novembre 2022
Mathias Waelli (MAS en santé publique, UNIGE)
« Un patient entre aux urgences pour une jambe cassée, on se rend compte qu’il fait du diabète, il va en médecine pour la diabétologie, et là, on se rend compte qu’il a un problème d’addictions… Quand le patient change de service, il change de médecin, il change d’infirmière, il change de consultant, même le consultant de psychiatrie change selon les unités. Alors si on [l’addictologie] met en place quelque chose à une étape du process, on n’est pas du tout sûr que l’équipe qui suivra continuera à appliquer le protocole… ».
L’expérience de cette infirmière spécialisée en addictologie dans un grand hôpital suisse romand fait écho aux autres témoignages recueillis lors d’une enquête auprès d’anciens étudiants du master de formation continue en santé Publique à l’Université de Genève. Dans un contexte où la population vieillit, et où la prévalence des maladies chroniques augmente, le transfert des patients vers l’ambulatoire complexifie les prises en charge et engage un nombre croissant de professionnels du social et de la santé autour d’un bénéficiaire. La coordination de leurs interventions constitue un enjeu majeur pour nos organisations.
Le manque de coordination coûte cher aux assurés et aux contribuables. Des études aux USA et en France indiquent que jusqu’à 30% des coûts de la santé seraient évitables et pourraient être attribués directement à des lacunes de coordination (multiplication des examens parallèles, rendez-vous manqués, etc.) 1. Il n’y a aucune raison de penser qu’en Suisse le problème ne se pose pas dans les mêmes proportions.
Le manque de coordination affecte aussi la sécurité des bénéficiaires et la qualité des prestations. L’analyse des évènements indésirables dans les établissements de santé montre que leur origine se situe principalement dans l’organisation du travail : mauvaise transmission d’informations, conditions de travail peu propices au développement d’échanges interprofessionnels, etc. Ces conditions menacent la qualité et la sécurité des soins, voire parfois la vie des patients, et les exposent à des situations de fortes tensions (attentes non annoncées, douleurs non-prises en charge, difficulté d’articuler des contraintes liées à la vie personnelle avec celle de l’hospitalisation, manque d’écoute etc.).
Ces conditions sont aussi une cause non négligeable d’épuisement chez les professionnels. Les prestataires de soins et de services sociaux souffrent du travail supplémentaire généré par des défauts de coordination et des tensions (avec les bénéficiaires, les familles, les autres professionnels) générées par les lacunes de qualité et de coordination des prestations offertes.
Ces éléments commencent à être bien documentés. Le diagnostic fait consensus, du moins dans la communauté des chercheurs sur les systèmes de santé. Par contre, les remèdes à appliquer sont toujours en débat. La première raison pour laquelle on peine à trouver des réponses pertinentes est le manque de connaissances concernant la nature même de l’activité de coordination. Paradoxalement, c’est un objet à la fois omniprésent et invisible.
Dans la vie de tous les jours, le partage des tâches domestiques entre les membres du foyer et des tiers délégués (garde d’enfants, entreprise de ménage, gestion budgétaire) implique de plus en plus de personnes et génère des forts besoins de coordination. Ces activités semblent désormais aller de soi. Même les dispositifs de recueil de données élaborés pour rendre visible, formaliser et faire reconnaître le travail réalisé dans l’ombre du foyer ont échoué à cette tâche. Les enquêtes de l’INSEE sur l’emploi du temps en France ne prévoient par exemple pas d’items pour la coordination. Il ne reste alors que la mesure de la « charge mentale » qui est corrélée à l’activité de coordination mais ne dit rien de son contenu.
