juin 2008
Ilario Rossi et François Kaech, anthropologues, Université de Lausanne
Toute société met en œuvre, de manière proactive ou réactive, des mécanismes culturels par lesquels l’ensemble ou une partie de ses membres trouvent les moyens de dépasser les limites prosaïques de leur existence habituelle. Au-delà des clichés folkloriques, l’absorption de psychotropes, attestée partout dans le monde sous des formes aussi nombreuses que variées, se présente comme une des démarches les plus manifestes de cette quête, parfois obsessionnelle, du dépassement de l’ordinaire.
Expérience éminemment subjective, l’état psychotrope dévoile également des dynamiques culturelles fort révélatrices. La recherche ponctuelle ou continue d’un ailleurs se présente pour l’individu comme un besoin de transcender sa condition humaine. Cette transition ne peut cependant se comprendre si on l’interprète comme une action isolée; elle constitue au contraire un espace sémantique susceptible d’informer sur les logiques qui encadrent sa production culturelle. Il faut ainsi envisager une approche à la question qui puisse englober aussi bien les implications singulières que les déterminations sociales. Le point commun de cette dialectique se construit autour de la ligne de démarcation, entre un état ordinaire et un état modifié, qui sépare deux langages et deux expériences spécifiques du corps.
Dans l’étude de ces variations corporelles, la notion de limite doit donc retenir toute notre attention. En effet, l’évidence selon laquelle toute utilisation de psychotrope altère les équilibres psychiques et somatiques montre la fragilité d’une interprétation qui se voudrait trop empirique et générale. De fait, à l’incroyable variété des plantes et des produits classés comme psychoactifs par les discours pharmacologiques et médicaux, correspondent des spécificités botaniques et biochimiques particulières engendrant des effets différenciés des perceptions, cognitions et émotions habituelles; à cette diversité s’ajoute la multiplicité des utilisations finalisées que chaque logique humaine et culturelle met en œuvre.
Dans leurs expressions «exotiques» – notamment amérindiennes, asiatiques, africaines – nous ne pouvons donc pas parler de façon réductrice d’intoxication ou abus de substance sans prendre en compte le cadre des mythologies et des croyances; l’opérateur psychotrope fait intrinsèquement partie d’un moment d’appropriation culturelle, traditionnellement accréditée et intégrée dans la totalité de la sphère sociale. L’apparent désordre corporel qu’il engendre est en effet interprété non comme une déformation de la réalité, mais plutôt comme le lieu d’un type particulier d’ordre: ici l’existence se régénère et mène, dans l’effervescence extatique de l’expérience, à l’explosion de ses propres tabernacles.
Dans les sociétés amérindiennes, l’interaction entre les êtres humains et les plantes psychotropes a donné lieu à de véritables mécanismes sociaux de connaissance; les données botaniques et ethnographiques répertorient plus de cent végétaux utilisés dans un cadre religieux (Shultes, Hofmann, 1993). De même, le chamanisme amérindien n’est pas homogène: phénomène pluriel, il s’exprime à travers des contextes écologiques et ethniques différents, tant au sud qu’au nord de l’Amérique, et se distingue aussi bien par ses qualités locales intrinsèques, que par ses réactions face aux vicissitudes socio-politiques des pays dans lesquels il s’inscrit. Au nombre de ces cultures figurent les Huichol de la Sierra Madre Occidentale au Mexique. Cette culture est un phénomène globalisant, à la fois le produit d’une vision particulière du monde et le producteur permanent d’un vécu dans le monde. Il possède ainsi une rationalité propre, dont les caractéristiques dominantes sont une conception dualiste du monde et de la personne – associant le monde des humains à son miroir ancestral et divin, le monde autre, 1 –, la reconnaissance d’une continuité entre la vie et la mort et une capacité à régulariser les équilibres sociaux, corporels, écologiques et climatiques. La spécificité de cette culture tient à que la langue vernaculaire, appelée tewi niuquiiyàari (la parole des ancêtres qui donne du cœur) s’inscrit dans un langage culturel et rituel, le yeiyàari (le chemin du cœur), qui permet aux Huichol d’agir dans le monde grâce au corps, le vay iyàari (la chair qui a du cœur). C’est par la mise en perspective de ces trois niveaux que les Huichol relient en permanence les réseaux de significations «profanes» et «sacrés», au moyen d’offrandes et de sacrifices qu’ils font circuler constamment dans l’espace et le temps. Ces savoirs et ces pratiques se caractérisent donc par une véritable éthique individuelle et collective qui fait de l’absorption d’un petit cactus, le jicuri (peyotl, ou Lophohora Williamsii selon la terminologie botanique) une conduite d’intention ritualisée par le collectif.
