juin 2008
Jean-Dominique Michel, socio-anthropologue et thérapete, Genève
La démarche thérapeutique occidentale a cherché depuis quelques siècles à éliminer ou restreindre autant que faire se peut le champ de la croyance dans les processus de soins. Dans ce découpage hérité de Descartes selon lequel le raisonnement logique et l’imaginaire s’opposent (le second menaçant le bon déploiement du premier), tout ce qui relève de la foi, de l’imaginaire ou du symbolique doit être évacué ou du moins contenu.
Or nous possédons en nous, comme entrelacés, deux grands systèmes d’appréhension du réel. Le premier est de nature objectivante, et cherche, précisément, à décrypter les signes du vivant d’une manière univoque. Devant un tableau de symptômes, un médecin cherchera le syndrome qui organisera de manière cohérente les signes rencontrés et livrera la réalité de la pathologie. De même, un chasseur d’une société simple, décryptant une empreinte animale au sol, cherchera à en dégager une interprétation apte à le renseigner efficacement sur ce qu’il cherche.
Le second grand système est de nature symbolique. Nous sortons ici d’une logique de «signe à plat», dans lequel le signifiant (symptôme ou empreinte) renvoie à un seul signifié (maladie ou animal), pour entrer dans un univers de la multiplicité du sens, ce que les spécialistes appellent la polysémie ou encore le «double impérialisme du signifiant et du signifié». Sous ce jargon un peu barbare se loge cette caractéristique singulière du symbole, qui est de renvoyer à une multitude de sens possibles. L’image d’un vieillard, par exemple, peut signifier aussi bien la sagesse que l’expérience, le temps, la mémoire, la décrépitude, la lenteur ou l’oubli… Et un signifié (comme ici la sagesse) peut à son tour être représenté par une multiplicité de symboles (le vieillard, la chouette, la tortue, le livre, le ciel, le bouddha…)
La conséquence de cet état de fait est que le langage symbolique est un langage des multiples, de l’inarrêté et de l’incertain (puisque le sens peut toujours s’échapper plus loin) mais aussi celui d’une multi-dimensionnalité plus en phase souvent avec la complexité des processus du vivant.
A une époque lointaine où je pratiquais le théâtre, je m’étais amusé à explorer très en détail le système symbolique de l’astrologie. Je n’avais pas trouvé de confirmation de la validité objective de cette discipline. Une étude tout au long d’une année des transits planétaires, jour après jour, ne m’avait pas convaincu que les événements de ma vie puissent être en lien avec les mouvements des astres. En revanche, je me suis vite rendu compte à quel point ce langage symbolique pouvait être efficace et précis pour communiquer des réalités complexes relevant de l’humain.
A supposer que les comédiens maîtrisent eux aussi ce langage, une simple phrase comme «là, tu joues ce passage avec Mercure en Lion, essaye avec Mercure en Taureau» pouvait en quelques mots signifier un «paquet» de sens qu’il aurait fallu de multiples phrases pour pouvoir exprimer en français. Et autant le sens aurait été clair, autant il aurait été également sans limites dans les développements possibles. Une Vénus en Taureau ne s’épuise pas en trois phrases mais peut se développer aussi bien en trois phrases qu’en trois pages, trois chapitres ou trois livres…
Ces deux systèmes, objectivant et symbolique, coexistent inévitablement dans nos consciences individuelles et collectives, car elles sont consubstantielles à notre fonctionnement psychique. Le chasseur décrypte certes dans une logique univoque l’empreinte laissée au sol mais la relation qu’il entretient avec l’animal et la place que celui-ci occupe dans son système de sens est multiple. La rencontre avec la trace, un matin de brume, s’insère donc automatiquement dans un univers de ramifications symboliques. Et le soignant, face à son patient, porte aussi toute la charge de son histoire personnelle, de ses résonances inconscientes, du sens qu’il investit dans sa pratique, de cette «épaisseur» qui vient se superposer à son travail clinique d’interprétation du signe.
