avril 2009
Denis Müller (Universités de Lausanne et de Genève)
La question du dopage sportif pose une question plus large, une question de société, de style de vie, de finalités existentielles et collectives. Ne vivons-nous pas dans une société qui pousse ses membres, à chaque instant et de tous les côtés, à consommer, à gagner, à dominer, à posséder? A trop vouloir isoler le dopage sportif du gavage idéologique, matérialiste et consumériste de la présente existence post-moderne qui est la nôtre, on risquerait, une nouvelle fois, de transformer le sport, y compris le football, en bouc émissaire commode de notre propre malaise social et de nos propres troubles existentiels.
Le thème fondamental est donc celui de la quête d’identité du sujet postmoderne. Dans son ouvrage de référence sur Le culte de la performance 1, Alain Ehrenberg a très bien montré le lien entre cette question du sujet et celle de la performance.
Lorsqu’il s’adonne sans limite au culte de la performance érigée en absolu, le sujet humain n’est plus un sujet relié à la communauté humaine et responsable de ses actes, mais devient un individu incertain, et même, selon la belle formule d’Ehrenberg, « une incertaine transcendance » (p. 287).
Comment comprendre cette affirmation ?
Notre époque est me semble-t-il écartelée entre deux pulsions contradictoires: d’un côté elle affirme la toute-puissance de l’individu, ses droits pour ainsi dire inconditionnels et absolus, et de l’autre elle écrase ce même individu sous la chape de plomb de la collectivité, de la mondialisation, de l’anonymat le plus complet. L’individu est tout ou rien. Ou bien il constitue sa propre vérité, et devient alors lui-même transcendance, absolu, infini; ou bien, dégradé, aliéné, humilié, il n’est plus qu’une transcendance détrônée, rendue incertaine par son incapacité de résistance et de consistance face à la domination des normes sociales ou collectives.
L’enjeu éthique de cette alternative n’est rien moins que la redécouverte de la signification du sujet au cœur son existence en communauté 2.
Dans la tradition protestante, classiquement analysée par les sociologues Max Weber et Ernst Troeltsch et reprise librement par Alain Ehrenberg, une relation systémique très forte a été établie entre l’idée même de performance et celle de salut. Tout le problème actuel provient justement du fait que nous ne savons plus que faire de cette idée de salut.
Pour les Réformateurs Luther et Calvin, héritiers de l’apôtre Paul et de saint Augustin, la performance était comprise comme une œuvre humaine courant le risque de devenir un moyen de salut. La Leistung, comme disait Luther, s’érigeait en mérite salutaire. Le sujet individuel accédait non seulement à l’être, mais également au salut.
Cette idée de salut, obtenu par le moyen de la performance, s’est sans doute beaucoup sécularisée dans notre époque et n’est plus comprise par la majorité de la population. Il n’en demeure pas moins que des traces d’une recherche de l’absolu ou de l’infini demeurent perceptibles au cœur des efforts humains pour parvenir à des performances qui soient à la fois dignes de lui et de son désir de dépassement de soi.
Toute la question est dès lors de savoir comment l’être humain que nous sommes est capable de faire la part des choses entre sa légitime quête de résultats et de performances et le risque de passer à côté de cet authentique quête d’accomplissement en se laissant griser par les seuls effets euphorisants de l’exploit ou de l’excès.
On le voit bien dans la discussion sur le dopage, qui se tient à l’intersection de l’éthique sportive et de l’éthique médicale, tout en révélant de manière particulièrement crue, voire caricaturale, la détresse de ses sujets dans notre société postmoderne.
De notre point de vue, le dopage, pour autant qu’on parvienne à délimiter toujours plus précisément les substances interdites, mais surtout les intentions et les conduites déviantes, n’est donc nullement compatible avec l’éthique, que ce soit dans le champ de l’éthique sportive ou dans celui de l’éthique médicale.
Pourtant, certains auteurs, plus libéraux, s’en sont pris au lien même qu’on a tendance à établir entre le dopage et l’atteinte à l’éthique de l’équité sportive. Autant, selon cette thèse, donner libre accès à tous les produits pour tous les athlètes, à condition de porter toute l’attention sur le suivi médical de cet usage dopant. Ainsi, le dopage ne serait qu’un problème d’éthique médicale au sens strict : un problème de santé sportive, individuelle, mais aussi de santé publique, collectif. Un de ces auteurs, le bioéthicien genevois Alex Mauron, a précisé pour sa part que la thèse ici défendue n’était pas extrémiste: « Notre thèse n’est pas ultralibérale. On voudrait surtout arriver à une lutte antidopage qui s’intéresse uniquement à la santé de l’athlète et qui arrête de créer toute une superstructure idéologique autour de l’esprit du sport qui est une chose parfaitement floue » (L’Humanité, 16 août 2007).
Ces auteurs montrent en effet avec une grande subtilité que la lutte contre le dopage ne parvient pas à résoudre le problème de l’équité sportive. Pour eux, un dopage supervisé est tout autant à même d’assurer l’égalité de la compétition, les athlètes étant inégaux aussi bien au plan physique (par exemple devant le taux d’érythropoïétine) qu’au plan économique ou géographique (conditions d’entraînement en altitude, etc.). L’argument, on le voit, est d’ordre conséquentialiste et même utilitariste: il s’agit d’obtenir le plus grand bien pour le plus nombre d’athlètes possibles. Mais l’argument, s’il est apparemment convaincant, me paraît oublier que la course à la victoire, présupposée en effet par toute compétition, n’a pas pour but de gagner à tout prix, ou simplement de maximiser les performances en obtenant un titre ou en battant un record: elle se comprend aussi, phénoménologiquement, comme une compétition à laquelle les athlètes participent ensemble, au sein d’une communauté humaine de compétiteurs. Le champion ne se bat pas seulement contre les autres, l’équipe de football ne vise pas seulement à battre son adversaire ou à gagner le titre en jeu: l’un et l’autre ont aussi pour but – éthique – de se livrer à une compétition équitable, de respecter le fair play et donc, à travers lui, l’adversaire. On ne gagne pas seul, on ne pas gagne pas seulement contre, on gagne – ou en perd – aussi avec son et ses adversaires. Donc, de ce point de vue, les arguments éthiques ne peuvent pas se contenter de peser le pour et le contre des substances dopantes ou des procédés de dopage. On n’aura jamais atteint la vérité éthique en se satisfaisant d’une liste artificielle faisant la séparation des bons et des mauvais produits.