Cette épreuve, aux yeux des autochtones, ne constitue pas un devoir ou une obligation. Chacun est libre de s’y soumettre ou non, en fonction de motivations par ailleurs très variables: initiation chamanique, soins thérapeutiques, démarches propitiatoires, etc. En cela, les prescriptions culturelles de l’absorption respectent les particularités individuelles face à l’expérience. D’autant plus que, loin d’être une action isolée, l’absorption du jicuri constitue un espace sémantique révélateur d’un usage culturel du corps. Pour cela différentes techniques sont alors envisagées: invocations, chants, veilles, jeûnes, marches, purifications, rêves, abstinence sexuelle, abnégation personnelle, solitude, épreuves initiatiques, Mais la plus importante de ces métamorphoses reste le rapport avec «l’empreinte des dieux» qui permet une transmutation du corps, finalisée quant à elle à rendre intelligible l’unité entre le sensoriel, l’émotif et l’organique, en révélant ainsi la simultanéité entre événements métaboliques et psychologiques et l’indissociabilité de l’être de son corps.
Dans cette perspective, les dynamiques de l’ivresse permettent le passage empirique d’une condition humaine à une condition mythique. Selon ce point de vue, le corps n’appartient pas au monde en tant que partie, mais s’affirme plutôt comme la partie qui tient lieu de tout. Cette fusion est rendue possible par le chamanisme, qui pousse l’individu à ouvrir son corps à la symbolique sociale, à se l’approprier. La pratique corporelle la plus révélatrice de cette symbolique induite, se rattache justement à l’ivresse mescalinique.
Parallèlement, le chamanisme est devenu un objet de prédilection, voire de dévotion, et bénéficie d’une attention soutenue, bien que superficielle, de la part du grand public. Désormais pris dans un processus de vulgarisation et de réduction médiatique, il ne cesse de stimuler l’imaginaire occidental, dévoilant les nombreuses contradictions dont est porteuse la modernité. Il en est ainsi venu à s’imposer dans le champ de nos références au point d’en être saturé et galvaudé, signe de sa profonde ambivalence.
En témoigne, l’usage nouveau et de plus en plus fréquent de substances végétales psychotropes, tel que le peyotl, par des Occidentaux, lors de «sessions chamaniques». Organisées aux Etats-Unis, en Europe et notamment en Suisse, celles-ci sont animées soit par des Occidentaux «initiés» à certaines pratiques chamaniques soit par des chamans nord-américains et sud-américains invités à venir dispenser leurs savoirs, sous la forme d’enseignements synthétiques et plus ou moins ajustés.
Bien que faisant référence au chamanisme et à ses pratiques, les manifestations sociales de ce phénomène apparaissent surtout marquées par les différences qu’elles présentent avec les savoirs et les conceptions indigènes. Ainsi, ces activités semblent davantage influencées par le contexte social dont elles sont issues que par son modèle d’inspiration. Il peut alors s’apparenter au mouvement New Age, en partageant bon nombre de ses valeurs et de ses conceptions caractéristiques (holisme, écologisme, individualisme, pacifisme, communications avec des autres niveaux de réalité dans un but thérapeutique et de développement du potentiel humain).
Aujourd’hui, ces usages contemporains et occidentaux de substances végétales psychotropes sont encore principalement appréhendés et analysés à partir de caractéristiques négatives par les spécialistes qui étudient les formes de chamanisme. Il est alors souvent question d’un phénomène de marchandisation des savoirs chamaniques, caractérisé par un syncrétisme fortement simplificateur, voire d’une forme de néo-colonialisme qualifiée de «tourisme mystique». Si cette exploitation commerciale constitue une dimension importante du phénomène et met en évidence les ambivalences et les contradictions des rapports entretenus par les sociétés occidentales avec ses altérités culturelles, on ne peut toutefois réduire sa compréhension à cette unique expression.