La démarche cartésienne s’est avérée très tyrannique en ce qu’elle a cherché à écarter une dimension naturelle, inévitable et incontournable de notre fonctionnement mental. La simultanéité de ces deux dimensions est une réalité féconde, dynamique, qu’il faut au contraire s’approprier pour pouvoir la maîtriser. Prétendre évacuer l’imaginaire, c’est paradoxalement tomber dans la religiosité et le dogme, dans une forme de totalitarisme intellectuel. Nous connaissons tous des cartésiens fanatiques qui, au motif d’une certaine idéologie de la connaissance, sont d’une surdité tonitruante au réel… Et les grands esprits de la démarche scientifique n’ont cessé d’indiquer à quel point l’imaginaire était un moteur dans leurs explorations!
Le domaine de la santé n’échappe pas à cette dialectique incontournable que ces deux registres ont entretenus depuis la nuit des temps. On a beaucoup débattu pour savoir si la médecine était une science ou un art, alors qu’elle est inévitablement les deux. Elle s’est appliquée à décrire les phénomènes pathologiques de sorte à les rendre repérables dans une logique de décodage de signes. Mais le processus de l’exploration et de la découverte étant de nature relationnelle et verbale, le moment de la clinique est aussi un moment éminemment symbolique.
Tout un courant actuel de la recherche autour des pratiques médicales a cherché à mieux cerner les enjeux et les processus impliqués dans ce moment. Sous le terme de «Médecine narrative», il tente d’appréhender la consultation et la construction du diagnostic comme un processus narratif. En fait, l’idée est assez évidente: la consultation voit la rencontre de deux ordres de narration: la narration souffrante d’une part, insérée dans l’histoire de vie du patient, avec la description qu’il donne de ses symptômes et de sa souffrance. Et la narration médicale de l’autre, qui est plutôt un répertoire de narrations. Dans celles-ci figurent évidemment ce que le médecin a retenu des descriptions des pathologies figurant dans la littérature médicale. Mais aussi le vaste répertoire d’expériences cliniques qu’il a vécues et dans lesquelles il va puiser des analogies, des ressemblances, dans un processus qui est au moins aussi intuitif que déductif. Les spécialistes de la médecine narrative considèrent ainsi que l’art médical s’apparente beaucoup plus à celui de l’interprétation des textes qu’à celui de la démarche scientifique telle que pratiquée dans l’univers des sciences dures.
Le moment de la consultation est donc celui de la rencontre de deux narrations. Souvent, le patient est quelque peu désemparé dans sa narration souffrante et une grande part de sa demande consiste à ce qu’on l’aide à construire du sens à ce qui lui arrive. Le déni caractéristique des états d’addiction, par exemple, conduit ceux qui en souffrent à développer une perception distordue de leur propre réalité. Et l’on sait combien il est important, dans ces cas-là, de déjà commencer à apporter de l’information factuelle sur la réalité de ces processus. Mettre un nom sur une souffrance et l’expliciter est un pas très important pour que le patient puisse s’approprier son histoire de maladie et entreprendre de la faire évoluer.
Face à cette demande, le soignant puise dans son répertoire de narrations techniques pour trouver celle qui va pouvoir correspondre à ce qu’il entend et qu’il va pouvoir proposer en retour à son patient. Ce processus, à nouveau, est d’ordre interprétatif et contient donc une importante dimension symbolique. Le patient pourra réagir à cette «proposition narrative» soit en l’acceptant, ce qui permettra de passer ensuite à la recherche d’une narration thérapeutique, soit en la rejetant. Il y a là un enjeu bien connu des praticiens: la narration diagnostique peut être juste et le patient la rejeter, tout comme le diagnostic peut être erroné et le patient y adhérer!
On a ainsi longtemps considéré que le patient devait nécessairement adhérer à son diagnostic pour pouvoir commencer à se rétablir. On a notamment vu cela dans le domaine de la santé mentale, où on tenait par exemple que tant qu’une personne n’admettait pas son alcoolisme ou sa schizophrénie, elle se mettait automatiquement en échec. Les recherches sur le rétablissement sont plus nuancées. Il va de soi que l’admission d’un état d’alcoolisme ou de psychose est en soi favorable au processus de rétablissement. Mais l’on a vu aussi de nombreux patients se construire «contre» la narration médicale.
