avril 2009
Bengt Kayse (Institut des sciences du mouvement et de la médecine du sport, Université de Genève)
On entend parler fréquemment dans les médias d’un cas de dopage dans le sport. En général, le ton est sévère; le dopeur démasqué est présenté comme un déviant qui doit être sévèrement puni et exclu de la compétition sportive. Étant donné ce ton dur dans la presse et les campagnes antidopage lancées par les instances sportives, il n’est pas étonnant qu’une proportion croissante de la population se rallie derrière ce qui peut aujourd’hui être considéré comme une véritable guerre antidopage. Pourtant, depuis le début du sport moderne, il y a un peu plus d’un siècle, les pratiques dopantes ont toujours fait partie de la compétition. Ce n’est que récemment que l’agence mondiale antidopage a été créée, sous l’impulsion du comité olympique international et que la lutte antidopage s’est intensifiée, harmonisée et globalisée 12. L’objectif de cet article est de présenter les raisons et les conséquences de la politique actuelle antidopage d’un point de vue santé publique.
Ce que la population générale connaît moins, c’est ce que signifie cette répression de plus en plus sévère pour l’athlète et son entourage. Aujourd’hui, les athlètes d’élite doivent informer du lieu où ils se trouvent, une heure par jour, 365 jours par année, tout en indiquant les lieux d’entraînement et de compétition, et ceci 4 fois par année pour le trimestre suivant. Si jamais les plans changent, les autorités doivent en être averties à l’avance. La raison de cette obligation de renseigner est de permettre des contrôles inopinés n’importe où et quand, avec l’obligation de produire un échantillon d’urine sous le regard direct de l’officiel en se dénudant entre genoux et poitrine. Trois visites inopinées ratées dans une période de 18 mois sont considérées comme un cas de dopage. Dans certains sports, on doit aussi consentir à donner du sang, permettre l’extraction de l’ADN pour une typologie génétique en vue d’éventuelles d’investigations forensiques, voir donner des cheveux pour la recherche de vieilles traces de produits non permis. Afin d’améliorer encore la traque des athlètes pour des contrôles inopinés, des expériences de port de balises GPS, permettant le suivi en direct 24h sur 24h sont expérimentées par l’Union Internationale du Cyclisme. Dans plusieurs sports d’endurance, on a introduit le passeport biologique dans lequel on suit de façon longitudinale l’évolution de différents paramètres sanguins afin de développer des indices de probabilités statistiques de dopage par l’athlète afin de cibler des athlètes avec des valeurs considérées suspectes pour des contrôles intensifiés. Dans leur ensemble, ces mesures constituent une ingérence dans la sphère privée de la personne qui étonne et contraste avec la défense de la sphère privée du citoyen en général.
Paradoxalement, l’intensification de la recherche des tricheurs a abouti à un climat de suspicion intensifié et on doute fréquemment de la ‘pureté’ des performances des champions. Le malheur est que cette suspicion est justifiée parce que les tests de laboratoire ne sont pas capables de déceler tout produit ou méthode interdits. Rappelons que Marion Jones n’avait jamais été testée positive et n’a été démasquée que parce qu’elle a elle-même admis ses pratiques de dopage et que Michael Rasmussen n’a pas été exclu du Tour de France pour résultat de test positif mais pour avoir menti sur un lieu d’entraînement. Les techniques de laboratoire ont leurs limites et il est certain qu’un test ‘négatif’ ne pourra jamais totalement exclure le dopage 3. Plus grave est qu’avec l’augmentation de la sophistication des tests, la probabilité de tests faux positifs augmente avec comme conséquence potentielle de fausses accusations d’athlètes 45. Entre temps, au niveau mondial, le nombre de tests ‘positifs’, considérés comme preuves de dopage, reste stable entre 1 et 2% et de nombreux indicateurs indirects semblent indiquer une utilisation de produits qui continue.
Étant donné l’efficacité partielle de cette lutte, sans réelle possibilité d’éradication complète du dopage, la répression de plus en plus sévère auprès des athlètes d’élite avec une ingérence dans leur sphère privée, et considérant par ailleurs dans la société des pratiques de l’amélioration de soi qui sont plutôt en augmentation, il est légitime de poser la question du pourquoi de l’antidopage. Généralement 4 raisons sont avancées 2. D’abord l’égalité des chances, un argument qui au premier abord semble raisonnable. Mais cet argument ne tient pas compte de toutes les autres inégalités qui existent, comme les différences innées entre athlètes, ou des différences dans leur environnement, comme l’accès à la technologie et des méthodes d’entraînement avancées. Un deuxième argument concerne la santé de l’athlète, le dopage étant considéré comme dangereux. À part le fait que le sport de haut niveau est en soi souvent une activité dangereuse, cet argument est paternaliste puisque traitant les athlètes différemment de la population générale, qui elle peut librement fumer, boire, et s’engager dans un style de vie malsaine tout en s’auto-médicant. Troisièmement l’athlète est considéré comme un modèle pour la jeunesse et doit avoir un comportement exemplaire à tout égard. A part le fait que de nombreuses stars du sport n’ont par ailleurs de loin pas un comportement parfait, cet argument est également fallacieux puisque d’autres modèles importants pour la jeunesse, comme les acteurs et les musiciens, ne sont pas assujettis aux mêmes critères et ont parfois des comportements déviants. Le dernier argument avancé est que le dopage est contre l’esprit du sport. Cet argument fait abstraction du fait que cet esprit du sport est une notion mal définie, en constante mutation et donc non fixe, puisque produit de son temps, et en soi démuni de valeurs intrinsèques immuables. À partir du constat de la fragilité des fondements de la lutte antidopage, il est dès lors légitime de se poser la question de savoir si cette guerre antidopage est justifiée et en vaut les moyens considérables investis. En effet, si la promesse du lobby antidopage est l’éradication du dopage, il semble que ce but est utopique et que les résultats des efforts tendent plutôt vers une dystopie.
