août 2019
Luca Notari et Hervé Kuendig (Addiction Suisse), Christophe Al Kurdi (GREA)
Au cours des 30 dernières années, le développement d’internet a transformé nombre d’activités de divertissement et les jeux de hasard et d’argent n’y font pas exception. Certaines caractéristiques propres à ce média, notamment l’accessibilité, l’anonymat, l’interactivité, la possibilité de simuler des contextes différents (Griffiths, 2003) ou la possibilité de constituer des communautés (O’Leary & Carroll, 2013), ont fait des jeux de hasard et d’argent en ligne (JHAL) un marché à très forte croissance. À ce titre, il était estimé au début des années 2010 que le JHAL représentait près de 15 % de l’ensemble du marché du jeu au niveau européen (Commission européenne, 2012). Depuis, l’offre et les pratiques ont évolué et il est attendu que cette part soit en nette hausse. Au niveau suisse, jusqu’à fin 2018, l’offre de JHAL émanait princi- palement d’acteurs étrangers n’ayant pas légalement le droit de proposer de tels jeux. En effet, jusqu’à l’entrée en vigueur de la nouvelle Loi sur les jeux d’argent adoptée le 29 septembre 2017, seuls Swisslos et la Loterie Romande avaient le droit d’offrir des JHAL, et ce pour autant qu’ils soient identiques à ceux offerts au niveau terrestre. Toute offre de jeux de casinos en ligne était de ce fait illégale.
Depuis début 2019, la nouvelle loi sur les jeux d’argent étend toutefois la possibilité de développer une offre de JHAL, en ouvrant le marché aux opérateurs actifs en Suisse. Ces changements législatifs, qui visent à réguler l’offre et le nombre d’opérateurs au travers d’un système de licence, mais également à restreindre l’offre illégale en bloquant l’accès aux sites étrangers, ouvrent la porte aux jeux de casinos en ligne, ce qui aura pour conséquence d’étoffer significativement l’offre légale de JHAL en Suisse.
Considérant que l’offre en matière de JHAL en Suisse allait être significativement modifiée et que les pratiques de jeu en ligne risquent de ce fait d’être bouleversées, et être favorisées par le modèle de régulation choisi, le Programme intercantonal de lutte contre la dépendance au jeu (PILDJ) a souhaité documenter l’état des pratiques de JHAL en Suisse avant l’entrée en vigueur de la nouvelle loi sur les jeux d’argent. Un tel état des lieux ouvre en outre la possibilité de documenter l’évolution des pratiques de JHAL en Suisse dans les années à venir.
Le projet développé vise à analyser l’utilisation des jeux de hasard et d’argent en ligne en Suisse afin de mieux comprendre les pratiques des joueurs et identifier les différents profils de risque, les résultats préliminaires sont présentés ici. Le projet a été conçu autour de deux modules contribuant à l’atteinte des objectifs de la recherche. Une méthodologie pouvant être répliquée a été privilégiée afin de pouvoir à l’avenir examiner l’évolution du marché et de ses usagers.
Le premier module de recherche a été réalisé par Addiction Suisse et consiste en une enquête quantitative par questionnaire auprès d’un panel d’internautes (ci-après enquête e-Games). Le deuxième module est quant à lui en cours de réalisation par le GREA et vise à appréhender plus finement les pratiques de jeux et les représentations associées au travers d’entretiens semi-directifs, d’une durée de 60 à 90 minutes, avec un nombre restreint de joueurs (10), qui ont été recrutés lors de la passation du questionnaire. L’ensemble du projet est coordonné par le secrétariat exécutif (SE) du PILDJ afin de produire un rapport à paraître complet.
L’enquête quantitative par questionnaire auprès d’un panel d’internaute a été conduite par Addiction Suisse en suivant la méthodologie appliquée dans le cadre de la collaboration internationale e-Games. Cette collaboration se fonde sur la conduite d’études similaires en France (2017), en Allemagne (2018) et en Italie (2018) et s’étendra en 2019 à la Pologne et au Canada. Ce projet international intègre dans son questionnaire des questions sur les JHAL, les JHAL gratuits et un module sur la participation payante à des jeux free-to-play.
En Suisse la collecte de donnée a été menée en été 2018 en collaboration avec l’institut LINK (sur la base d’un échantillon aléatoire des personnes intégrés au LINK internet Panel, qui comptait alors environ 130’000 participants). Au total, 18’680 personnes ont été sélectionnées aléatoirement en respectant la structure du panel en matière de sexe, d’âge et de langue, parmi lesquelles 8’846 ont accepté de participer à l’enquête (47,3 % de taux de participation). Au final, 2’182 répondants étaient éligibles sur la base des critères d’inclusion de l’étude. Les principaux critères d’inclusions étaient d’avoir eu un comportement de jeu JHAL au cours des 12 derniers mois, alternativement rapporter une participation payante à des jeux free-to-play au cours des 12 derniers mois. Plus spécifiquement l’échantillon final de l’enquête sur laquelle se fondent les résultats présentés ici était composé de 1’405 répondants jouant uniquement aux JHAL, de 264 joueurs jouant tant aux JHAL qu’à des jeux free-to-play et de 513 joueurs jouant uniquement à des jeux free-to-play. Les résultats présentés ici portent toutefois uniquement sur les données des 1’669 joueurs de JHAL (avec ou sans free-to-play).
