juin 2008
Jacques Besson (DP-CHUV, Lausanne)
Il faut essayer de se représenter les premiers humains accéder à la conscience réflexive pour imaginer à quel point ils ont dû se sentir démunis face à l’immensité de l’Univers et à leur finitude. Déjà en 400’000 avant J-C. les premiers rituels funéraires avaient lieu comme en attestent des alignements de crânes non aléatoires en Chine. Les premières religions sont aussi anciennes que l’humain et leurs prêtres étaient aussi médecins: les shamans, passeurs de mondes, utilisaient les drogues pour accéder aux dieux. Nous en avons une trace aujourd’hui dans les populations natives encore observables; la vie quotidienne et tous ses gestes sont religieux et l’homme communique avec les esprits.
On peut faire naître la science et la médecine modernes au temps de l’Antiquité grecque, notamment avec Hippocrate et ses descriptions des maladies auxquelles il donne des explications rationnelles. Cette vision ne changera pas jusqu’à actuellement et aura traversé cahin-caha le Moyen-Age, contribuant à une séparation des corps et de l’esprit, jusqu’au siècle des Lumières, confirmant le rationalisme, aboutissant au matérialisme scientifique prédominant aujourd’hui.
La maladie mentale, réprimée longtemps entre procès en sorcellerie et incarcération, ne sera reconnue comme telle que depuis la Révolution française où elle bénéficiera de la naissance des Droits de l’Homme et des premiers asiles. Les premières nosologies fondées sur une psychopathologie apparaissent au XIXe siècle et sont proches de modèles neuropsychiatriques. L’angoisse, à la même époque, est encore étudiée par les philosophes et même de manière approfondie (S. Kierkegaard). La spiritualité quant à elle se laisse deviner derrière l’engouement généralisé en Europe pour le spiritisme. Freud n’y échappera pas et venait consulter les médiums à Genève chez son ami Flournoy.
C’est la naissance de la psychanalyse qui mettra l’angoisse au centre de la première théorie scientifique de l’esprit, encore toute empreinte de positivisme scientifique. On connaît les thèses de Freud sur la religion: névrose obsessionnelle de l’humanité, stade infantile de développement de l’humain, les religions devront s’incliner devant la Science.
Pourtant, à travers C. G. Jung, Oskar Pfister, un pasteur zurichois, interpellera Freud systématiquement sur ses a priori. Entre 1909 et 1939 ils échangeront 256 lettres dans lesquelles le débat entre psychanalyse et religion sera fondé. Le ton est libre, les échanges sont vifs, Pfister voit en Freud la solution pour épurer la vraie foi de ses scories névrotiques. Freud quant à lui est content de voir un relais pour la psychanalyse dans le bastion zurichois, surtout depuis la rupture avec Jung en 1912. Car la religion constitue un enjeu de taille pour le mouvement psychanalytique, Freud lui-même produisant essentiellement ses monographies sur ce sujet, de «Totem et Tabou» jusqu’à «Moïse et le monothéisme» en 1936, en passant par «La Question de l’Analyse profane» et «Malaise dans la Civilisation». Par ailleurs, Freud ne théorisera jamais sur les addictions en tant que telles, certains auteurs y voyant une tache aveugle liée à l’usage personnel de Freud du cigare et de la cocaïne, tel que rapportés par ses biographes. Ainsi, religion et addiction se retrouvent côte à côte dans les difficultés conceptuelles de la psychanalyse naissante.
Un des mérites de Pfister est d’avoir posé la question de la responsabilité sociale de la psychanalyse. Il en découlera ultérieurement la réflexion sur la psychiatrie sociale et la sectorisation, pour élargir l’accès de la population générale aux soins psychiques. Aujourd’hui il s’agit des programmes de psychiatrie communautaire qui appuient la politique de santé mentale incluant les addictions.
Quant à l’angoisse, elle est maintenant au centre du développement des neurosciences cliniques, autour des travaux sur la neurobiologie de l’amygdale «noyau de la peur» mise en valeur par des travaux d’imagerie cérébrale fonctionnelle. Ainsi l’angoisse constitue un fil rouge pour suivre la réflexion sur la santé mentale à travers toutes les épistémologies produites par l’humanité, depuis le shamanisme jusqu’aux neurosciences, en passant par la psychanalyse.
