août 2019
Jean-Michel Costes (Observatoire des jeux)
Le jeu a pris une place croissante dans le budget des Français. Les dépenses de jeu ont régulièrement augmenté ces vingt dernières années. Elles représentent environ 10 % des dépenses que les ménages consacrent aux loisirs et à la culture, soit 0,8 % de l’ensemble de leurs dépenses. En 2017, ces dépenses s’élèvent à 10,5 milliards d’euros, soit une dépense nette de 200 euros par habitant majeur 1.
Trois activités regroupent la grande majorité des dépenses des ménages en matière de jeux d’argent : loterie, casinos et paris hippiques. Les dépenses de loterie (jeux de tirage ou grattage achetés en point de vente ou sur internet) sont, de loin, les plus importantes. Ces jeux représentent un peu plus de 40 % des dépenses totales. Les dépenses affectées aux paris hippiques et aux jeux de casinos, dont notamment les machines à sous, viennent en deuxième et troisième position. Enfin, les paris sportifs, dont la part dans les dépenses (tous supports confondus) reste encore modeste, sont la seule activité qui enregistre une augmentation continue et remarquable sur ces vingt dernières années (de 0 à 10,3 % des dépenses en 2017).
Internet prend une place croissante dans la part des dépenses nettes (11,2 % en 2017). La progression de la part des dépenses sur internet s’explique par le développement des moyens de connexion mobiles ainsi que par l’évolution du cadre règlementaire.
En 2014, 74 % des Français âgés de 15 à 75 ans déclarent avoir joué au moins une fois à un jeu d’argent et de hasard au cours de leur vie et 56,2 % au moins une fois au cours de l’année écoulée 2. Les activités les plus pratiquées sont les jeux de loterie (tirage ou grattage), très loin devant les paris hippiques ou sportifs, les jeux de casino et le poker. Les supports de jeu traditionnels (point de vente de la FDJ ou du PMU, casinos) restent largement dominants. Toutefois, on estime que le jeu en ligne est pratiqué par environ 10 % de l’ensemble des joueurs, soit entre 2,4 millions et 2,9 millions de personnes. Ce vecteur de jeu est surtout utilisé par les joueurs de poker (quatre joueurs sur dix) et dans une moindre mesure par les adeptes des paris sportifs (un joueur sur quatre).
Parmi les joueurs au cours de l’année écoulée, la moitié joue entre 1 et 15 fois dans l’année, près d’un tiers (31,5 %) pratique ce type d’activité régulièrement, c’est-à-dire au moins 52 fois dans l’année, et 15,4 % jouent au moins 104 fois, soit deux fois ou plus par semaine. Un peu plus de la moitié des joueurs dépense moins de 100 € par an pour leur activité alors qu’un sur dix dépense plus de 1’000 €. La concentration des dépenses sur un petit nombre de joueurs est très forte. Les trois quarts des dépenses sont attribuables aux 10 % des joueurs les plus dépensiers ; 1 % des joueurs les plus dépensiers représentent 62 % des dépenses.
La comparaison des données de l’enquête nationale française avec celles de deux enquêtes équivalentes dans deux autres pays (Allemagne, Canada) ayant des contextes de jeux d’argent différents démontre qu’il y a de fortes relations positives entre le coefficient GINI des dépenses de jeux d’argent dans les pays concernés et la part des revenus provenant des joueurs problématiques d’une part, et les dépenses excédentaires des joueurs problématiques (définie comme la différence entre la part des revenus provenant du groupe des joueurs problématiques et la prévalence des joueurs problématiques parmi les joueurs) d’autre part. Cette étude interprète ces résultats comme un lien entre l’effet du jeu problématique — dépenses excessives et disproportionnées — et la concentration de la demande de jeux 3.