Pour ce qui concerne la fréquence de jeu, 25,1 % de l’échantillon a indiqué une fréquence maximale d’au moins une session de jeu en ligne par semaine, et 43,9 % une fréquence de jeux en ligne de moins d’une fois par mois.
Les jeux de loterie et de grattage en ligne sont de loin la catégorie de jeu ayant la prévalence la plus élevée sur les 12 derniers mois (85,2 % de l’échantillon), suivis par les paris sportifs en ligne (16,2 %), le poker en ligne (8,7 %), les jeux de machines à sous (ou slot machines) en ligne (5,6 %), les autres jeux de casino en ligne (5,5 %), les paris sur des e-sport (2,0 %) et les paris sur les courses de chevaux (1,5 %). La prévalence de paris en ligne sur les marchés financiers, qui peuvent de par certaines de leurs caractéristiques et spécificités être considérés comme associé aux JHA, dépasse celle de certains des types de JHAL et atteint 5,5 %.
Les types de JHAL pour lesquels une offre légale existait déjà en 2018, soit les jeux en ligne du type de ceux proposés par Swisslos et la Loterie Romande, étaient largement les plus joués. Au total 84,2 % des joueurs avaient joué uniquement à des jeux potentiellement légaux, 10,3 % avaient joué à des jeux potentiellement légaux et à des jeux dont une offre légale n’existait pas et 5,5 % uniquement à une offre illégale. Nous parlons ici d’offre potentiellement légale car le fait de disposer d’une offre nationale ne s’accompagne pas forcément du fait d’utiliser les produits de Swisslos ou de la Loterie Romande. C’est ainsi que, par exemple, pour ce qui concerne les paris sportifs, la plupart des joueurs ont indiqué opter pour une offre proposée par des opérateurs étrangers.
Les premiers résultats de l’étude montrent une très grande variabilité des dépenses par type de jeu. Au total les joueurs ayant dépensé de l’argent au cours des 30 derniers jours ont indiqué une dépense mensuelle moyenne de 122 francs. En analysant chaque jeu séparément, les joueurs de ces différents types de jeux ont indiqué des dépenses mensuelle moyennes suivantes : de 76 francs pour les paris sur e-sports, 79 francs pour des loteries et jeux de grattages, 82 francs pour les paris hippiques, 103 francs pour les jeux de casinos (exclus poker et slot machines), 134 francs pour les paris sportifs, 151 francs pour le poker et 166 francs pour les machines à sous ou slot machines. Dans l’ensemble, il est estimé que presque un quart des dépenses répertoriées étaient effectuées sur des jeux pour lesquels en aucun cas une offre légale n’existait au moment de l’enquête.
Les joueurs en ligne semblent être une population en partie distincte de celle des joueurs « terrestres ». Cette observation tient au fait que 57,2 % des joueurs de JHAL n’ont pas rapporté d’activités de JHA terrestres au cours des 12 derniers mois. Cette observation n’apparait en outre pas varier significativement en fonction de la fréquence de jeu en ligne (ni dans un sens ni dans l’autre). Ce résultat peut avoir des implications directes sur la possibilité de prévenir ou dépister les problèmes, car la possibilité d’atteindre directement cette population de joueurs en « face à face » dans le contexte du jeu terrestre est très réduite. Ceci montre d’autant plus la nécessité que les fournisseurs de JHAL s’engagent à mettre en place de systèmes de dépistage proactifs des joueurs problématiques.
Selon l’Indice canadien du Jeu Excessif (ICJE), qui a été intégré comme outil de screening dans l’enquête e-Games, 2,3 % des joueurs de l’échantillon présentaient un jeu à risque élevé (score de 8+), 6,7 % un risque moyen (score entre 3 et 7) et 20,8 % un risque faible (score de 1 ou 2). Par opposition, 70,2 % des joueurs de JHAL de notre échantillon avaient un risque nul (score de 0). Les données collectées montrent toutefois clairement qu’il existe probablement des différences de dangerosité entre les différents types de jeu : si parmi les joueurs de loteries ou de jeux de grattages la proportion de personnes ayant un risque moyen ou élevé atteint 6,9 %, cette même proportion atteint respectivement 22,5 % parmi les joueurs de paris sportifs et 26,8 % parmi les répondants rapportant jouer à des jeux de casino en ligne (poker, slot machines et autres jeux de casinos).
