avril 2009
Patrick Froté et Eva Sekera (Centre Envol, Fondation Phénix, Genève)
Les sportifs ne sont pas les seuls à se doper pour augmenter leur niveau de performance. Dans le monde du travail, l’exigence permanente de rendement et de productivité est devenue une des obsessions majeures de ces dernières décennies. Résultat: un accroissement de stress avec son cortège de conséquences néfastes, à la fois pour la santé physique (systèmes cardiovasculaire et musculo-squelettique notamment) et pour le psychisme. Une idée fausse sur la capacité de pouvoir garder constamment ces systèmes en alerte, sans passer par la phase nécessaire de repos – et en substituant à celle-ci la prise de produits dopants –, s’est largement répandue. Elle est même devenue un moteur de la publicité et de la vente, souvent douteuse ou illégale, des substances dites «psychoactives» (alcool, drogues, médicaments), avec tous les dangers inhérents à ce genre de consommation. Heureusement, pourrait-on dire, les mécanismes de défense de notre santé et de l’écosystème dans lequel celle-ci évolue savent encore mettre, par une panoplie de symptômes physiques ou psychiques plus ou moins graves, des limites naturelles à l’exigence, toujours croissante, de performance.
Notre réflexion a pour visée de sensibiliser à l’étendue du dopage professionnel, davantage issu, dans la perspective ici développée, d’une culture du travail que de la nature du travail en lui-même. Promouvoir une éthique de la performance au travail plus saine, plus écologique – et non toxique –, tenter de repérer derrière les demandes de soins ou de médicaments les risques d’épuisement professionnel, les dangers de dérapages vers les produits dopants et les addictions, telles seraient, chez les professionnels de la santé, les attitudes à développer ou à réactualiser. Mais parce que soumis eux-mêmes au stress et à la culture de performance issue de leur profession, parce qu’abusant parfois aussi de produits dopants, ceux-ci ne seraient pas toujours les mieux placés pour agir dans ce sens. Pourtant, leur rôle de protection, de prévention, d’éducation, leur devoir de prodiguer des soins sains, semble de plus en plus nécessaire afin d’éviter les innombrables dérives toxiques que la société, dans son aveuglement et son ivresse de performance, fait courir à de plus en plus d’individus.
Plutôt rares sont les statistiques portant sur l’utilisation de substances psychoactives dans le but d’augmenter la performance au travail. Le sujet est longtemps resté tabou et employés et employeurs, afin de protéger leur propre image ou celle de l’entreprise, savent se donner la main pour maintenir une culture, sinon du secret, du moins de la discrétion. Ce n’est que lorsque des accidents surviennent qu’éclate la vérité. Aujourd’hui, un accident de travail sur cinq est directement lié à l’usage des substances psychoactives.
L’étendue du phénomène du dopage professionnel ne peut qu’interpeller. En 2006, selon un sondage effectué auprès des salariés de plusieurs entreprises françaises, 3% d’entre eux ont touché aux drogues (cannabis, cocaïne), 10% aux médicaments (antidépresseurs, amphétamines), 12% aux somnifères et 56% aux préparations nutritives et vitaminées, et cela, afin de tenir le coup 1. Le choix des produits reste d’ailleurs assez constant, même si certaines variations se laissent observées sans changer le fond du problème. Entre 1986 et 1996, toujours dans l’Hexagone, la prise de médicaments psychoactifs avait diminué pour céder la place aux analgésiques, et 40% des travailleurs ont déclaré avoir recours à ces substances 2. Dans une autre étude menée auprès des médecins généralistes libéraux, profession particulièrement exigeante, 11% d’entre eux ont pris des benzodiazépines, 20% du cannabis et 24% des produits contre la fatigue; 33% étant fumeurs 3. Travailleur salarié ou libéral, la course à la performance et aux produits dopants ne semble épargner personne.
Parler de dopage professionnel implique-t-il d’incriminer d’emblée le travail? En fait, les choses ne sont pas si simples. Des chercheurs canadiens ont dégagé quatre grands types d’explications susceptibles d’identifier les véritables causes de la consommation de substances 4.
