août 2019
Niels Weber (cabinet privé, Lausanne)
La nouvelle loi fédérale sur les jeux d’argent (LJAr) reconnaît les jeux de hasard comme « […] moyennant une mise d’argent ou la conclusion d’un acte juridique, laissent espérer un gain pécuniaire ou un autre avantage appréciable en argent 1». Les jeux vidéo s’identifient, eux, indépendamment de tout cadre juridique, de par leur faculté à faire appel aux compétences des joueurs avant tout. La LJAR stipule d’ailleurs ne pas s’appliquer « aux jeux d’adresse qui ne sont exploités ni de manière automatisée, ni au niveau intercantonal, ni en ligne ». Néanmoins, des notions de hasard peuvent tout à fait exister dans cette catégorie de jeux également, mais uniquement comme mécanique s’intégrant dans un tout. Par exemple, si ce sont principalement les compétences d’un joueur qui lui permettent de triompher d’un ennemi placé sur son chemin, le butin qu’il pourra récupérer après l’affrontement, lui, peut être généré aléatoirement. Ce concept-là existe depuis très longtemps. Il s’est pourtant amplifié de manière radicale lorsque l’idée de s’inspirer du fonctionnement économique des jeux d’argent dans le commerce du jeu vidéo fût suggérée. En effet, il peut être bien plus rentable de ne pas opter pour un prix fixe lors de la vente (un jeu neuf coûtant généralement une septantaine de francs), mais plutôt de réduire celui-ci (voire même de le rendre nul). Puis, de proposer aux utilisateurs de dépenser de petites sommes pour du contenu supplémentaire. C’est ce que l’on appelle des microtransactions ou achats in-game. Celles-ci ont d’abord pris la forme d’un échange commercial traditionnel : pour l’équivalent de quelques francs en monnaie virtuelle, il est possible d’acquérir un nouveau personnage, tel un accessoire décoratif ou un costume.
Le caractère identitaire prend de plus en plus de place dans les jeux vidéo (identification à l’avatar par la personnalisation de celui-ci). Se distinguer de la masse représente également un enjeu majeur, la poule aux œufs d’or est alors aisément flairée. Il y a donc un premier concept qui est de rendre un jeu gratuit, free-to-play, de le financer et de générer des bénéfices avec des achats intégrés, les microtransactions, puis d’y ajouter une composante aléatoire sous forme de boites surprises, dont le contenu est caché, les fameuses loot boxes. Il est assez fréquent de confondre ces différents termes, pourtant ils sont bien distincts les uns des autres.
Prenons l’exemple d’un jeu free-to-play sur PC comme Heroes of the Storm (Blizzard). Dans le premier cas de figure (Figure 1), le joueur joue gratuitement et a accès à une boutique dans laquelle il peut échanger la monnaie virtuelle engrangée durant ses parties (« l’or ») contre de nouveaux « héros ». Ou utiliser de l’argent réel pour compléter son portefeuille. Les montants y sont fixes, mais peuvent varier ponctuellement en fonction de l’actualité (offre spéciale, popularité d’un personnage, etc.).
À ce premier modèle s’ajoute ensuite le concept de loot boxes. En guise de récompense, le joueur reçoit régulièrement des coffres à ouvrir (Figure 2). Dans ceux-ci se trouvent des cadeaux de toutes sortes, souvent cosmétiques, mais qui restent inconnus, tant que l’on n’a pas cliqué sur « ouvrir ».
Ces récompenses possèdent un degré de rareté qui dépend de la probabilité qu’elles apparaissent, aléatoirement. À ce moment, le joueur peut décider de conserver les objets reçus, ou relancer un « nouveau jet » pour tenter d’obtenir un meilleur lot (Figure 3). Le lien avec les jeux de hasard et d’argent commence à se dessiner.
Chaque jeu faisant appel aux microtransactions et/ou aux loot boxes propose diverses manières d’opérer, plus ou moins transparentes. Dans le cas d’Heroes of the Storm,2 qui n’est qu’un exemple parmi tant d’autres, la subtilité vient du fait qu’il n’est jamais possible d’acheter directement une loot box contre de l’argent réel. Celui-ci doit d’abord être troqué contre une seconde monnaie virtuelle, « les gemmes » (Figure 4), qui pourront ensuite être échangées contre ces coffres (Figure 5).
À l’aide de cet exemple, il devient plus évident en quoi le modèle économique des jeux de hasard et d’argent peut intéresser vivement l’industrie du jeu vidéo. À tel point que certains pays d’Europe ont commencé à légiférer sur le sujet, s’inquiétant qu’un produit disponible auprès d’un si large public puisse être trop facilement assimilé à du jeu de hasard. Cependant, ces mesures dénotent clairement une méconnaissance de l’ampleur du phénomène et ne prennent alors que la forme d’un coup d’essai. En effet, seuls quelques jeux ont fait l’objet de règlementations fermes et il est très difficile d’identifier pourquoi ceux-ci en particulier et non les autres. Ainsi, en début d’année, la Commission de jeux de hasard belge a réussi à faire plier le géant Electronic Arts, en l’obligeant à retirer ses « Points FIFA » de sa série phare FIFA,3 les jugeant illégaux puisque les joueurs pouvaient les acquérir sans garantie de plus-value.
