juin 2008
Par Jean-Félix Savary
JFS: Pouvez-vous nous décrire la nature de votre travail à Champ-Dollon?
NB: Je rencontre toutes les personnes qui en font la demande. L’aumônerie réunit des aumôniers de l’église catholique et protestante. Comme il y a environ 450 détenus à Champ-Dollon, nous avons affaire à tous les cas possibles et imaginables, même à ceux que l’on ne peut pas soupçonner. Je découvre que l’homme est capable du pire comme du meilleur. Dans ce sens-là, je découvre aussi que la plupart des personnes qui sont en prison ont énormément souffert dans leur enfance, la plupart du temps de violence ou d’abandon, ce qui se traduit par une forme de délinquance, dans des délits ou la toxicomanie. Les gens ont alors recours à des produits, tels les médicaments, la drogue, la domination, l’alcool pour finalement donner le change de soi-même. Les gens ont beaucoup de peine à s’accepter tels qu’ils sont et la plupart du temps, ils ont honte, honte d’eux-mêmes, honte de ce qu’ils ont subi dans leur histoire, plus particulièrement dans leur enfance et qu’ils n’arrivent pas à gommer de leur vie et honte de ce qu’ils ont pu faire aussi. La plupart du temps, ils ne se reconnaissent pas dans les actes qu’ils ont commis. Et sont obligés, pour survivre, de trouver des subterfuges, de prendre la fuite, de se donner une image. Alors les médicaments de même que la drogue, l’alcool peuvent être des moyens d’oublier, de se voiler la face. Après coup, ils se rendent compte que ce ne sont pas des solutions, car cela les atterre encore plus, augmente leur souffrance, ils sont effondrés. Ils souffrent de ce qu’ils ont subi et de ce qu’ils ont pu faire subir à d’autres et ils souffrent de l’image qu’ils ont d’eux-mêmes et de l’image que les gens leur renvoient. Donc, ils se sentent exclus sur toute la ligne, dans tous les domaines et sous tous les aspects.
JFS: Comment ces personnes vivent-elles leur spiritualité?
NB: Personnellement, la spiritualité, je la découvre tout simplement dans le récit de leur vie, sans même en parler. Je ne vais pas la chercher ailleurs. Pour moi, la spiritualité ne tombe pas du ciel, elle s’incarne dans la vie et dans l’histoire des personnes. Quand les gens s’expriment, se révèlent, se racontent, ils peuvent découvrir un autre visage d’eux-mêmes et, à force de se dire, en osant parler de leurs délits, de ce qu’ils ont subi, ils acceptent peu à peu leur situation, ils s’assument et se regardent autrement.
Certaines fois, cela passe par des pleurs, de longs silences et la personne arrive à dire ce qu’elle ressent au plus profond d’elle-même. Je me dis aussi que peu de gens dans la société arrivent à se regarder comme eux-mêmes, à se renvoyer leur propre image, à dire ce qu’ils sont et, à ce moment-là, ils sont à la frontière entre l’acceptation et le rejet et je trouve qu’il y a un grand chemin qui se fait. Et cela pour moi, c’est la spiritualité proprement dite.
JFS: Voyez-vous dans votre pratique une différence entre les personnes qui font un usage compulsif de produits et les autres?
NB: Une chose surprenante: ceux qui recourent aux produits sont plus lucides sur eux-mêmes que les autres. Je peux l’affirmer très haut et très fort. Je suis un peu «spécialisé» dans ce qu’on appelle la révision de vie. J’ai beaucoup travaillé dans des mouvements de jeunes et d’adultes où le but était de partir de sa vie, l’analyser, comprendre ce qui se passe et ce qui a amené à réagir de telle ou telle manière devant tel ou tel événement, et à voir comment, à partir de la réflexion des uns et des autres (cela se fait en petits groupes), j’aurais pu réagir autrement et comment je peux désormais me situer dans telle ou telle situation. On s’enrichit les uns des autres et, avec les personnes dépendantes, cela va beaucoup plus loin. La personne ose se livrer et elle est transparente. Ce qu’elle n’ose pas faire dans la société, elle le fait dans un dialogue interpersonnel où elle se sent en confiance.
JFS: On associe souvent la spiritualité et la consommation de produits à une quête de sens dans une société qui en manquerait. Est-ce que vous voyez des liens à faire?
NB: Là aussi, la plupart du temps, ce sont les gens eux-mêmes qui découvrent que leur vie n’a pas de sens et qu’ils vont dans le mur, une expression qu’ils utilisent souvent. Ou alors c’est l’envie de se suicider et, à force de s’exprimer, ils découvrent qu’un sens peut venir à partir du moment où ils voient clair sur leur histoire. C’est comme si le brouillard tombait, ils sont en train de découvrir un tas d’éléments et de déblayer un peu leur histoire. C’est un long, très long cheminement. Cela ne veut pas dire que les gens s’en sortent tout de suite. Cela fait la neuvième année que je suis à Champ-Dollon et il y a des gens que j’ai vus au début de mon ministère ici qui reviennent encore maintenant. Cela fait neuf ans que je les vois, ils rechutent, les récidives ne manquent pas, mais malgré tout, il y a une spiritualité très, très grande chez eux. Et le sens de Dieu, à mon avis, intervient dans leur réflexion, sans prononcer son nom ni eux ni moi, mais je suis persuadé qu’ils le découvrent. On voit le même problème avec les alcooliques. On est mis devant un vide et on le remplit en recourant à l’alcool, à des médicaments et on voit que cela ne remplit rien mais que cela creuse le vide encore davantage. Alors ils sont amenés par eux-mêmes, par le dialogue, à accepter ce vide et voir quel sens ils peuvent lui donner.