La question éthique, humaine, sociale et politique, est celle de l’appartenance à la communauté des compétiteurs, de la reconnaissance mutuelle des compétiteurs et des adversaires. Une simple suppression de toute limite entre dopage et non dopage, tricherie et non tricherie, ne saurait mettre par miracle tous les athlètes ou toutes les équipes à égalité. L’éthique requiert, plus profondément, une nouvelle charte des compétiteurs. Il y a fort à parier que cette charte sera plus authentique et plus efficace si elle tend vers une diminution du dopage, de l’artifice et donc de la tricherie érigée en système, que si elle consacrait une suppression libérale illusoire et délétère de tous les interdits et de toutes les limites. Mais, pour comprendre l’enjeu anthropologique, il faut oser abandonner l’illusion d’une mesure scientifique de la limite, d’une différence absolue entre les bonnes et les mauvaises substances. Il faut oser en appeler à une réduction du rythme, à une ascèse anti-capitaliste. Il faut abandonner le mythe des droits tout puissants de l’individu mythique du temps présent et oser dénoncer les effets pervers de l’hyperlibéralisme égoïste, lequel est bien sûr toujours plus favorable aux riches et aux puissants qu’aux petits et aux pauvres. La thèse hyper-libérale conforte et cautionne de facto un modèle politique ultralibéral, fondé sur le caractère absolu et intangible des droits individuels. De même, leur comparaison entre le traitement social des toxicomanies et le dopage repose sur une prémisse fausse: défendre l’idée qu’il n’y aura jamais de société sans toxicomanie et légitimer sur cette base une politique pragmatique de lutte contre la toxicomanie (thèse que nous soutenons nous aussi) ne revient pas à affirmer qu’il ne devrait plus y avoir de limite morale entre la toxicodépendance et une vie sans toxicodépendance. Face au dopage, il est capital de maintenir une limite morale et symbolique forte, aussi bien envers la tricherie qu’envers l’atteinte à la santé.
Les adeptes de la dépénalisation libérale du dopage semblent donc sourds aux dangers sous-jacents à l’idéologie ultralibérale.
Sont-ils cependant plus convaincants, lorsqu’ils discutent de manière approfondie la «croisade» morale actuelle contre le dopage? A vrai dire, leur argumentation est plus sophiste qu’éthique. Ils jettent en effet un écran de fumée sur le dopage dans le sport de haut niveau, en insistant sur l’«autonomie» des athlètes de pointe et en les laissant seuls juges des risques et des bénéfices qu’ils sont censés tirer d’un dopage « raisonnable », en quelque sorte. Ils atteignent le comble du sophisme lorsqu’ils s’en prennent au coût disproportionné de la lutte contre le dopage sportif et proposent hypocritement d’investir ces fonds dans la lutte contre les vrais fléaux sociaux et médicaux. Comment ne pas voir qu’un tel plaidoyer, sous couvert d’éthique et de science médicale, revient simplement à conforter le point de vue des minimalistes attelés à priver l’Agence Mondiale contre le dopage de moyens réels et efficaces 3? Ce n’est pas en réduisant la lutte contre le dopage dans le sport de haut niveau qu’on améliorera la situation dans les autres domaines! A contraire, il s’agit d’affirmer la corrélation systémique entre tous les niveaux de lutte contre le dopage, les toxicodépendances et les autres conduites déviantes.
Le dopage concerne en définitive aussi bien l’éthique sportive que l’éthique médicale, de manière distincte, mais sans étanchéité entre ces deux domaines. Bien que le sportif qui se dope le fasse peut-être tout à fait individuellement, il est pris lui-même, consciemment ou non, dans un engrenage socio-culturel et sportif qui le pousse, afin d’aller toujours plus loin, plus haut, plus vite – selon le célèbre adage du mouvement olympique – à tout faire pour améliorer ses performances. Il subira ainsi des pressions et le dopage n’est en fin de compte qu’une expression sociale et collective des enjeux énormes qui pèsent sur le monde du sport. L’équité sportive est menacée, mais tout autant la santé individuelle et la santé publique.
Le sport de compétition est de ce point de vue un excellent révélateur de la crise éthique de notre temps et de nos sociétés 4. L’esprit du jeu pousse l’être humain à se dépasser dans un mimétisme stimulant et fraternel avec ses congénères; mais cette «intention éthique originaire» (Paul Ricoeur), qui fait toute la beauté du sport, risque de dégénérer en catastrophe psychique, sociale, économique et politique, si la pulsion de victoire se transforme en déclaration de guerre et en inimitié. L’être humain n’a rien à gagner dans la violence imposée à son prochain, car son adversaire d’un jour, à ne jamais confondre avec son ennemi, n’est, au fond, que l’ombre portée de sa propre destinée. Gagner ou perdre, dans le respect de l’adversaire, c’est grandir, en estime de soi et en respect de l’autre. Le dopage, comme les autres formes de toxicodépendances, aliène l’homme de sa propre dignité et lui dérobe la beauté et la grâce inouïes de ses compagnons de vie.