En Suisse, aucune mesure n’a été prise pour le moment. Comme nous l’avons vu, la LJAr s’appuie sur une définition du jeu d’argent impliquant la possibilité d’un gain pécuniaire. Les loot boxes fonctionnant en circuit fermé, il n’est pas possible de récupérer de l’argent réel depuis le jeu. En revanche, pour certains jeux en particulier, des marchés alternatifs se sont mis en place, proposant de marchander ces récompenses virtuelles (Figure 6). Lors de la révision de cette loi, les milieux de la prévention ont tenté d’attirer l’attention des débats sur ces problématiques alors émergentes, mais sans succès. Il en résulte une lacune dont on ignore encore si le législateur se préoccupe réellement.4
Sans peindre le diable sur la muraille ou devoir attendre une prise de position légale, les acteurs de la prévention
peuvent d’ores et déjà se pencher sur la question de l’existence, ou non, d’un risque de jeu excessif, de glissement d’un type de jeu vers l’autre ou de dépenses inconsidérées. Nous avions déjà abordé dans un précédent article (Thorens, Weber, 2016), la perméabilité qui pourrait potentiellement se créer entre les deux types de jeux 6. Aujourd’hui, il ne semble pas y avoir eu de larges mouvements dans ce sens. En revanche, l’autorisation d’ouvrir des jeux de casino en ligne dès le 1er janvier 2019 représente un nouvel élément à surveiller, mais probablement plus dans le sens du jeu vidéo vers le jeu d’argent. En effet, il y a fort à parier que les joueurs recherchant l’excitation procurée par la pratique du jeu vidéo ne retrouvent pas le même sentiment d’accomplissement dans celle du jeu d’argent. En effet, les mécaniques de jeu (manière dont interagit le joueur avec le jeu, suivant des règles précises) sont extrêmement pauvres. Comme déjà évoqué précédemment, le hasard ne peut pas être au cœur d’un jeu vidéo, mais éventuellement y être intégré. Deux études du GREA en cours de réalisation présentent des résultats préliminaires allant plutôt dans le sens de joueurs de jeux vidéo intensifs qui peuvent, parfois, dépenser de grosses sommes d’argent dans leur jeu, mais pas par appât du gain. En revanche, il est beaucoup plus probable que des joueurs excessifs de jeu d’argent voient dans ces modèles économiques enrobant les jeux vidéo, de nouveaux moyens de chercher le frisson du big win.
Il semble donc très important que les milieux de la prévention, tout comme ceux du soin, puissent se tenir informés au maximum de ces évolutions. À la fois pour affiner les propositions d’aide, mais également pour ne pas laisser passer d’éventuelles dérives de deux industries qui profiteraient d’un flou juridique.
Le marché du jeu mobile (sur smartphone) a été, jusqu’à maintenant, le plus propice à voir se développer ce genre de nouveaux modèles économiques. Mais les exemples actuels montrent bien que les producteurs plus traditionnels de jeux vidéo ont bien senti l’appât du gain. Ainsi, l’explosion du marché mobile sert à la fois d’incubateur pour faire émerger de nouvelles pratiques, mais représente également une zone sauvage. On y trouvera du bon, mais aussi du très mauvais et du peu révérencieux envers le joueur, son porte-monnaie et ses potentielles tendances à l’excès. Le téléphone portable se retrouvant dans toutes les poches, mêmes les moins financièrement aisées, l’appel du free-to-play aura tôt fait de sonner. Il paraît donc plus que nécessaire d’interroger les habitudes numériques des joueurs excessifs faisant des demandes d’aide, mais également d’utiliser le développement de ces pratiques commerciales pour aborder les sujets financiers avec les plus jeunes joueurs. À l’heure où le tout numérique peut rendre plus difficile l’estimation de la valeur des choses, entreprendre d’expliquer ce que « gratuit » veut dire, ce que représente le travail derrière l’élaboration d’un jeu, ou encore la différence entre un prix à mettre pour jouer et celui d’un accessoire cosmétique, apparaissent comme des pistes de prévention solides. N’ayons pas peur de nous servir de ce que le terrain lui- même propose pour en prévenir les dérives.
Quelle est la prochaine étape ? Au vu des réactions législatives encore timides, mais néanmoins concrètes face aux loot boxes, les chances que l’industrie du jeu vidéo conserve cette pratique pour le marché global du grand public sont élevées, mais se dirige plutôt vers des modèles comme le game as a service à destination des joueurs passionnés. Ce concept s’inspire de celui des d’abonnements offrant l’accès à un large catalogue, comme c’est le cas pour les contenus musicaux ou vidéo de plateformes comme Spotify ou Netflix. Si les microtransactions participent au principe d’un flux monétaire continu, les réactions du public auront tôt fait d’encourager une autre manière de les camoufler. En effet, les coûts pour produire du contenu supplémentaire pour un jeu déjà existant sont nettement moins élevés que ceux qu’implique une nouvelle création. Terminons ce cheminement réflexif dans le paysage des loot boxes en nous rappelant que les premières propositions de microtransactions avaient reçu un accueil narquois. Personne ne pensait que les joueurs suivraient ce principe et qu’aujourd’hui, Fortnite7 a engrangé, en 2018, plus de 2,4 milliards de dollars, faisant de lui le jeu ayant généré le plus de revenus sur une année dans l’histoire du jeu vidéo8.