Certaines personnes schizophrènes contestent fermement l’existence de la schizophrénie comme catégorie pathologique. Mais ils peuvent admettre avoir vécu des épisodes de délire ou d’hallucinations «sans que cela fasse d’eux des schizophrènes». Des personnes alcooliques peuvent admettre avoir eu de sérieux problèmes d’alcool sans accepter l’étiquette d’alcooliques. La reconnaissance de la difficulté, même inscrite dans le rejet de la narration médicale, peut tout à fait suffire.
Chaque école de pensée, chaque discipline thérapeutique fonctionne au moins partiellement dans le registre de la foi. Après tout, si l’on n’a pas foi dans ce que l’on fait et dans ce que l’on met en œuvre, si l’on n’est pas convaincu de la validité et de l’efficacité de sa méthode, on n’agit pas. Chaque groupe humain se singularisant par la montée en épingle de ses valeurs et pratiques au détriment de celles des autres, les innombrables querelles de chapelle dans l’univers des soins sont banalement naturelles.
Dans une vision plus large, deux impératifs existent: celui tout d’abord d’une évaluation de l’efficacité des différents modèles/approches/méthodes (même si l’on sait combien difficile est cette ambition). L’objectivation, dans une logique ouverte, répond au besoin d’efficience, mais aussi à celui de mieux comprendre les indications de telle ou telle approche. Le second impératif est quant à lui celui du respect d’une pluralité de l’offre de soins qui tienne compte de la réalité des besoins et notamment de la variabilité de la réponse individuelle aux différents modèles thérapeutiques.
La démarche biomédicale par exemple cherche à arrêter des protocoles les plus efficaces possibles, sur la base de logiques statistiques. Celles-ci révèlent que les «best practices» ne s’adressent jamais qu’à un segment certes majoritaire mais jamais intégral de la population concernée. C’est donc un impératif éthique qu’existent conjointement aux méthodes de soins les plus convaincantes des offres plus secondaires, voire marginales, mais qui puissent répondre aux besoins des personnes qui ne répondent pas favorablement ou ne souhaitent pas recourir aux premières.
Cette plasticité de la rencontre patient/modèle à travers les dispositifs et les personnes qui les mettent en œuvre sont un élément saillant que révèle l’observation des trajectoires des personnes concernées. Nous savons tous que deux personnes peuvent réagir très différemment à une offre de soins particulière. Là où l’un pourra tirer profit d’une approche très médicalisée, une démarche socio-éducative conviendra mieux à un autre. Même dans le cours d’une seule histoire de vie, une personne pourra avoir besoin de ressources différentes à des moments différents de son parcours. La nécessité de préserver une certaine diversité de l’offre de soins s’impose si l’on veut rester dans une logique de réponse aux besoins.
Au premier impératif de rationalité et de validation vient donc s’ajouter un impératif de relativisation des approches. Certes, toute discipline tend à se considérer comme plus nécessaire que les autres parce que mieux ancrée dans la réalité, quoi que ce terme recouvre. Pour un éducateur, les processus d’appropriation de compétences et de redéfinition du projet de vie sont plus essentiels et donc «réels» que les compensations neurobiologiques apportées par des traitements médicamenteux. Pour un médecin prescripteur étriqué, seule la biologie et la chimie sont réelles. Certes, l’époque est propice à des métissages de conviction et de positions moins caricaturales que celles-ci. Il n’en reste pas moins. Nous sommes ici dans un nouveau paradoxe qui est que pour déployer toute son efficacité, un modèle doit assumer une énonciation forte, fût-elle au détriment d’une certaine vérité.
D’aucuns se sont ainsi fait un malin plaisir ces derniers temps de contester le «dogme» hérité des Alcooliques Anonymes selon lequel «alcoolique un jour alcoolique toujours» et que le boire contrôlé est impossible pour les alcooliques. Cette contestation est bienvenue, parce qu’elle remet en cause l’absolu d’un certain modèle. Mais il importe conjointement de ne pas perdre de vue que si le modèle des AA est largement efficace, c’est précisément du fait de la force de l’énoncé qu’il propose et de la simplification qu’il permet. Cela tombe sous le sens de comprendre comment une personne qui toute sa vie s’est battue pour contrôler sans succès sa consommation peut tirer profit d’une narration simple lui disant: «Laisse tomber ce combat, admets ton impuissance, applique quelques recettes simples, viens en réunion avec nous et adopte un nouveau mode de vie qui t’amène à une forme de sérénité.»