Dans le monde du travail, et celui de la santé en particulier, le développement de l’activité de coordination souffre encore plus du manque de visibilité. Les professionnels tendent à valoriser les actes techniques et relationnels réalisés au chevet des patients mais ceux-ci ne constituent qu’une partie du travail nécessaire à la prise en charge des bénéficiaires, comme l’ont montré des investigations ethnographiques à l’hôpital. Les infirmiers et les médecins consacrent plus de 60% de leur activité à réaliser des tâches qualifiées d’activités d’organisation 2. Celles-ci concernent principalement la coordination des parcours. Elles sont nécessaires mais souffriraient souvent d’être déléguées à l’administration. En oncologie, par exemple, elles requièrent aussi une bonne connaissance des effets secondaires des traitements et des interactions médicamenteuses. La principale conséquence du manque de reconnaissance de ces activités est qu’elles sont mal intégrées et mal enseignées. L’organisation du travail et la formation n’y attribuent pas suffisamment de ressources.
Un troisième élément concourt encore au manque d’intégration des pratiques de coordination dans l’organisation : l’approche corporatiste. En effet, la recherche consacrée à la coordination dans les secteurs de la santé et des services sociaux est principalement réalisée par les professionnels pour leur propre profession. Il existe ainsi un corpus très important consacré à la coordination des soins qui s’adresse directement aux soignants à partir d’une perspective clinique. Ces résultats sont importants et permettent de former des professionnels aux enjeux cliniques de la coordination et à la variété des besoins des bénéficiaires. Cependant, ces travaux n’interrogent pas, ou seulement à la marge, l’organisation du travail. On s’empêche alors de penser aux ressources nécessaires au bon développement des activités. Il est donc urgent de développer des recherches sur l’activité de coordination à partir d’une perspective organisationnelle. Cela permettrait de développer des guidelines à destination des managers et des décideurs chargés de concevoir et de mettre en place des réponses aux lacunes de coordination.
Le terrain a d’ailleurs précédé la recherche. Depuis une vingtaine d’années dans certains pays précurseurs et depuis une dizaine d’années en Suisse, des choix ont été faits en l’absence de connaissances scientifiques : plutôt que de mieux intégrer les compétences de coordination déjà existantes dans les équipes intervenant sur les parcours socio-sanitaires, on a mis en place des dispositifs transversaux supplémentaires. Ceux-ci reposent souvent sur des nouvelles fonctions dédiées à la coordination. La grande variété des termes utilisés pour les nommer (case managers, infirmiers de liaison, patient navigator, nurse navigator, infirmiers de coordination, infirmiers pivots…) témoigne de la diversité des contenus et des missions qu’on leur a attribués. La mise en place de ces métiers a d’ailleurs souvent été le fruit d’initiatives locales, pas forcément institutionnelles, adaptées à des enjeux spécifiques qui ne relèvent pas toujours de la coordination. Cela a aussi permis d’investiguer et de mesurer le travail réalisé par les professionnels de la coordination 3. En oncologie, ils peuvent ainsi passer entre 10% et 50% de leur temps à réaliser des activités en dehors de la coordination. L’invisibilité et la non-reconnaissance de celle-ci les invitent en effet souvent à venir en appui des collègues ou cadres sur des activités cliniques, administratives ou managériales, afin de légitimer leurs interventions auprès des équipes. Or, même si ces activités sont utiles, elles ne contribuent pas à améliorer la coordination, en particulier externe, des parcours de santé.
Pour analyser les enjeux de coordination des parcours personnalisés dans le domaine social et sanitaire, nous avions proposé un cadre théorique 4. Ce cadre repose sur une revue des connaissances concernant l’organisation des secteurs d’activité, y compris la santé et le social. Cette perspective intersectorielle avait mis l’accent sur six facteurs clés d’implantation propres à l’organisation du travail qui sont au cœur des enjeux rencontrés par les acteurs de la coordination. Trois d’entre eux ont particulièrement retenu notre attention.
