novembre 2022
Ludovic Lacroix et Nicolas Peigné (Service de médecine pénitentiaire, HUG)
Parler de réduction des risques en prison est assez dissociatif tant ces notions peuvent avoir un sens et une finalité différente auprès des professionnels de la santé et de la sécurité. Bien que le cadre légal en la matière soit imposant en Suisse, notamment grâce à la Loi sur les stupéfiants (LStup) en 2008 et plus récemment la Loi sur les épidémies (LEp) en 2012, il peut paraitre incongru d’évoquer ce sujet.
Si la réduction des risques a tout son sens d’un point de vue sanitaire, en regard de la population carcérale, dont la prévalence des usagers de substances psychoactives est très haute par rapport à la population générale, la santé a parfois du mal à se glisser dans une institution carcérale autoritaire, hiérarchisée et d’ordinaire peu encline à la souplesse 1. Le service de médecine pénitentiaire des Hôpitaux Universitaires de Genève (HUG), dont l’indépendance est une force, a proposé dès 1996 et sur sa propre initiative un programme d’échange de seringues à destination des usagers de drogues par injection ; programme qui a été revu en 2004 conjointement avec l’administration pénitentiaire. Dès lors, ce programme, pensé et adapté pour répondre aux exigences de chacun à destination unique de ces usagers, est devenu un commun ; une ressource partagée par toutes les parties prenantes 2, et souvent cité en modèle. Il n’est toutefois qu’un exemple de bonnes pratiques qui devraient être légion dans ces environnements complexes où l’équivalence des soins, un des principes fondamentaux de la médecine en milieu carcéral, ne doit pas être vaine. Un choc des cultures, très certainement ; mais aussi une ode à l’acculturation mutuelle, pour une pensée plus large de la question sanitaire et de la prévention des risques.
Le cadre légal qui entoure l’échange de matériel d’injection est clair. Il découle de la LStup, qui s’appuie sur l’idée qu’une forme de guerre contre la drogue est vaine et perdue. Il est bon de rappeler que cette loi est issue de l’expérience des personnes de terrain qui ont pris le parti d’aller vers les usagers des drogues et d’évaluer leurs besoins, de ne pas leur proposer uniquement l’abstinence.
En 1995, le canton de Genève a entériné une motion permettant l’accès au matériel stérile aux détenus et patients hospitalisés. Le programme d’échange de seringues a été mis en place au sein de l’établissement de détention genevois Champ-Dollon l’année suivante, à l’initiative du service médical de l’époque et de manière unilatérale. En 2000 est publié un arrêté relatif à la santé et aux soins en milieu carcéral dans le canton de Genève, les personnes privées de liberté pouvant dès lors bénéficier des mesures préventives et des soins médicaux équivalents à ceux mis en place pour la population générale. Enfin, l’Ordonnance sur les épidémies (OEp) de 2015 inscrit au niveau fédéral l’échange de seringues, la prescription de traitements agonistes opiacés et la possibilité pour tout détenu de bénéficier d’un dépistage des infections sexuellement transmissibles dans l’ensemble des établissements de détention du pays.
Une des particularités helvétiques est de laisser aux cantons une souplesse dans l’application des lois sanitaires en fonction des besoins, des moyens humains et des priorités politiques ; tout comme l’exécution des mesures de privation de liberté revient à ces mêmes cantons. L’accès au matériel d’injection stérile, aux préservatifs, ou tout autre élément s’apparentant à une démarche de réduction des risques en détention subit dès lors un développement très hétérogène, qui reflète souvent la volonté des acteurs de les mettre en place ou non.
Le programme d’échange de seringues, tel que pratiqué aujourd’hui dans les prisons genevoises, est le fruit d’une collaboration et d’un partenariat entre l’administration pénitentiaire et le service médical du département de médecine de premier recours des HUG. À l’image de la politique dite des quatre piliers, il comprend un volet sanitaire, préventif, de réduction des risques et répressif, dans la mesure où une sanction est possible en cas de non-respect des règles.
Ce programme est accessible à toute personne qui en fait la demande. Lors de l’entrée en détention, un bilan infirmier standard est réalisé dans le but d’évaluer les besoins en santé de la personne nouvellement détenue. Lors de cette anamnèse, les questions de consommation de substances, de traitements et d’antécédents de maladies virales sont abordées. Le programme est proposé aux usagers de drogues par injection. Leur inclusion à celui-ci n’est pas immédiate, et se fait à distance de l’admission au cours d’un entretien qui permettra d’évaluer les besoins, les connaissances dans la pratique de l’injection, des produits et des principes de réduction des risques. En fonction des données recueillies ainsi que des compétences et connaissances du patient en matière d’injection sécure, des messages de bonnes pratiques et d’éducation à la santé sont prodigués. Le patient reçoit aussi les règles de base qui encadrent la remise du matériel d’injection, un impératif en lien avec l’aspect sécuritaire de la procédure. Le matériel à disposition est montré, à savoir le kit de base présent dans les boites confectionnées par l’Association Première Ligne et le tube transparent pour récupérer les seringues usagées. Les seringues devront se trouver soit dans la boîte d’origine, soit dans le tube et toujours placées dans l’espace privatif du détenu. Il est interdit de sortir de la cellule avec du matériel d’injection. Ces « contraintes » d’organisation sont aussi un impératif pour assurer la protection des agents de détention lors des fouilles et garantir la pérennisation ce programme.
