avril 2009
Isabelle Philippe (Fondation Dépendances, Delémont)
«Arrêtez de me poser toutes ces questions et faites votre travail de docteur: prescrivez-moi des médicaments!» Agacement du médecin psychiatre et addictologue que je suis travaillant dans une structure psychosociale: ma fonction ne serait-elle donc que celle de prescrire des médicaments? Comment prescrire, comment ne pas trop prescrire, comment faire autre chose que prescrire? Si l’addictologie est une discipline difficile qui peut paraître de prime abord ingrate et épuisante, elle est passionnante parce qu’elle permet, entre autres, de poser certaines questions de manière exemplaire, notamment celle de la prescription.
La réflexion sur le mésusage de produits médicamenteux dépasse largement le domaine restreint de l’addictologie. Il est l’arbre qui cache la forêt d’une société de consommation où l’usage de médicaments de manière non médicale et le détournement de médications prescrites est en constante augmentation. On ne s’agite que mieux autour d’un sujet que lorsqu’on perçoit confusément qu’il pourrait nous concerner aussi. Nourries de réflexions croisées entre un médecin et une équipe psychosociale, quelques réflexions sur la prescription de médicaments psychotropes, ses nécessités et ses dangers.
La prescription de médicaments est un acte médical qui se situe dans un dispositif réglé par la loi qui vise à «protéger la santé de l’être humain et à garantir la mise sur le marché de produits thérapeutiques de qualité, sûrs et efficaces». Il s’agit aussi de «protéger les consommateurs de produits thérapeutiques contre la tromperie; à contribuer à ce que les produits thérapeutiques mis sur le marché soient utilisés conformément à leur destination et avec modération». Le médecin qui prescrit un médicament doit donc garantir qu’il prescrit le médicament le plus adapté à l’affection qu’il veut traiter ou prévenir, compatible avec les données biologiques et les autres substances prises par le patient auquel il le prescrit et avec le moins d’effets secondaires possibles. Il doit aussi se préoccuper du rapport coût-bénéfices de santé, des directives légales, des recommandations du Compendium. Il a le devoir de collaborer avec son client et de l’informer de tous les paramètres intervenant dans sa prescription. Il est secondé dans cette tâche complexe par les pharmaciens qui vérifient ses prescriptions. Par ailleurs, les organes payeurs que sont les caisses maladies, par leur surveillance de plus en plus grande, exercent sur le geste de prescrire une pression qui n’est pas toujours au bénéfice du patient.
L’addictologie est un métier dangereux où l’on prescrit souvent au-delà des recommandations du Compendium des doses qui n’ont plus rien de raisonnable, dans des associations qui font sursauter les pharmaciens et dont nous savons pertinemment que le mode d’administration n’est pas celui prévu par le fabricant. Les personnes que nous prenons en charge ont usé et abusé de substances redoutablement efficaces. Dans la majorité des cas, il s’est agi de pallier une souffrance souvent psychique, parfois somatique, en se débrouillant par ses propres moyens. Quand ces personnes se tournent vers un médecin, leur demande est, la plupart du temps, faite d’ambiguïtés et de malentendus, de dilemmes complexes et douloureux, d’enjeux de maîtrise et de conflits, d’attentes magiques et de déceptions.
La prescription médicale dans ce contexte se pose avec une acuité toute particulière: il s’agit de soulager des souffrances liées à l’usage abusif de produits sans abuser de l’usage médicamenteux, de relativiser le pouvoir du médicament, et par là même la fonction prescriptrice du médecin. De pouvoir aussi donner une réponse alternative au produit légal ou illégal: la réponse n’est pas que biologique, elle est aussi psychologique, parfois psychiatrique, souvent sociale et avant tout humaine. De jouer enfin à un jeu délicat d’interdépendance pour remplacer la dépendance au produit: il n’est pas facile pour des personnes qui décidaient des produits qu’elles voulaient prendre de s’en remettre à un prescripteur. Il faut alors composer avec leur ambivalence de patients qui ont abusé et se sont fait abuser par les drogues, qui craignent le pouvoir des médicaments et ont toujours la tentation d’en détourner l’usage. Pas facile ainsi pour le médecin de composer avec des informations, de ce fait souvent tronquées, pas toujours fiables.
Comment bien prescrire un antidépresseur qui risque de tomber comme une goutte d’eau dans un océan de souffrance existentielle? Comment utiliser à bon escient un antipsychotique qui calme le jeu mais frigorifie la vie émotionnelle? Comment manier l’usage des benzodiazépines quand on sait leur potentiel addictif? Comment manier des prescriptions qui vont au-delà des recommandations habituelles sans se laisser gagner par le dépit, en gardant toujours à l’esprit le but de la prescription, transitoire dans un processus d’amélioration, substitutive ou palliative dans une optique de réduction des dommages?
Comment prescrire de manière professionnelle et responsable quand les caisses maladies pointent la supposée inadaptation de nos traitements en nous en demandant la justification, si ce n’est pas en suspendant de manière arbitraire l’arrêt des remboursements: «…il ressort de l’avis de notre médecin-conseil que la prescription du Seresta au-delà de la limitation prévue par la liste de spécialités n’est pas justifiée…» «…nous vous rappelons que l’indication médicale pour laquelle la Ritaline a été prescrite ne correspond pas aux indications validées par swissmedic» «…traitement de méthadone: le traitement de la toxicomanie exige un soin particulier dans son application. Afin d’examiner notre obligation de verser des prestations…».