Le travail en est l’unique responsable dans le cas où la présence de certaines caractéristiques (horaires irréguliers ou nocturnes, tâches répétitives, etc.,) augmente de manière significative, et pour tous, les risques d’utilisation de substances.
À l’inverse, l’individu est lui-même parfois seul en cause. C’est le cas lorsqu’il souffre déjà de problèmes de dépendance et ne fait que les apporter avec lui au travail.
Dans le troisième cas de figure, ni l’individu ni le travail ne sont en eux-mêmes responsables; ce serait plutôt l’inadéquation entre eux deux qui conduirait à la consommation,dans le sens où tout individu n’est pas apte à assumer les rôles et responsabilités liés à n’importe quel genre de travail.
Enfin, et c’est sur ce quatrième type d’explication que nous voudrions insister: plus que le travail ou l’individu en eux-mêmes, ce serait la culture du travail qui serait à montrer du doigt. Celle d’un pays comme le Japon, par exemple, avec ses 30’000 morts de stress professionnel par année (selon une étude du Ministère japonais de la Santé 5), constitue l’exemple le plus patent d’un niveau d’exigence poussé à l’extrême. Toutefois, la culture du travail n’a pas qu’une facette nationale; elle peut être plus «locale» ou «régionale» et s’attacher à certaines professions. Médecins ou chirurgiens, avocats ou juges, banquiers ou traders, etc., vivent sous le joug de critères de performance extrêmement élevés. Mais aujourd’hui, où la culture de la performance tend à se généraliser, quels métiers ou professions pourraient vraiment se dire sains et saufs?
Qu’entend-on par performance au travail? Campbell en donne la première définition en 1990 6: «Il s’agirait de la valeur totale des comportements que l’employé a déployés pendant une période donnée afin de répondre aux attentes de l’employeur.» Huit dimensions principales détermineraient cette valeur totale: compétences spécifiques (aptitude); compétences non-spécifiques (polyvalence); capacité de communication; engagement et motivation; discipline et aptitude à éviter les comportements négatifs (tels que l’abus d’alcool et de drogue); capacité de collaborer en équipe; et, pour certaines fonctions encore, capacité de manager; et/ou de superviser.
L’abus de substances est donc incompatible avec la définition de performance au travail. C’est ce que nous voulions souligner. D’ailleurs, cette définition pourrait très bien fonder une éthique de la performance au travail. Performance à rechercher, pourquoi pas? Mais à condition qu’elle soit naturelle, saine, «écologique» (c’est-à- dire respectant la chronobiologie humaine) ou encore «propre», pour emprunter une analogie au monde sportif. Performance qu’il conviendrait au contraire de condamner lorsque, par l’utilisation de substances psychoactives, elle s’inscrit contre-nature, devient toxique, et met à risque la santé humaine. Et parce qu’en fin de compte, l’utilisation de drogues pour augmenter la performance au travail n’est qu’un mythe. Si elle peut donner pour un moment à son utilisateur l’illusion d’accroître ses performances professionnelles, en réalité, il n’en est rien, puisqu’elle ne fait, au contraire, que les diminuer 7.
Une dernière remarque. La «performance au travail» ne devrait en aucun cas être confondue avec la notion de «résultat final» obtenu par l’individu. Là encore, c’est justement cette erreur de terminologie qui conduit à la recherche de solutions inappropriées, comme l’est notamment le dopage. Une performance au travail adéquate peut en fait très bien se concilier avec l’idée que l’individu n’a pu obtenir les résultats escomptés.
Aborder les notions de performance au travail et de dopage professionnel renvoie inévitablement au risque d’épuisement. En tant qu’entité, Bradley le décrit pour la première fois en 1969 comme syndrome de nature psychosociale lié au milieu professionnel 8. Les anglophones parlent de «burnout» et les japonais de «Karoshi», ce qui signifie: mort par excès de travail.