Les objectifs de la politique publique suivie en France sur les jeux d’argent et de hasard sont : d’encadrer le développement de ce secteur économique d’importance, s’assurer que cette activité s’exerce sur l’offre régulée par l’État et contenir l’ampleur des dommages sociosanitaires qu’elle peut entrainer pour certains joueurs. Dans les faits, la gouvernance des jeux d’argent, en France, comme dans de nombreux autres pays, s’est progressivement structurée autour du concept de « jeu responsable », terme officialisé dans la loi de 2010 qui recompose le cadre légal et la politique suivie en la matière à l’occasion de l’ouverture d’une offre légale de jeux en ligne.
La stratégie de prévention du jeu problématique déployée en France s’est appuyée sur quelques dispositifs ayant fait preuve de leur efficacité, notamment le strict encadrement des machines à sous. En France, les machines à sous ne sont disponibles que dans les casinos et cette accessibilité restreinte a permis de limiter les problèmes liés à ce type de jeu : contrairement à de nombreux autres pays, on n’attribue en France à ce type de jeux qu’une petite part de l’ensemble des problèmes de jeu. Le niveau de taxation élevé des activités de jeu est également un dispositif efficace de réduction des problèmes de jeu. Toutefois, l’efficacité de cette stratégie se heurte à des limites importantes.
La prévention du jeu problématique en France est largement déléguée aux opérateurs. À ce titre, ces derniers sont tenus de respecter certaines obligations, telles que la mise en place de modérateurs de jeu, et d’élaborer des plans d’action « jeu responsable ». Mais ce ne sont que de simples obligations de moyens. Ils ne sont pas jugés sur les résultats.
Dans les faits, l’essentiel des efforts fournis par les opérateurs consiste en des actions de sensibilisation des joueurs sur le « jouer responsable » et d’information sur les risques inhérents aux jeux d’argent, et de formation de leur personnel au « jeu responsable ». Au regard des connaissances scientifiques disponibles sur la question de l’efficacité des actions de prévention du jeu problématique, il est probable que ces programmes n’aient qu’un impact très limité sur la prévention des problèmes de jeu.
La prévention des problèmes liés aux pratiques de jeu repose donc sur la bonne volonté des opérateurs. Le lien fort entre le chiffre d’affaires et les dépenses des joueurs problématiques ne peut, dans un monde concurrentiel, que limiter la volonté des opérateurs d’obtenir de réels résultats tant que la mise en œuvre de dispositifs efficaces de prévention du jeu problématique reposera sur la base du volontariat.
En effet, les joueurs problématiques dépensent bien plus que les autres joueurs. Aussi, la part des dépenses de jeu attribuables aux joueurs problématiques est bien plus élevée que leur poids relatif en termes d’effectifs. Si 3,9 % des joueurs peuvent être classés comme joueurs à risque modéré et 0,9 % comme des joueurs excessifs, les dépenses des joueurs problématiques représentent 40 % des dépenses totales de l’ensemble des joueurs (dont : 23,6 % pour les joueurs à risque modéré, 16,6 % pour les joueurs excessifs).
Si certaines mesures ayant fait la preuve de leur efficacité ont été déployées, d’autres, aussi efficaces, n’ont pas (ou peu) été mises en œuvre, telles que l’identification de tous les joueurs ou le contrôle systématique de l’identité et de la majorité pour accéder à l’offre de jeux, et la limitation des montants des enjeux. De plus, certaines mesures peu ou pas efficaces ont été largement déployées.
L’interdiction de vente aux mineurs, clairement énoncée dans la loi, n’est pas effective en France. La vérification de l’identité des joueurs n’existe de fait que pour le jeu en ligne et les casinos, soit pour environ un tiers du chiffre d’affaires global sur les jeux d’argent. Pour le reste, les opérateurs rapportent les moyens qu’ils déploient en ce sens sans réelle obligation de résultat. Les dernières données disponibles en la matière en 2017 montrent que les résultats ne sont pas au rendez-vous. Les dispositifs d’interdiction de jeu, qui peuvent démontrer, dans certains contextes, une réelle efficacité pour certains joueurs, ne sont ni totalement opératoires ni coordonnés entre les différents segments du marché.