JFS: A vous entendre, on peut presque penser que la consommation de produits fait partie d’un certain parcours spirituel.
NB: Oui, je crois. Au lieu de recourir à la violence, ils recourent aux produits mais le danger, le côté trompeur, c’est qu’en recourant à la drogue, ils tombent dans une violence plus grande et après ils en souffrent d’autant plus. Ce n’est pas le cas pour tous, mais certains tombent dans cette violence et certains recourent à l’héroïne pour trouver un peu de calme, de tranquillité. Après ils se disent: «je ne suis pas moi-même là-dedans» et en deviennent conscients, tout en ne trouvant pas la force de s’en sortir. De ce fait, ils ont besoin de pouvoir se dire beaucoup plus, de pouvoir être regardés, perçus par d’autres et de se dire entre eux, mais sous d’autres formes que celles qu’ils imaginent car, dès qu’ils sortent de prison, ils retrouvent leurs anciens copains et, malgré les fermes résolutions, ils ont très vite fait de rechuter. En même temps, cela leur est difficile de ne pas rechuter car lorsqu’ils sortent, ils se heurtent à beaucoup de difficultés, comme travailler, de par leur renommée qui fait que, même s’ils ont changé leur regard sur eux-mêmes, la société, elle, ne change pas son regard sur eux. Et je comprends que pour des familles, ce n’est pas facile à accepter, car ils rechutent continuellement et c’est difficile de faire confiance.
JFS: Peut-on considérer la spiritualité comme un outil thérapeutique?
NB: Je ne sais pas si la spiritualité est une thérapie. En tout cas je ne me situe ni comme un thérapeute ni comme un psychologue, mais comme un médecin des âmes peut-être et c’est l’âme que j’essaie d’entendre. C’est à l’âme que j’essaie de donner la parole.
Je dirais que si «thérapie» il y a, c’est l’écoute. Que la personne se sente entendue et comprise, et cela non seulement vis-à-vis des personnes dépendantes, mais de chaque personne car, finalement, nous sommes tous dépendants de quelque chose. Personnellement, je reprends toujours ce que la personne dit, une phrase, un mot pour permettre à la personne d’aller plus loin dans son cheminement et de réfléchir et pour voir si la personne se reconnaît dans mes mots et comment elle peut s’expliquer. A partir de ses réflexions, j’essaie de l’amener à aller plus loin, en posant certaines questions, sans me montrer indiscret. C’est là que les gens s’expriment volontiers et vont très loin dans la réflexion, s’ils ne se sentent pas jugés. Je l’entends souvent. A mon avis, même si je ne prononce pas le mot de Dieu, c’est l’attitude que le Christ a adoptée: se mettre à son écoute, permettre à l’autre d’être entendu, d’être reconnu dans sa dignité, même si au début la personne ment. Certaines fois, je ne me pose même pas la question, mais lors de la deuxième ou troisième rencontre, la personne va me dire le contraire de ce qu’elle avait dit et va se ressaisir. Elle va me dire «la dernière fois, je vous ai dit cela mais je n’ai pas osé vous dire la vérité, alors je vais plus loin aujourd’hui». Cela demande beaucoup de patience. Pour que la personne ne se sente pas accusée, mais qu’elle se sente entendue, comprise et mise en communion et en même temps qu’elle sente qu’elle est en face de quelqu’un d’autre qu’elle-même, que cela ne soit pas la fusion.
JFS: Concrètement, comment se passe votre travail? Vous êtes à disposition, mais allez-vous aussi les trouver?
NB: Quand ils arrivent, ils apprennent qu’il y a un aumônier à la prison qui les reçoit ; ils en entendent parler par d’autres ou par des petits fascicules qui leur présentent les différents services existants. La plupart du temps, ils pren-
nent contact parce qu’ils ont besoin de parler. Il y a une souffrance énorme et ils veulent trouver quelqu’un à qui se confier. Ils disent bien «on va chez le médecin, le psychiatre ou le psychologue, pour déceler une maladie, pour savoir ce qui se passe dans notre cerveau. Tandis que si on vient chez vous, c’est pour se dire tout simplement.» Pour parler franchement tout naturellement, pour pouvoir se confier. Ils ne viennent pas chercher des solutions, ni une image d’eux-mêmes, mais en même temps, au plus profond d’eux-mêmes, ils cherchent à être reconnus dans leur dignité parce qu’ils l’ont perdue. C’est la relation qui compte, une relation de confiance, de dialogue, d’écoute.
JFS: Comment se transforme cette relation, notamment lors des sorties de prison?
