argent, liberté et démocratie » 15, Adams nous rend attentifs au fait que « la recherche et d’autres activités universitaires jouent un rôle particulier dans l’évolution à long terme d’une démocratie. C’est l’activité d’enquête qui génère la base de connaissances qui informe les autres utilisateurs finaux de la recherche – les médias, les décideurs et le public – sur ce qui se passe réellement. Par exemple, la qualité d’un article de magazine sur le jeu compulsif dépendra de la qualité des sources d’information utilisées pour étayer ses principaux arguments. En l’absence de recherches solides, la discussion et le débat restent au niveau de la conjecture et de l’hypothèse, ce qui permet aux lobbyistes ayant des intérêts directs de confisquer le sujet ». Ceci est particulièrement vrai pour la recherche en matière de jeux d’argent. En effet, tout au long de l’ouvrage susmentionné, Adams nous démontre comment cette industrie, basée sur l’addiction, détruit insidieusement les fondements mêmes de la démocratie en rendant dépendants à ses financements les principaux acteurs légitimes à la critiquer : qu’il s’agisse des gouvernements, des scientifiques, de la presse ou encore de la société civile. Face aux problèmes de plus en plus visibles engendrés par les jeux, il nous explique comment leur silence coupable conduit le citoyen lambda à questionner la probité de ces acteurs devenus incapables de défendre « le bien commun », la « vérité » ou encore « la cohésion sociale ». En définitive, il nous dit qu’avec l’expansion sans limites des jeux d’argent, c’est la croyance dans les institutions qui disparait et, avec elle, la démocratie qui est mise à mal.
Dans un contexte si particulier, on comprend aisément l’importance de données fiables et solides pour la production d’un discours critique.