avril 2009
Fabien Ohl (Institut des sciences du sport et de l'éducation physique, Université de Lausanne)
La question du dopage dans le bodybuilding ne fait pas l’objet d’une grande attention. Bien qu’il existe des compétitions internationales, l’essentiel de la recherche de performance est esthétique et concerne des pratiques ordinaires très peu médiatisées. Ce n’est pas un dopage dicté par la quête d’un résultat en compétition. Il s’agit principalement d’un dopage au service des apparences qui s’enracine à la fois dans le recours au corps comme mode d’affirmation de soi et de constructions identitaires plus problématiques aujourd’hui.
Les centres de fitness ou de remise en forme et les activités physiques associées font partie d’un ensemble de pratiques contemporaines d’attention à soi et de soins du corps. Cette véritable « culture des apparences » semble avoir pris une place de choix dans les sociétés occidentales. Le fitness figure parmi les activités les plus populaires en Suisse et c’est une des activités les plus citées quand il s’agit d’indiquer les sports que l’on aimerait pratiquer (encore) plus souvent 1. 14% des Suisses sont inscrits dans des centres de fitness et le bodybuilding est pratiqué par 3,4%. Les utilisateurs des centres de fitness interrogés ont pour motivation principale déclarée la recherche de la santé et adoptent différents styles de pratique et d’engagement 2. L’importante intensité de la pratique du bodybuilding (90 jours par an) indique qu’elle constitue souvent, au-delà du simple loisir, une activité structurante de l’existence.
Le marché légal de produits destinés à améliorer les performances est en croissance. L’estimation du marché illégal est plus délicate mais les récentes saisies des douanes suisses indiquent que l’essentiel de l’importation illégale de produits «pharmaceutiques» est destiné au travail de l’apparence corporelle et à la performance sportive ou sexuelle. Entre 2007 et 2008, alors que les saisies de cannabis, de cocaïne, d’héroïne et d’ecstasy sont en baisse significative, elles augmentent de 80% pour les anabolisants, produits typiquement associés au bodybuilding (AFD, 2008).
Les études permettant véritablement d’identifier les consommateurs sont malheureusement assez rares en Suisse. La référence à des études réalisées dans d’autres pays suggèrent des prévalences significatives: 3 à 12% d’utilisation de stéroïdes anabolisants chez les adolescents aux Etats-Unis (au moins une fois dans sa vie, 13-19 ans), 1 à 2% d’utilisation de stéroïdes anabolisants chez les adolescentes 3. Les adeptes du football américain, les lutteurs, les haltérophiles et les bodybuilders ont des taux de consommation élevés 3. En France, l’organisme «allo-dopage» indique que le sport le plus cité pour la consommation de stéroïdes anabolisants est la musculation (23% des appels) 4. Kartakoullis N. et ali. 5 observent que près de 12% des pratiquants de bodybuilding dans les salles de forme consomment des produits prohibés et que les hommes en consomment significativement plus que les femmes (15,8% contre 5,6%).
La triche, la fraude, l’appât du gain ou l’absence d’éthique constituent les explications du sens commun pour comprendre les motivations au dopage. Sans exclure les dispositions individuelles à la fraude, on constate que les conduites s’inscrivent le plus souvent dans une culture sportive qui fait du dopage un élément des apprentissages des usages de la pharmacologie et du corps (e.g., 6). En ce qui concerne le dopage ordinaire des bodybuilders, tricherie ou appât du gain n’ont guère de sens. Si l’on veut tenter de décrypter les motivations à la prise de produits, il faut comprendre pourquoi la sensibilité aux apparences semble organiser une grande partie de la vie de ces personnes. Pour cela nous proposons de porter notre attention sur trois éléments explicatifs principaux: l’importance des apparences dans la construction des identités, le rôle du sport comme ressource au façonnement des apparences et les liens entre la culture du bodybuilding et la construction de l’identité masculine.
Le corps et ses apparences sont devenues une ressource privilégiée de l’affirmation identitaire de l’individu occidental. Objet de consommation ou ressource à «l’invention de soi» 7, la construction sociale des corps exprime des transformations majeures de nos sociétés. Musculation, sport, consommations d’anabolisants ou de protéines, chirurgie esthétique, régime et soins du corps sont à comprendre en les situant dans les dimensions historiques et sociales des apparences et des jugements qui y sont associés 8.
Régimes, façonnage du corps par le sport, anabolisants, inducteurs de l’érection, aphrodisiaques, éclaircissant de la peau, calmants et somnifères – la plupart de ces produits sont mentionnés dans la récente saisie de l’Administration fédérale des douanes (AFD, 2008) – constituent différents modes d’expression d’une sorte de culte de la performance 9 émergeant dans le contexte économique d’une concurrence généralisée entre individus. Le souci de l’apparence est inégalement distribué selon les groupes sociaux 10 et la beauté physique (corps, vêtement, allure, etc.) joue un rôle dans la destinée sociale des individus 11. L’importance accordée aux normes du paraître résulte de l’intériorisation par les acteurs sociaux des contraintes propres à notre société. Les apparences sont aussi une ressource mobilisée pour faire face aux incertitudes et à la précarité des conditions sociales d’existence. Le corps bodybuildé est utilisé comme «capital corporel» mobilisable dans et en dehors des murs de la salle de forme.
Mais l’impératif social de s’inventer rend l’individu plus incertain 12. Le «culte de la performance» et l’obligation de construire sa destinée sociale propre aux sociétés capitalistes occidentales créent une tension entre une plus grande liberté individuelle et des obligations sociales d’excellence: «défaut de projet, défaut de motivation, défaut de communication, le déprimé est l’envers exact de nos normes de socialisation» 12. A l’engagement dans des pratiques de minceur et les pharmacologies associées, menant parfois à l’anorexie pour se conformer aux normes assignées à «l’idéal féminin», répondent la pratique plus masculine des sports à «risque» et la propension à l’hypertrophie musculaire.