D’après les joueurs présentant un risque moyen ou élevé (score ICJE de 3+), le jeu en ligne est généralement rapporté comme étant l’unique responsable des problèmes rapportés, dans 42,7 % des cas ; les jeux en ligne et terrestres étant décrits comme « coresponsables » par 41,3 % de joueurs ayant un risque moyen ou élevé, et le jeu terrestre uniquement par 16,0 % d’entre eux.
Bien qu’une large majorité – 75,8 % – des joueurs indiquent utiliser un ordinateur pour jouer aux JHAL, l’usage de tablettes tactiles (14,9 %) n’est pas en reste. Plus encore, plus d’un tiers des joueurs de JHAL de notre échantillon ont rapporté parfois y jouer en utilisant leurs téléphones portables (37,7 %). Le moyen utilisé pour jouer semble en outre avoir un lien avec l’occurrence de problèmes liés au jeu : des problèmes de jeu (score ICJE de 3+) sont reportés par 7,8 % des joueurs utilisant des ordinateurs, par 10,4 % des joueurs sur tablettes et par 13,5 % des joueurs utilisant leur téléphone portable pour jouer.
En conclusion, sur la base des données descriptives à disposition, le portrait-robot du joueur de JHAL en fonction des caractéristiques les plus représentées parmi nos répondants est le suivant : homme (73,2 %), âgées d’environ 45 ans, marié (48,4 %), avec au moins une maturité ou une formation professionnelle supérieure (56,6 %), en emploi (à temps plein ou à temps partiel – 76,1 %), avec un revenu du ménage net de 6’000 francs ou plus (58,3 %).
En considérant plus spécifiquement les types de jeux mentionnés par les joueurs de JHAL, il est intéressant de souligner qu’à une exception près, il n’y a pas de différences significatives entre les trois principales régions linguistiques. L’exception en question concerne les paris sur les compétitions d’e-sports. Dans ce cas, les francophones sont significativement plus nombreux (3,5 %) à parier sur de telles compétitions que les germanophones (1,5%) et les italophones (1,4%).
L’analyse préliminaire des entretiens qualitatifs conduits auprès d’un nombre restreint de joueurs (module 2) a mis en évidence le fait que la plupart des personnes interrogées disent s’imposer des limites sur les montants engagés, leur fréquence de jeu voire même le type de jeu auquel elles sont prêtes à jouer.
Elles le font de diverses manières : en alimentant leur compte de jeu, une seule fois par mois, avec une somme prédéterminée ; en désinstallant l’app trop dévoreuse de temps et/ou d’argent ; en limitant les périodes de jeux à certaines dates dans le mois et/ou à certains jours durant la semaine ; ou bien même en s’interdisant de jouer à un jeu, en particulier, supposé trop dangereux.
Les raisons invoquées à l’appui de ces pratiques d’autolimitation sont multiples. Elles vont de la rupture biographique (le fait d’avoir un enfant ou de commencer un nouveau job dévoreur de temps), à la connaissance des probabilités (apprises durant ses études), en passant par le sentiment «qu’à ce jeu-là on ne gagne pas».
On relèvera que cette volonté de limiter son niveau de jeu, et la mise en œuvre de tactiques y relatives, s’applique aussi bien aux jeux de hasard et d’argent qu’ils soient terrestres ou online (mises et fréquence) qu’aux jeux vidéo (achats durant le jeu et/ou temps de jeu).
Jusqu’à présent, la grande majorité de la recherche s’est focalisée sur une petite minorité de joueurs prise en charge cliniquement. Les joueurs de jeux d’argent et/ou de jeux vidéo sont de ce fait habituellement dépeints comme des personnes qui a priori, de par leurs caractéristiques psychologiques propres, n’auraient aucun problème de jeu (le joueurs récréatif), ou au contraire, seraient incapables de s’autoréguler (le joueur pathologique).
Au vu de nos entretiens, il semblerait que la réalité soit bien plus nuancée que ces idéaux types qui ne laissent que peu de place au vécu de la personne. A cela, deux raisons :
La proportion totale de personnes présentant des comportements de jeu à risque élevé (2,3%), moyen (6,7%) ou faible (20,8%), tel que révélé dans le cadre du module quantitatif de notre étude (module 1), demande à être compris – au moins partiellement – au travers des lunettes de notre module qualitatif (module 2). En particulier, sur la base d’entretiens menés une personne présentant un jeu à risque moyen au moment donné, n’évoluera pas automatiquement vers un comportement de jeu à risque plus élevé dans le futur. Et, à l’inverse, une personne présentant un comportement de jeu à risque élevé, au moment de l’enquête, n’est pas condamnée à rester sa vie durant dans cette catégorie.
Ceci étant dit, de par l’homogénéité de la méthode utilisée par les pays participants, l’enquête e-Games (module 1) devrait permettre de mettre en évidence, non seulement la dangerosité inhérente à certains types de jeu, mais également et surtout l’influence de la politique en matière de JHAL propre à chaque pays. Les résultats finaux seront publiés en octobre 2019 et seront disponibles sur les sites des partenaires de la recherche.