Sur le plan clinique, ce syndrome se manifeste par trois phases. Un déséquilibre léger suivi de symptômes d’ordre psychosomatique, tels que fatigue, insomnie, irritabilité, douleurs diverses, problèmes digestifs et autres. S’installent par la suite des attitudes défensives avec des tendances au détachement et à l’isolement, ce qui renforce le sentiment d’échec et de culpabilité. S’ensuivront au travail, mais aussi dans la vie privée, des attitudes inadéquates voire négatives: l’individu cynique ou irrespectueux, qui néglige ses collaborateurs et finalement sa propre famille. De tels comportements peuvent mener à une dépression, ou même à des idées de suicide. A chacune des phases de ce processus, la personne court le risque de se tourner vers divers produits dans l’espoir, irréaliste, de s’en sortir sans devoir passer par les changements nécessaires, ce qui ne fait qu’augmenter les mises en danger et les risques d’accidents.
Bien que personne, dans des conditions à risque, ne soit à l’abri de bur-nout, certains sujets sont plus prédisposés à le développer. De qui s’agit-il? De personnes ayant en général une capacité affaiblie de faire face au stress, ou dont l’estime de soi est fortement liée à la réussite professionnelle. Ou encore de personnes qui ont, de par leur éducation, des idéaux de performance élevés et fortement ancrés. On retrouve ici la notion de culture de performance qui, lorsque intériorisée, rend la tâche de s’en affranchir beaucoup plus difficile.
S’il est possible de se doper au travail, le travail peut à son tour devenir une drogue. Lorsque l’individu finit par négliger de manière durable sa vie familiale et sociale, lorsqu’il consacre à son emploi tout son temps, jusqu’à ne plus prendre ni repos ni vacances, et ce, au détriment de sa santé, le travail devient alors une addiction dite «sans substance», ou «workaholisme» 9. Privé de travail, les symptômes de manque se feront ressentir comme ceux d’une drogue, et le besoin d’y retourner deviendra encore plus impérieux. Même si elle est dite sans substance, l’addiction au travail est loin d’être inoffensive. De par sa nature d’addiction, elle sera toujours susceptible, à un moment ou à un autre, d’entraîner dans son sillage d’autres types d’addictions. Et parce qu’elle est une addiction, elle aura tôt ou tard toute une série d’effets néfastes sur la santé: fatigue ou épuisement, dépression, troubles du sommeil, perte de libido, etc.
Ce n’est pas un hasard si la première description du burnout est née au sein d’un hôpital de jour pour toxicomanes, aux Etats-Unis 10. De par sa nature chronique et récidivante, la maladie de l’addiction demande une prise en charge globale et à long terme du malade. Celle-ci peut donc créer chez le personnel soignant non averti des conditions favorables à l’épuisement professionnel. Le risque de recourir à certaines substances est alors présent, risque augmenté encore par la présence réelle ou symbolique du produit dans la relation du malade-soignant. Toujours aux Etats-Unis, des centres spécialisés pour soigner le personnel médical ont été ouverts, ce qui illustre bien le risque accru pour les soignants de tomber… dans l’épuisement professionnel et l’addiction.
Pour l’individu sommé de s’adapter à la culture de performance qui a envahi le monde du travail, il est devenu courant de passer outre les signaux que lui envoie son corps et de vouloir pallier la fatigue et le stress par la prise de substances psychoactives. Le repérage d’un possible abus de substances en milieu professionnel est donc devenu à l’ordre du jour dans le cabinet du médecin ou de tout autre intervenant de la santé.
Il importe de savoir accueillir toute demande de ce type avec une attention et une vigilance particulières, car derrière les demandes banales d’un «petit remontant», une réalité souvent plus lourde se cache, qu’elle soit reconnue ou non par le malade. En lieu et place des investigations rapides, de l’automatisme des diagnostics et des prescriptions, l’approche du patient devrait se décaler un peu pour se centrer davantage sur la relation et l’écoute. Une écoute active associée à une capacité de synthèse psychosomatique serait aujourd’hui d’une grande actualité.
Travailler, mais tout en acceptant les temps de repos nécessaires à sa nature humaine, performer tout en ne tombant pas dans les tentations et les pièges de l’abus de substances psychoactives, serait peut-être un message à inculquer aux patients, si l’on souhaite amorcer un changement dans les mentalités et les comportements. Oui, un aspect important du travail du soignant pourrait bien être aussi d’oser aller un peu à contre-courant des tendances actuelles, en remettant des limites au culte de la performance et à son corollaire, le dopage professionnel.