Si, dans le chamanisme huichol, le recours au peyotl répond à une demande collective et s’intègre comme pratique dans des structures culturelles préalables, pour le sujet occidental, l’usage obéit essentiellement à des attentes individuelles. Dans le premier cas, l’expérience, balisée par la mythologie, se donne à lire a priori, alors que dans le second, le sens accordé à l’épreuve impose une relecture et une réinterprétation du vécu a posteriori (Rossi, 1997).
Ainsi appréhendé et reformulé de manière individualiste et personnalisée, un tel usage du peyotl se réduit souvent à sa dimension technique qui permet d’accéder à des «états de conscience modifiée» dans un but thérapeutique et/ou spirituel. En postulant l’existence d’une réalité sacrée ontologiquement transcendante qui se dévoilerait à travers l’expérience extatique directe, le chaman est envisagé comme un «technicien du sacré» et sa pratique comme une quête spirituelle, accessible par un apprentissage expérimental (Eliade, 1968).
Comme nous l’avons vu, le peyotl, par ses effets, permet d’éprouver différemment le rapport au monde, à soi-même et aux autres. Outrepassant les limites de la condition ordinaire, l’expérience occidentale se donne à lire comme une épreuve personnelle. Ainsi, les expériences vécues par les pratiquants comme un processus de mort-renaissance peuvent être qualifiées de liminales. Elles nourrissent une mise en récit de soi à travers un mythe personnel et ritualisent l’entrée dans un cheminement spirituel. La personne devient seule juge de la nature et de la qualité de l’expérience qu’elle vit et de la résonance qu’elle aura sur son existence.
Les participants cherchent alors à relier leur propre destinée aux lois et au sens de l’univers afin de retrouver une place au sein du tout cosmique. Si les pratiquants parlent d’initiation pour décrire leurs vécus et leurs investissements dans ce type de pratiques, il semble qu’il soit plutôt question d’une rencontre avec soi-même et le monde, à travers l’expérimentation d’un vécu corporel différent aux tonalités émotionnelles et affectives intenses, voire fusionnelles. Parler de substance «enthéogène», qui signifie «la libération ou l’expression d’un sentiment divin à l’intérieur de soi» prend alors tout son sens.
La consommation occidentale s’apparente donc plutôt à une expérience auto-référencée de création de sens, de «fabrication intime du sacré» (Le Breton, 1991). Face à ce manque de médiations symboliques, le sujet s’approprie seul son «voyage» avec des «contenants de pensée» qu’il aura lui-même choisis ou qui s’imposent à lui (Escande, 2001). Ceci est illustré par le vocabulaire employé par les pratiquants pour interpréter leur vécu: il n’est pas emprunté aux représentations huichol, mais aux traditions thérapeutiques asiatiques et leurs conceptions énergétiques. Ces conceptions de flux d’énergies, d’harmonisation des équilibres cosmiques, de la maladie pensée comme perturbation de ces flux, sont particulièrement présentes dans le contexte actuel de pluralisme médical de notre société. L’usage de plantes comme le peyotl devient alors sous sa forme «occidentalisée», une voie spirituelle non dogmatique qui permet de réunifier le corps et l’esprit, le thérapeutique et le spirituel, en marge de la biomédecine et du religieux institués et légitimés socialement. En définitive, cette forme d’appropriation adaptée à un public occidental dévoile et réactualise son contexte de production à travers ses valeurs et ses repères.
A ce titre rappelons que l’individu des sociétés occidentales contemporaines est de plus en plus laissé à sa propre initiative pour guider ses choix et faire face aux infortunes de la vie quotidienne (maladie, accident, solitude, difficultés professionnelles, séparations affectives, deuils, mort). Devenu ««incertain» (Ehrenberg, 1995), l’individu est condamné à un incessant – et toujours inachevé – travail de construction de sens et d’identité. Dès lors, il tente de combler les carences du symbolique par des emprunts à d’autres tissus culturels ou par la création de nouvelles références. En ce sens, le corps est devenu l’objet de préoccupations soutenues dans une visée d’autonomie, accompagnée d’un besoin impérieux de singularité. Ce besoin intègre également une quête plus large de bien-être, de «développement personnel», voire d’épanouissement spirituel.