Le premier facteur est financier. Nous l’avons vu, la recherche a montré que l’absence de coordination était lié à un enjeu budgétaire colossal. Des évaluations locales ont montré que la mise en place de dispositifs de coordination ont permis de dégager des économies, par exemple en optimisant l’usage d’un plateau technique d’endoscopie digestive. Mais, ce qui freine la mise en place de ces dispositifs peut aussi être d’ordre financier. Ici encore, l’invisibilité de la coordination se reflète dans les modes de financement. L’exemple du projet pilote MOCCA est significatif. Développé par une équipe d’Unisanté, le projet a permis d’évaluer l’engagement d’infirmiers (IMF) dans les cabinets de médecine familiale. La recherche a montré la valeur ajoutée de cette activité mais aussi souligné un frein à son implantation : l’absence de reconnaissance financière d’une part importante des actes infirmiers (notamment les actes de coordination) 5.
Le deuxième facteur est le développement des technologies de l’information. La coordination consiste surtout à transmettre des informations concernant un cas à des professionnels provenant de contextes organisationnels variés. Son développement à grande échelle a largement été favorisé par la mise en place de systèmes d’informations performants. Or, les technologies pour partager ces données entre les institutions concernées par des parcours complexes en santé sont disponibles depuis longtemps et les volontés de mieux les utiliser existent aussi depuis plus de 20 ans. L’implémentation butte cependant encore sur la résistance des utilisateurs face à des enjeux de confidentialité (quelles professions peuvent avoir accès aux dossiers des patients) renforcés par des questions d’accès aux données qui ne sont pas toujours résolues dans le droit suisse.
Le troisième facteur est le développement des compétences nécessaires à une meilleure coordination des parcours personnalisés. L’une de ces compétences relationnelles est partagée avec les services marchands (écoute, accueil, anticipation des besoins…). Dans les secteurs sociosanitaires elle vise à favoriser le repérage de besoins de natures très variées et à des temps de parcours différents. Dans la santé en particulier, les professionnels habitués à privilégier les besoins bio-médicaux devraient pouvoir intégrer des besoins psycho-sociaux et des demandes de service, comme nous avons pu le montrer par une étude des demandes en oncologie (waelli et al. 2021). Par ailleurs la coordination de tous les acteurs impliqués dans les parcours des bénéficiaires exige une connaissance de l’ensemble des ressources disponibles sur un territoire donné ainsi qu’une expérience relationnelle avec l’ensemble de leurs représentants.
Enfin, le phénomène de complexification des parcours engendre la nécessité de développer l’agilité des organisations. Cette agilité repose sur la capacité de chacun à embrasser des problèmes nouveaux. Elle exige le développement d’une approche très globale des problèmes sociaux et de santé ainsi que d’une expertise fine de chaque phénomène permettant d’ajuster les pratiques. Ces ajustements augmentent néanmoins les risques et engagent sans cesse la responsabilité individuelle des professionnels. Dans ce contexte, les équipes interdisciplinaires constituent le meilleur mode de régulation collectif vis-à-vis des incertitudes. Il est donc essentiel de développer des compétences de collaboration dans les équipes interdisciplinaires.
Comme acteurs de la formation continue en suisse romande, nous avons la responsabilité d’accompagner les professionnels dans ces changements. L’évaluation de l’expérience des étudiants et des alumni reflète bien l’alignement des contenus de nos programmes avec leurs attentes. Elle souligne a posteriori la valeur ajoutée de formations interdisciplinaires et généralistes en santé publique pour affronter les défis de coordination dans les secteurs socio-sanitaires. Cependant elle montre aussi le décalage avec les représentations des responsables institutionnels (en particulier dans les soins) qui continuent de privilégier l’accès aux formations par profession qui reproduisent les principes de l’organisation en tuyaux d’orgue. En l’absence d’une connaissance claire du contenu de l’activité et des compétences à développer, les responsables institutionnels se tournent vers les formations connues et qu’ils ont eux-mêmes déjà suivies. Or, notre rôle pédagogique ne doit pas s’arrêter aux bancs de l’université. Il nous appartient d’éclairer ces acteurs sur la nature des transformations organisationnelles et sur le contenu de nos formations.