Plusieurs auteurs s’accordent pour dire qu’il faut attendre l’industrialisation pour voir apparaître dans les sociétés occidentales des addictions à grande échelle, comme l’alcoolisme au XIXe siècle avec les boissons distillées comme le gin industriel. Typiquement l’usage massif de substances psychoactives implique perte de lien et perte de sens. Pour toutes les substances, la perte de l’usage culturel ou groupal, porteur de signification, va impliquer l’apparition d’une psychopathologie addictive, en fonction des vulnérabilités sous-jacentes des sujets.
Au XXe siècle, les populations vont passer à travers de véritables épidémies de substances psychotropes, héroïne, cocaïne, mais aussi benzodiazépines. En fonction des vulnérabilités individuelles, qu’elles soient biologiques, psychologiques ou sociales, les individus développeront des syndromes d’abus, de dépendance et autres complications psychopathologiques. Les populations de patients psychiatriques vont payer un lourd tribut à l’accessibilité ainsi facilitée aux drogues et vont développer à large échelle la problématique des doubles diagnostics.
En effet, la recherche neuroscientifique fait apparaître de plus en plus clairement le stress et l’anxiété comme des facteurs de risque majeurs pour les addictions. Ainsi la recherche sur les neurosciences de l’addiction montre le support anatomique des conduites addictives précisément dans les mêmes structures cérébrales que celles générant l’angoisse.
Face à l’angoisse, l’humanité a généré au niveau collectif des entités sociales porteuses de sens que sont les religions. Au niveau individuel on observe l’émergence de la spiritualité. Celle-ci comporte plusieurs dimensions, comme la pratique, les croyances et l’expérience. La spiritualité est corrélée positivement dans toutes les études sur la santé physique et mentale. La plupart des patients ont des attentes spirituelles dans leurs traitements, alors que la plupart des médecins et des soignants n’abordent pas cette dimension dans leur approche de leurs patients. C’est un phénomène étrange, car les instruments de mesure ne manquent pas pour évaluer cette dimension. Il peut être très important de faire cette évaluation en termes pronostics, d’évaluation du contexte et des résultats, aussi bien que pour construire une intervention.
L’évaluation de la spiritualité des patients peut être qualitative («assessment») aussi bien que quantitative («scales»). Par exemple on peut évaluer plus objectivement les comportements spirituels comme la méditation, le jeûne, la prière, mais plus difficilement l’expérience spirituelle rapportée, comme l’expérience mystique, vécue en profondeur, difficile à communiquer, avec une dimension transcendentale.
Dans le domaine des addictions tous les intervenants ont appris la modestie de leur thérapeutique face à deux réalités: les nombreuses rémissions spontanées d’une part et les résultats importants des patients ayant eu accès aux AA et aux NA. Dans ce dernier cas, l’approche spirituelle est explicite, avec la mention d’une puissance supérieure et d’un lâcher prise du sujet. De manière générale les études «evidence-based» montrent l’intérêt de la spiritualité dans l’intervention thérapeutique pour les comportements addictifs. Mais là encore, on observe un décalage entre les attentes des patients et l’offre frileuse des professionnels, alors même que l’évidence voudrait que cet important aspect de la santé mentale soit inclus dans l’investigation et l’intervention.
Pour revenir aux sources de la psychopathologie addictive, on doit se rappeler le socle anxieux et la vulnérabilité au stress des patients souffrant d’une addiction. On peut dès lors comprendre le lien de proximité entre addiction et spiritualité comme deux réponses à l’angoisse, l’une maladaptative, détruisant les liens et le sens de la vie du sujet et l’autre comme adaptative, créant des liens dans la communauté et donnant du sens au sujet, tant intrinsèquement (sens privé) qu’extrinsèquement (sens collectif).
On s’aperçoit dès lors que l’investigation de ces questions peut se faire indépendamment des croyances personnelles des thérapeutes, puisqu’il s’agit d’observer les ressources fonctionnelles du patient en termes de santé mentale.
En ce début de XXIe siècle, les temps semblent propices à ce type d’investigation, encore impensable il y a une dizaine d’années en psychiatrie. Probablement que l’arrivée des grandes écoles de pensée psychothérapeutique à leurs points de butée y contribue largement. Ce changement idéologique est porteur d’espoir communautaire, car il laisse entrevoir une approche interdisciplinaire pour tous ceux qui sont soucieux de l’esprit humain en termes de santé mentale.