Que les axiomes de cette démarche soient plus ou moins vrais est finalement secondaire, d’autant plus que toute vérité en la matière est relative. A une autre personne pourra mieux convenir un accompagnement vers une possible modération de sa consommation, mais la question de qui tirera profit de quoi reste pour l’instant inscrit dans le mystère des choses et ne se révèle la plupart du temps qu’a posteriori.
Nous avons vu comment, de la rencontre entre la narration souffrante et la narration soignante pouvait, parfois, émerger une construction de sens pour le patient qui ouvre la porte à un réaménagement de ses perspectives de vie. Patient et soignant peuvent alors entrer dans la co-construction d’une narration de rétablissement ou de guérison. Ayant apporté des éléments permettant d’expliciter certaines zones d’ombre du vécu des personnes concernées, le soignant apporte alors une proposition thérapeutique, c’est-à-dire un récit de ce qu’il convient de mettre en œuvre pour pouvoir évoluer hors du vécu de la pathologie. Cette perspective peut selon les cas être modeste (proposer un aménagement de la situation de maladie) ou ambitieuse (viser à mettre durablement fin au problème). Là encore, … nous nous trouvons dans un processus du croisement, de fécondation de deux narrations, celle du soignant qui énonce une certaine marche à suivre, et celle du patient qui dessine les contours de son espérance et de la représentation qu’il peut se faire de sa vie souhaitée.
A la dimension technique des processus thérapeutiques se superpose donc toujours dans la réalité, une autre dimension, symbolique, narrative et sensible, touchant au sens de la réalité vécue et des devenirs possibles. Le processus ici est éminemment spirituel, indépendamment du modèle ou du cadre dans lequel il s’inscrit. On pourrait dire que … tout soignant agit toujours au moins implicitement dans un registre spirituel puisque son rôle est de proposer et de chercher à inspirer une dynamique d’évolution et de guérison. Au visage du technicien ou praticien, moderne et laïque, s’ajoute donc nécessairement un archétype plus ancien, plus fondamental, qui est celui du guérisseur, du sorcier, du prêtre, de l’agent de la foi. Enoncer cette réalité ne dénigre en rien la rigueur objectivant du praticien, elle l’approfondit d’une dimension incontournable où se jouent les enjeux fondamentaux du processus thérapeutique.
La récupération par la médecine (ou d’autres formes thérapeutiques) de certains oripeaux ou certains insignes du sacré (comme le blanc druidique) est une évidence qui s’énonce à demi-mots. La force magique de l’écrit (l’ordonnance) que certains porteront sur eux comme une formule de guérison en est une autre. Ces caractéristiques sont toujours effectivement à moitié formulées et elles doivent, dans notre société désacralisée, garder un peu de ce clair-obscur pour continuer d’agir dans leur expressivité subliminale. D’autres cultures invoquent les réalités sacrées de manière beaucoup plus frontales, les rituels que j’ai étudiés lors d’un long terrain de recherche aux Philippines en sont un exemple saisissant. En observant bien, on y voit cependant émerger un singulier renversement de sens: lors de leurs fameuses pratiques de soins, les guérisseurs spirites font appel aux deux grands insignes de la médecine moderne puisque, à mains nues, sans aucun moyen technique, ils mettent en scène des «opérations» et des «injections» spirituelles. Le sacré convoque donc là-bas le technique dans ce qu’il a de prestigieux et de puissant, tout comme le technique, chez nous, renvoie inévitablement, même à demi-mots, au sacré.
Un thérapeute, qu’il soit chamane, psychothérapeute, éducateur ou médecin, est donc avant tout un maître du changement, qui met en avant certaines croyances pour aider l’autre. Et la foi (celle qu’il a en lui-même et en sa méthode, celle que son patient peut avoir en lui) est une dimension simplement incontournable de toute pratique de santé.