NB: Avec les gens qui sont dépendants, il y a une expérience à la fois douloureuse et compréhensible. Ce sont les premiers qui demandent à revenir me voir pour connaître l’association pour laquelle je travaille «Vivre sans barreaux», où on essaie de permettre à chaque personne de se regarder et regarder les autres sans s’enfermer dans sa propre prison, sans enfermer les autres derrière des barreaux. Mais quand ils sortent, le plus souvent ils ne me font plus signe. Ou alors ils donnent des rendez-vous et ne viennent pas. Et quand ils s’expliquent ou reviennent, c’est de nouveau la honte. «Voilà. A Champ-Dollon, quand je réfléchissais, j’étais décidé à ne plus retomber et je suis dehors et j’ai chuté.» Et cela leur est beaucoup plus dur de rencontrer quelqu’un, même la personne à qui ils se sont confiés, à l’extérieur quand ils sont retombés, quand ils ne se sentent pas sûrs et se disent «Voilà, j’ai retrouvé les mêmes relations qu’avant et je me retrouve tel que j’étais avant de rentrer à la prison la dernière fois. Et dans un état pire.» Mais, chaque fois qu’ils reviennent, je perçois, même si elle souvent mince, une évolution.
JFS: Quelle est la place de la consommation et des produits dans les échanges que vous avez?
NB: Je pense que les produits occupent une place secondaire. Ce dont ils ont besoin de parler, c’est d’une autre forme de dépendance: de ce qu’ils ont pu subir, de ce dont ils souffrent et, la plupart du temps, ils ne veulent pas en rendre les autres responsables. Au contraire, ils se culpabilisent. Si quelqu’un a été battu, par exemple, par son père, cette personne ne va pas l’accuser. Elle va dire «si mon père m’a battu, c’est que je le méritais». Il y a toujours cette tendance à excuser l’autre, à culpabiliser et la drogue arrive comme un substitut, c’est presque secondaire et on parle en dernier. C’est très, très rare qu’ils parlent de dépendance et de produits lors des premières rencontres. C’est toujours leur histoire de vie qui apparaît d’abord. Les gens qui ont recours à des produits sont fragiles psychologiquement. Leur psychologie les y amène.
JFS: Quand on voit l’importance de ces questions en milieu carcéral, que pensez-vous de la présence ou de l’absence de l’Eglise ou de la spiritualité dans le dispositif de soins?
NB: Il faudrait peut-être que les gens puissent recourir à des personnes qui pourraient les rencontrer, les écouter, les aider. Il ne faudrait cependant pas que cela soit imposé mais mis à leur disposition. Peut-être qu’au départ, cela suppose une rencontre, ou simplement une présentation soit de la part des aumôniers, soit d’une autre personne. Peut-être que l’Eglise fait peur. C’est une institution avec laquelle on n’a pas toujours envie d’être associé.
Pour résumer tout cela, je peux me référer à une rencontre avec un gars qui me dit : «J’ai vu le psychologue, il m’a posé différentes questions. Je ne voyais pas trop ce que je devais répondre, mais finalement il faut que je puisse parler.» Alors le psychologue lui demande: «Mais d’où viennent ces angoisses? Qu’est-ce qui se passe?» Et il me dit: «Où est-ce que je vais aller chercher ça? Je n’ose pas regarder ma vie, car je ne veux pas voir la réalité. La réalité me fait souffrir.» Je lui demande en quoi consiste la réalité, en quoi elle lui fait peur. Il me dit : «Mais la réalité, d’abord, c’est des angoisses, je suis plein d’angoisses et j’ai honte de ce que j’ai fait, de ma vie, de toute mon histoire. Comment je peux m’accepter avec toute cette honte? Mes copains, les autres, mes parents, quelle idée ont-ils de moi? Mes parents en souffrent, alors qu’est-ce que je peux faire? Alors je me dis, de deux choses l’une: ou bien tu meurs ou tu continues de vivre. Moi je veux vivre, je suis décidé à vivre.» Je lui réponds alors: «C’est déjà très beau que tu veuilles continuer à vivre, et comment tu t’expliques cela?» «Je ne sais pas, mais il y a quelque chose en moi qui me dit, …même si cela fait déjà 15 ans que je suis là-dedans, je veux vivre.» Il n’a pas utilisé le mot «confiance». Mais: «Je crois que j’ai la capacité, je dois pouvoir le faire. Je dois pouvoir continuer à vivre.» Là-dessus, je n’ai pas pu m’empêcher de parler de Dieu. Je lui ai dit: «Il y a une grande spiritualité dans ce que tu dis. Quel est cet esprit qui te dit que tu peux continuer à vivre, que tu ne veux pas mourir, que tu dois accepter ta réalité? Cela veut dire qu’il y a quelqu’un en toi qui t’aide à t’accepter avec ta réalité, à t’aimer; qui te fait comprendre qu’il y a de la grandeur, que tu es aimé et digne d’être aimé et que tu peux aller de l’avant, et c’est un esprit qui te parle. Pour moi, j’y vois un peu l’esprit de Dieu et tu es ouvert, accueillant, disponible à cet esprit.»
JFS: merci