novembre 2022
Christophe Al Kurdi (GREA)
En raison des multimorbidités et de la complexité des problèmes affectant les personnes en situation d’addiction, une prise en charge idoine requiert l’implication de très nombreux professionnels issus de domaines différents. Très logiquement, en comparaison avec d’autres patients, le parcours de santé des personnes souffrant d’addiction se caractérise par un nombre plus important de transitions, une plus grande interprofessionnalité et interdisciplinarité, tout comme des besoins plus élevés en matière de coordination.
Dans bien des cas toutefois, la mise en œuvre de cette division du travail, qui se voudrait holistique, se heurte à la réalité de systèmes de financement propres à chaque prestataire spécialisé impliqué. Ceci est vrai au sein du système de santé, pour les « prestations médicales » (facturables à la Loi fédérale sur l’assurance-maladie ; LAMal), comme à l’extérieur de celui-ci, pour les « prestations sociales » (non facturables à la LAMal), financées de manière aussi diverses qu’il y a de cantons. Évidemment, cela s’applique également aux situations qui concernent ces deux types de prestations à la fois.
Dans les chapitres qui suivent, nous présentons les principales modalités de financement dans le cadre d’une prise en charge ambulatoire, puis résidentielle, et discutons brièvement des principaux problèmes y relatifs.
Introduit en 2004 dans l’assurance obligatoire des soins (AOS), puis retouché à deux reprises par le Conseil fédéral, le TARMED est le système de rémunération tarifaire qui s’applique aux prestations médicales ambulatoires en Suisse. Il concerne aussi bien les cabinets des médecins de premier recours que les soins ambulatoires délivrés dans un hôpital. Il comprend plus de 4’600 positions, censées embrasser l’ensemble des prestations médicales ambulatoires, auxquelles il attribue des points tarifaires ; points dont la valeur monétaire est renégociée par la suite dans chaque canton entre chaque prestataire et groupe d’assureurs.
Outre sa complexité dénoncée de longue date par l’ensemble des prestataires de soins, les principales critiques à son égard concernent ses limitations des prestations facturables en l’absence du patient, sa prise en compte insuffisante des prestations de nature psycho-sociale et son incapacité à rémunérer suffisamment le travail entrepris dans le cadre de structures intermédiaires comme les cliniques de jour ou les services mobiles et/ ou de liaison.
Avec la dernière révision de la structure tarifaire TARMED (1.09) au 1er janvier 2018, la possibilité de facturer des prestations en l’absence du patient est passée de 60 minutes par trimestre et par patient, à 30 minutes. Dix minutes par mois, c’est évidemment trop peu pour discuter et prendre en charge des situations complexes : celles-ci requièrent une prise de contact avec de multiples acteurs, la participation à des réseaux autour des patients, l’échange d’information lors de colloque d’équipe, voire de « boards » interdisciplinaires et interprofessionnels (dans le cas des hôpitaux universitaires), etc. De manière plus générale, cette limitation remet en cause la possibilité même d’effectuer une prise en charge coordonnée, ce qui constitue, selon la Conférences des directrices et directeurs cantonaux de la santé (CDS), « un désavantage en particulier pour les patients polymorbides et les patients atteints de maladies chroniques » 1; autrement dit, pour de nombreuses personnes souffrant à la fois d’addiction, de troubles psychiatriques et somatiques (p.ex. cyphose, VHC, VIH).
Depuis la disparition du concept de traitement « semi-hospitalier » de la LAMal, en 2009, les prestations fournies dans le cadre des structures intermédiaires sont assimilées à des prestations ambulatoires (art. 5 OCP) et facturées comme telles 2. De ce fait, les prestations suivantes ne sont pas suffisamment, voire pas du tout prises en compte dans le TARMED : « les prestations de base fixes (p. ex. permanence, déplacements), indispensables pour assurer les interventions de crise ; les prestations de soins après la quatrième heure (le TARMED ne prévoit que quatre heures de soins médicaux ou infirmiers par semaine) ; la thérapie sociale ou thérapie de milieu, ainsi que d’autres formes de thérapies usuelles dans le domaine de la psychiatrie sociale ; les frais de coordination entre les médecins et le personnel soignant ; les prestations de professionnels qui ne font pas partie du personnel médical ou soignant, telles que les prestations de mise en réseau, les prestations ambulatoires du service social, les prestations de mise en réseau des conseillers en orientation professionnelle et des case managers (gestion de cas) ; les prestations de conseil aux proches » 3, p. 36.
La conséquence directe des lacunes énumérées ci-dessus, est que les structures intermédiaires sont insuffisamment rémunérées par l’AOS et, de ce fait, leur survie repose entièrement sur un financement résiduel de la part des cantons – sous la forme de prestations d’intérêt général (PIG). Or, en raison de l’austérité financière en vigueur dans la plupart des cantons, le cofinancement de ces structures via des PIG est particulièrement fragile : Plusieurs d’entre elles ont dû cesser leur activité, d’autres vivent dans une insécurité permanente, suspendues aux décisions budgétaires de leur parlement cantonal, et certaines n’ont jamais vu le jour. Comme si cela n’était pas suffisant, les PIG sont attaquées par les milieux économiques qui ne voient en elles que des subventions cachées qui biaiseraient la concurrence entre hôpitaux et entraveraient ainsi les adaptations structurelles voulues par le législateur lors de la réforme de la LAMal de 2012 relative au financement hospitalier 4.