La politique antidopage a des effets secondaires. La répression progressivement plus sévère pousse l’utilisation des produits illicites dans la clandestinité et induit ainsi les dérives que l’on connaît dans d’autres domaines comme les drogues psychotropes, avec une criminalisation du commerce, un marché noir et des produits de qualité douteuse, ainsi que des pratiques dangereuses comme le partage des seringues.
Une autre dérive est l’introduction des contrôles inopinés en dehors du sport d’élite, par exemple chez les utilisateurs de fitness (au Danemark), ou chez les écoliers (aux USA) 6. Il y a actuellement des voix qui s’élèvent pour contrôler les étudiants pendant les examens pour déceler l’utilisation de produits améliorant la performance cognitive. Si on peut parfaitement comprendre des contrôles pour certains produits comme l’alcool chez des professionnels comme les pilotes, il est plus difficile d’accepter un contrôle pour l’utilisation d’un produit augmentant la performance cognitive chez un scientifique ou un étudiant.
À l’extérieur du champ sportif, les technologies de l’amélioration de soi comme la chirurgie esthétique, la chirurgie de l’œil, l’utilisation de substances comme la caféine, la fluoxétine, la modafinil, le sildénafil et la médecine anti-âge, sont des comportements sociaux de plus en plus acceptés. Cela place la tolérance zéro face à l’amélioration pharmacologique dans le sport en opposition avec des valeurs sociétales générales. Pourquoi ne pas introduire une approche de réduction des risques associée à l’utilisation de produits ou de méthodes et surtout à une veille épidémiologique basée sur l’évidence grâce à une collecte de données fiables sur les effets réels des produits pour la performance et pour la santé ? Les stratégies de réduction des risques ont montré à maintes reprises une réduction des coûts pour la société des comportements de consommation de produits illicites comme le cannabis ou l’héroïne et une plus grande efficacité que des stratégies reposant surtout sur une répression dure, au moins dans une société démocratique admettant les principes des droits de l’homme.
Étant donné la fragilité du résultat du pragmatisme de la prise en charge de l’utilisation des drogues psychotropes/ récréatives en Suisse et dans d’autres pays occidentaux, compte tenu de la pression politique incessante pour un durcissement de la répression de l’utilisation de ces produits, l’actuelle guerre antidopage avec son caractère totalitaire prônant une abstinence totale est dangereuse puisque instillant un climat où l’argumentaire pour l’abstinence universelle s’appliquant à tout le monde devient imaginable. La ‘guerre contre le dopage’ et la ‘guerre contre les drogues’ ont tendance à converger, comme exemplifié par la présence sur la liste des produits interdits des substances récréatives plutôt diminuant la performance comme les dérivés du cannabis. En acceptant la traque des athlètes, le terrain est préparé pour des contrôles en dehors du sport d’élite.
Le milieu professionnel concerné par les addictions, vu les points communs, devrait être informé du comment et pourquoi de la guerre antidopage pour se forger une opinion et être préparé à des demandes éventuelles. Aujourd’hui le dopage ne concerne plus uniquement le milieu du sport, c’est devenu une affaire qui affecte toute la société et le méli-mélo avec les addictions est vite fait. Dans une ère d’invention de méthodes biomédicales permettant l’amélioration de la performance cognitive ou physique, et une position plutôt permissive de la société pour leur utilisation en dehors du milieu sportif, il est temps de repenser l’antidopage. Depuis l’entrée en vigueur du nouveau code antidopage au début 2009 plusieurs groupes d’athlètes en Belgique et aux Pays-Bas ont entamé des démarches juridiques pour vérifier si l’obligation de renseigner 365 jour/ an est légale, des athlètes comme Nadal, Murray et Serena ont manifesté leur mécontentement et la FIFA et l’UEFA ont déclaré de ne pas vouloir se plier aux exigences de l’obligation de renseigner 365 jours par an exigée par la WADA, illustrant que légalement et subjectivement la traque des athlètes d’élite dans la guerre antidopage a peut-être atteint des limites.
La vision d’une société policée avec des contrôles inopinés des citoyens avec fichage de passeports biologiques est inquiétante. Pourtant, c’est ce que la guerre antidopage risque d’amener. Il est temps de ré-analyser le problème et de réfléchir à des alternatives, plus pragmatiques, plus réalistes. Les promesses de l’antidopage sont irréalistes. La réalité présente des caractéristiques dystopiques indésirables. Je propose de réfléchir sur une approche plus pragmatique essayant de gérer au mieux possible l’utilisation de substances et de méthodes pour améliorer la performance, avec un coût pour la collectivité et l’individu le plus bas possible. Cela rappelle quelque chose : la réduction des risques, pilier reconnu de la politique drogues.