Comme il s’agit d‘un programme d’échange, le matériel est remis à la porte de la cellule exclusivement lors de la récupération du matériel usagé, à l’exception de la première fois. S’il n’y a pas de limite formelle concernant le nombre de seringues, il y en a une au niveau de la fréquence des passages des soignants dans les unités, qui ne dépasse pas deux fois par jour. Un tel programme n’est possible que s’il est fondé sur la confiance entre tous les partenaires, et peut amener dans de rares cas et de manière ultime, à une interruption de celui-ci si l’usager n’est pas en capacité de gérer son matériel ou se met en danger.
La littérature en la matière relève qu’aucun accident n’est à déplorer, tant à Genève que dans les autres lieux du canton où le programme est implanté. Les études, malgré certaines faiblesses, vont d’ailleurs dans le sens d’une augmentation de la sécurité sanitaire 3.
Enfin, il y a lieu d’ajouter que ce genre de programme ne concerne que peu de personnes et que le nombre de seringues distribuées n’est pas révélateur du nombre de bénéficiaires.
Chaque fois qu’un programme d’échange de seringues est implanté dans un établissement pénitentiaire, il devient assez rapidement un non-évènement malgré tous les débats qu’il suscite en amont. À contrario, mettre simplement à disposition des préservatifs au sein du service médical suscite encore des critiques. Qu’imagine un agent de détention lorsqu’il fouille une personne détenue en partant du service médical et que ce dernier a des préservatifs dans ses poches ; quelle peut être la gêne ressentie ?
Les préjugés ont la vie dure. Tout d’abord auprès des soignants qui participent à la mise en place de ce programme, parfois uniquement parce que c’est une tâche qui leur est allouée sans grande conviction. Tous connaissent les résultats positifs en matière de réduction des risques de tels programmes et pourquoi ils ont été mis en place, mais cela n’empêche pas que certains jugements et des biais idéologiques persistent. Ceci d’autant plus si le patient n’a pas de produit illicite à s’injecter et s’apprête à injecter ses médicaments ou ceux des autres achetés à la promenade, ou encore de l’eau. Ses gestes sont alors épiés, la suspicion s’installe et le lien se brise à la seule initiative du soignant. L’image de l’usager de drogues reste trop souvent encore celle d’un manipulateur dont son seul but est sa satisfaction personnelle. Les sobriquets de tox ou toxicos ne sont pas rares durant les colloques ou dans certaines conversations.
Chez les agents de détention, un tel programme est toléré parce qu’imposé par voie hiérarchique, mais n’est pas toujours compris car le discours punitif reste le courant de pensée majoritaire. Le milieu de la détention est un milieu hostile dans lequel le soignant est, encore trop souvent, seulement toléré. Il est par ailleurs difficile d’admettre pour les professionnels de la détention que des stupéfiants circulent dans leur établissement. Il est donc paradoxal pour cette filière de coexister avec une situation qui ne devrait pas, à leurs yeux, avoir le sort que nous lui connaissons. Nous ne pouvons faire des généralités, mais le discours du personnel pénitentiaire est souvent majoritairement axé sur la répression.
De nombreuses études s’accordent néanmoins sur la surreprésentation de conduites addictives parmi la population pénitentiaire 4. Si, en 1995, la Motion M997 avait pour objectif de ne plus condamner la consommation de substances illicites, aujourd’hui – et d’autant plus avec l’arrivée du crack à Genève -, les sanctions s’abattent sur les usagers, les conduisant irrémédiablement vers la case prison. La police leur rend la vie dure. Dans ce « jeu », il est important de préciser que la population de consommateurs de substances à Genève est très hétérogène. Ces personnes viennent de différents horizons, elles n’ont pas toujours de situations régulières ou ne sont plus à jour dans leurs démarches administratives et n’ont souvent plus de logement. Leur point commun est une précarisation croissante. Le passage en détention ne fait bien souvent qu’aggraver ces situations, qu’actuellement aucun programme ni service ne permet de résoudre, alors même qu’elles nécessiteraient à minima une prise en charge bas-seuil de réduction des risques. Nous faisons face à des situations qui se dégradent avec les années, au fur et à mesure des récidives.
Le programme d’échange de seringues en détention fonctionne et reste une réussite en matière de réduction des risques. C’est le cas à Genève comme partout où il est implanté, dès l’instant qu’il résulte d’un partenariat entre le service médical et l’administration pénitentiaire. Ce genre de programme ne doit toutefois pas être érigé en totem, car beaucoup reste encore à faire. Toutes les alternatives à la consommation par injection sont bénéfiques pour la santé et peuvent être prônées par la mise à disposition de pailles, d’aluminium et de bicarbonate 5. Elles devraient faire partie du panel d’offres à disposition. Si des résistances persistent, la détermination permet toutefois de faire progresser la réduction des risques en milieu privatif de liberté, trop souvent encore persuadé qu’il n’y a pas de problème, ni de drogue en prison.
La priorité est de remettre le patient, le détenu, au centre de notre action, qu’elle soit en lien avec l’aspect sanitaire ou sécuritaire, en ayant pour objectif son rétablissement. Sachant que les secteurs de la santé et de la justice doivent travailler de concert, l’enjeu est de parvenir à un « développement humain durable », tant du point de vue de l’individu lui-même que de celui de la société 6.
La réduction des risques en prison est probablement une des premières pierres à l’édifice.