Les messages d’alerte sur les risques dans les communications commerciales existent, mais sont largement perfectibles. Leur efficacité n’est que très limitée, voire nulle, si ces derniers ne s’inscrivent pas dans une politique préventive plus large. À l’inverse, le cadre légal actuel ne prévoit pas d’interdiction ou de régulation forte de la publicité sur les jeux d’argent. C’est un des maillons faibles de la politique de prévention du jeu problématique. Sans au minimum une régulation forte de la publicité, il sera vain de vouloir déployer des actions de prévention du jeu problématique. En ce domaine, les données scientifiques sont probantes. Par rapport à l’existant, il existe une marge de progression considérable permettant d’envisager un impact significatif sur la prévention du jeu problématique. Entre l’interdiction pure et simple de la publicité et le système actuel, il y a la place pour une régulation plus conséquente des publicités, notamment l’évitement de celles qui visent indirectement les mineurs ou les joueurs problématiques.
En dehors des pistes d’amélioration de l’existant évoquées précédemment, il serait possible de renforcer la prévention du jeu problématique par l’ajout d’autres dispositifs ou principes applicables aux opérateurs et aux régulateurs. Deux champs d’action prioritaires se dégagent visant à renforcer les maillons faibles de la stratégie actuelle : les stratégies de prévention secondaire ciblant les pratiques à risque et visant l’évitement de leur passage au jeu problématique et la limitation des publicités sur les jeux d’argent.
La prévention du jeu problématique devrait faire l’objet d’une stratégie identifiée, qui après une phase de consultation publique des parties prenantes devrait fixer des objectifs et un plan d’action suivant un calendrier donné. L’accent devrait être mis sur ce qui fonctionne dans d’autres domaines, notamment la prévention ciblant les groupes à risque, par exemple les stratégies de type repérage précoce/interventions brèves. Il faudrait réduire lemanque existant en France entre le premier niveau de prévention, l’information et les conseils donnés par la ligne téléphonique de Santé Publique France et le traitement offert par le réseau des centres spécialisés dans le traitement des addictions. Une année donnée, seulement 1,5 % des joueurs pathologiques (excessifs) font appel à ce type d’aide. Cette stratégie devrait être évaluée à son terme.
Une politique de « jeu responsable » efficace ne devrait pas se concentrer seulement sur les dispositifs ou actions visant à aider les joueurs à gérer leurs pratiques, mais aussi, voire principalement, sur les caractéristiques structurelles des jeux eux-mêmes, et les conditions de leurs pratiques, c’est-à-dire le lieu et l’environnement dans lequel se déroule le jeu. Le régulateur devrait pouvoir évaluer la dangerosité potentielle d’un jeu (d’après un certain nombre de paramètres définis au préalable) et l’autoriser ou requérir des modifications de certaines de ces caractéristiques (niveau maximum de mise, fréquence de mise, taux de retour…) en fonction de leur dangerosité potentielle, y compris sur les jeux anciennement autorisés.
Si on écarte l’hypothèse d’une interdiction de la publicité pour les jeux d’argent, le régulateur devrait déterminer des lignes directrices pour des publicités sur les jeux d’argent « responsables » et s’assurer de leur application et en particulier en sanctionner le non-respect des limites imposées de la publicité. Les sujets de préoccupation en ce domaine comprennent notamment, le marketing numérique via les médias sociaux, la publicité trompeuse concernant les paris gratuits, la publicité ciblant les jeunes (mineurs, mais aussi jeunes adultes) par le contenu, le média utilisé ou la plage horaire d’exposition, les offres promotionnelles, les bonus et toute incitation à jouer auprès du public des joueurs problématiques.
Enfin, l’intersection croissante entre le jeu d’argent et d’autres gammes de produits, tels que les jeux sociaux, devrait interroger sur le périmètre de la régulation. Les frontières entre ces domaines de jeu sont poreuses. Le législateur et le régulateur devraient accorder une attention particulière au potentiel de normalisation du jeu chez les jeunes.