Lorsqu’une personne s’engage dans une thérapie délivrée par une structure figurant sur la liste des hôpitaux de son canton (il s’agit alors principalement d’une clinique psychiatrique ou d’un centre spécialisé en alcoologie), la quasi-totalité des coûts est assumée conjointement par le canton et les caisses-maladie.
En revanche, lorsqu’une personne désire prendre part à un programme thérapeutique délivré par une institution ne figurant pas sur la liste cantonale des hôpitaux (typiquement un centre résidentiel sociothérapeutique ou un foyer d’hébergement spécialisé), celle-ci devra payer de sa poche la totalité des coûts inhérents à son séjour, lesquels peuvent s’élever à plusieurs centaines de francs par jour. Si cette personne est au bénéfice d’une rente invalidité (l’accès à une telle rente pour une personne souffrant d’addiction n’étant absolument pas garanti) 5, 6, elle pourra l’affecter à son accompagnement et, ayant prouvé qu’elle n’avait pas d’économie, compléter cet apport de base par des prestations complémentaires. Si, par contre, cette personne n’est pas au bénéfice d’une rente AI et ne dispose pas d’une fortune personnelle lui permettant de s’offrir un séjour si onéreux, elle pourra se tourner vers l’aide sociale pour quémander une garantie de prise en charge des frais (GPCF). Dans ce dernier cas de figure, qui est le plus courant, cette garantie peut, bien entendu, lui être refusée. Acceptée, elle peut, dans certains cantons, être assortie d’un devoir de remboursement du requérant, voire de sa parenté. Dans les faits, les refus de garantie de prise en charge sont fréquents, surtout de la part de petites communes alémaniques qui, selon les dispositions en vigueur dans leur canton, doivent assumer seules les coûts de la prise en charge prévue (p. ex. Soleure, Bâle-Ville, Schwyz, Grisons) 7.
Sans s’attarder ici sur cette situation inique pour la personne concernée, on comprend qu’avec un accès soumis à de telles conditions administratives, qui ne saurait être garanti et peut s’avérer particulièrement chronophage, l’inscription d’une démarche socio-thérapeutique dans un parcours de soins n’a rien d’évident pour les partenaires qui se situeraient en amont de celui-ci. Cela s’avère particulièrement vrai pour des acteurs hospitaliers soumis à des « forfaits par cas » (SwissDRG) ou à des « forfaits journaliers (dégressifs) liés à la prestation » (TARPSY). En effet, que ce soit dans le domaine des soins stationnaires aigus (SwissDRG) ou celui de la psychiatrie stationnaire (TARPSY), un séjour trop long (c’est-à-dire plus long que la norme) est de nature à prétériter la rentabilité de l’accueil, voire à générer une perte financière pour l’institution concernée.
Par voie de conséquence, en matière de prise en charge résidentielle, on se retrouve actuellement avec deux systèmes figés qui, bien que complémentaires, peinent à travailler ensemble autour des besoins de la personne. À ce propos, la Coordination politique des addictions (CPA-NAS) évoque, avec un certain euphémisme, « une tendance qui divise en deux l’encadrement et le traitement des problèmes et maladies liées à l’addiction : les problèmes aigus d’addiction sont pris en charge médicalement, alors que les problèmes chroniques sont déplacés vers les offres de l’aide sociale » 8.
Aussi longtemps que l’accès à une prise en charge résidentielle sociothérapeutique sera conditionné à l’obtention d’une rente AI, d’une aide sociale, voire à la commission d’un crime ou d’un délit (l’ensemble des coûts étant alors à la charge du canton en vertu de l’art.380 al. 1 CP), il semblera inapproprié d’évoquer des problèmes de financement « aux interstices » de l’offre en cas d’addictions. En la matière, c’est un gouffre béant qu’il s’agit de combler entre d’une part, des offres dont l’accès est basé sur le droit, et d’autre part, des offres dont l’accès est basé sur l’assistance, autrement dit sur le bon vouloir.
Si l’on s’en tient au seul domaine médical, la situation n’est pas non plus idéale. En raison de la coexistence de quatre systèmes de rémunération tarifaire distincts (TARMED / SwissDRG / TARPSY / ST Reha), obéissant chacun à sa propre logique, les solutions à une meilleure continuité des soins sont difficiles à trouver dans le cadre de la seule LAMal. Aussi, les cantons ne semblent pas pouvoir échapper à leur responsabilité en matière de santé et doivent financer, par le biais de l’impôt, des structures intermédiaires et des prestations de coordination (case management) qui, lorsqu’elles leur sont destinées, profitent aux personnes souffrant d’addiction.
Peut-être que le projet de « financement uniforme des prestations ambulatoires et stationnaires » (EFAS), qui se fait attendre depuis 2009, simplifiera un peu les règles du jeu, s’il voit le jour. En attendant cette réforme, on peut continuer à s’intéresser au projet « soins coordonnés » de l’OFSP et à son analogue, « soins intégrés », de la CDS. Enfin, on peut toujours espérer que l’introduction prochaine de l’art 59b AP-LAMal 9, qui autorise des projets pilotes dans le cadre de la LAMal, débouche sur de nouvelles formes de financement plus compatibles avec une continuité des soins.