Dans chaque cas, il s’agit d’un travail d’invention et de contrôle individuel de son corps le rapprochant de modèles prescrits. Ils ont en commun la même emprise des normes sur les apparences corporelles qui semble inciter de nombreux individus à conformer leur corps à des standards contraignants, souvent inaccessibles et préjudiciables pour la santé. La minceur, le muscle et plus largement la mise en scène des apparences corporelles prend de l’importance dans la mesure où l’identité s’affirme davantage par le corps 13.
Le sport est un élément important du dispositif de construction des apparences. C’est le cas des supporters ou des jeunes 14 qui utilisent le sport pour présenter une identité positive. Le souci de l’apparence est plus présent chez les sportifs. Par exemple, les sportives se maquillent plus que les non sportives (76% contre 52%) et elles suivent plus fréquemment des régimes (61% contre 41%) 15.
On observe un double mouvement. D’une part, il existe une sensibilité aux apparences expliquant le rôle de la pratique sportive en tant que moyen de se conformer aux normes dominantes du milieu d’appartenance, principalement selon des paramètres d’âge, de genre et de niveau social. D’autre part, les apprentissages de la culture sportive contribuent à infléchir les dispositions corporelles des pratiquants. Dans le cas du bodybuilding, il faut comprendre l’ensemble des dispositifs et déterminants qui agissent sur l’incorporation des techniques et pratiques. Dopage, entraînement intensif et prises de risques reflètent les dispositions de celui qui est près à tout sacrifier pour exister par son corps. Les excès de minceur en vue de produire des performances (danse, escalade, marathon, sports de combat) et de signifier la féminité, comme les excès du muscle, au service de la performance sportive et en tant que mise en scène de la masculinité en sont des expressions. Il s’agit bien d’une «invention de soi» 7 par le bodybuilding et la capacité de l’individu à contrôler son corps.
Si le corps est traditionnellement une ressource plus importante pour les femmes qui, constituées en objets symboliques, se trouvent dans une situation d’insécurité permanente et de dépendance symbolique vis-à-vis des hommes 8, les rapprochements des rôles masculins et féminins, la perte des territoires de la masculinité, et une plus grande précarisation, de la jeunesse en particulier, sont autant de processus expliquant un développement significatif d’une sensibilité masculine au paraître: «en régime d’égalité: la beauté physique échappe à « l’éternel féminin”» 13. La sensibilité aux apparences est particulièrement visible chez les jeunes qui, indépendamment de leur sexe, utilisent l’apparence pour extérioriser une identité revendiquée.
Le muscle façonné par le bodybuilding est avec les motos et les tatouages, un des éléments importants d’affirmation de la masculinité des classes populaires. Il est aussi devenu un signe distinctif de la masculinité des catégories moyennes 16. Le corps du bodybuilder se conforme aux normes d’une masculinité visible voire agressive (Saltman 2008). Cette hantise du volume et de la visibilité de la force serait aussi un symptôme d’une faible estime de soi et exprimerait des doutes sur son identité masculine 17. L’hypermasculination» du bodybuilding exprimerait également la crainte d’une société plus féminisée 18. En réalité, ces doutes identitaires sont révélateurs, selon plusieurs modalités, des incertitudes, précarisations et menaces sociales qui pèsent sur les individus. Le corps et les apparences de force et de virilité, obtenus par une consommation importante de pratique, de compléments alimentaires et pharmacologiques (protéine, créatine, etc.) et de produits dopants (stéroïdes anabolisants, hormones peptidiques), permettent d’offrir un territoire sur lequel l’individu possède encore une certaine autonomie et pour lequel il attend une reconnaissance. Pour les bodybuilders, les divers lieux de consécration – la salle, les compétitions officielles, la vie quotidienne – peuvent constituer des épreuves qui ont «d’importantes répercussions sur la considération de soi» 19.
Le souci affiché d’hygiène et de santé, inspiré des rhétoriques médicales, se heurte cependant aux problèmes récurrents de blessure, de troubles alimentaires et de l’image de soi 20. La quête du muscle saillant est un travail voué à l’échec, à moyen terme au moins; la lutte contre le vieillissement, inéluctable, est perdue d’avance. Il n’est pas possible de repousser cette transformation des apparences redoutée et, paradoxalement, l’excès de la musculation accélère le vieillissement des corps.
La pratique du bodybuilding, emblématique de l’importance contemporaine accordée aux apparences corporelles masculines, peut nous permettre de mieux comprendre les mutations culturelles en cours. Le muscle hypertrophié ne paraît pas être un symbole positif, il serait plutôt le signe d’une sorte de soumission à un culte de la performance et de l’apparence. Mais les analyses du bodybuilding doivent éviter le misérabilisme et la stigmatisation d’une pratique qui peut aussi se faire sans recours aux pharmacologies. Car les salles de fitness sont aussi des lieux de construction du lien social et offrent des moments de sociabilité. Il ne s’agit donc pas de céder à une sorte de «panique morale» dramatisant la situation, faisant de tout culturiste un dopé aux stéroïdes ou aux hormones peptidiques, ni d’y voir une menace pour une jeunesse aliénée par le muscle.
Si l’on comprend bien que nous avons peu de prise sur les déterminants culturels de cet engouement pour la transformation et le contrôle des apparences, il n’empêche que les salles de fitness sont les lieux de référence de l’apprentissage de nouvelles normes corporelles et des techniques pharmacologiques. Or, toutes les salles ne sont pas comparables, et même si un certain nombre de consommations échappent aux gestionnaires de salle, c’est aussi un lieu idéal de prévention.