Comment prescrire un médicament qui prolonge une dépendance alors que la demande implicitement attendue d’un service d’addictologie serait d’aider à mettre fin à cette dépendance? «L’objectif d’abstinence est le seul à pouvoir redonner un véritable projet de vie aux toxicomanes», ont martelé les opposants à la LStup, accusant ses partisans de relativiser le but de l’abstinence. Mais de quelle abstinence parle-t-on? Si les défenseurs de l’abstinence étaient cohérents, ils devraient l’appliquer à toutes les substances psychotropes, l’alcool et les médicaments légalement prescrits y compris.
Le bon sens premier des partisans de l’abstinence n’a souvent pas fait ses preuves, mais des dégâts oui: épidémies d’overdoses aux sorties des résidentiels abstinents, passages des substances illégales aux produits légaux, voire prescrits, supposés moins dangereux, embrigadement dans des groupes ou la dépendance affective et émotionnelle se substitue au produit. De plus, l’évidence d’un raisonnement simple qui paraît évident et généreux, «non à la toxicomanie, oui à l’abstinence», est un credo qui sonne creux dans le contexte d’une société fondée sur la performance et le loisir, où l’usage de nombreuses substances est, de manière croissante, détournée de l’usage médical pour augmenter les performances, réduire le stress et l’angoisse, améliorer l’humeur, corriger l’esthétique. Enfin, la demande des patients ne peut pas toujours prétendre au golden label de l’abstinence : pour des personnes en détresse profonde, ayant des histoires de vie dignes de romans de Zola, il faut pouvoir répondre humblement à la demande de souffrir moins, vivre mieux. Il faut établir un lien avec elles, qui les amène enfin à se sentir acceptées comme des êtres humains à part entière.
Prescrire un médicament est un acte assez rapide et simple, souvent perçu comme gratifiant par le patient, voire l’équipe psychosociale, gratification qui retombe par effet de miroir sur le prescripteur qui a résolu, temporairement du moins, le problème du jour. Mais analyser la demande, considérer et proposer des alternatives possibles à la prise de médicament, relativiser le pouvoir du médicament demandé, en pointer les désavantages et les effets secondaires, voire refuser de prescrire certaines substances prend du temps (substance précieuse et volatile), de l’énergie (valeur assez inégale influée à la fois par les repas et les virus grippaux, les difficultés ménagères et les perspectives du week-end) et peut exposer à différents mouvements d’incompréhension, de frustration et de colère. Mouvements qui peuvent nous renvoyer à notre incapacité de médecin, voire à notre incompétence, et entraîner une migration vers d’autres confrères aux prescriptions plus libérales.
Le traitement de pathologies associées, telles la dépression et la psychose, quand elles sont avérées, n’est évidemment pas à remettre en question, si ce n’est que le rôle du médicament peut être toujours relativisé dans une prise en charge plus globale. Une difficulté réside dans le fait que la symptomatologie est souvent masquée ou brouillée par la prise auto-administrée et sauvage de produits psychotropes légaux et illégaux. Une autre difficulté est que des pathologies comme les troubles borderline, le stress post-traumatique n’ont pas de traitement médicamenteux spécifique. Le risque de polymédication tous azimuts s’accroît alors considérablement.
La réduction des dommages est un élément important dans la réflexion sur la prescription de certains médicaments psychotropes. Elle est la base de la prescription d’héroïne et, en partie, de celle de méthadone. Elle permet de donner la priorité à la réhabilitation psychosociale et sanitaire avant de traiter le problème lié à la substance elle-même. Elle est sujette à questionnement, voire à caution, lorsque l’usage de ces produits est détourné ou lorsque la prescription engendre une dépendance aux conséquences plus négatives que positives. Comment prescrire de la méthadone à l’emporter à un injecteur qui, par ses pratiques, détruit son réseau veineux superficiel, provoque des abcès, des thromboses et des septicémies? Peut-on, au nom du maintien dans la légalité, prescrire des doses de Dormicum (ou d’autres benzodiazépines de courte durée d’action) qui réduisent leurs consommateurs à l’état de «zombies»?
Entre l’assignation à un rôle que je ressens comme réducteur – de par l’instrumentalisation de ma fonction prescriptrice, la croyance magique au pouvoir rédempteur du médicament, l’assimilation à un rôle de dealer en blouse blanche – et l’évident besoin de soulagement de souffrances bien réelles, souvent sans fond et sans fin, comment s’en sortir? Comment prescrire un traitement à la fois avec le plus de rigueur et d’honnêteté possible et avec une écoute suffisamment compatissante?
Si les réponses simples n’existent pas, j’aimerais relever quelques points qui nous permettraient d’optimiser notre prise en charge.
Les patients qui souffrent de problèmes de dépendance ont souvent une personnalité mal construite, mal structurée, un entourage familial chaotique, une histoire en lambeaux, de grandes difficultés relationnelles, une faible tolérance à la frustration. Offrir à la fois du lien et de la structure peut leur permettre de mettre de la cohérence dans leur existence. Mettre un cadre clair autour de la prescription médicamenteuse est une mesure structurante nécessaire. Le maintien du lien avec l’usager n’implique pas que l’on acquiesce à toutes ses demandes médicamenteuses. Au contraire, à long terme, une attitude structurante est reconnue par l’usager comme la preuve de notre sérieux à son égard, du souci que l’on porte à sa santé et du respect que l’on a pour sa personne.
Un cadre clair autour d’une prescription s’inscrit dans le cadre d’une prise en charge médico-psycho-sociale globale, coordonnée et cohérente. Les différents acteurs du réseau agissant de manière concertée et cohérente.
La prescription médicamenteuse et substitutive devrait être considérée comme un outil parmi d’autres, en principe transitoire, permettant à la personne dépendante de pallier les difficultés psychologiques et relationnelles qu’elle a tenté de résoudre en s’automédiquant, légalement ou illégalement, à l’usager de drogues illégales de sortir de la clandestinité et de ses effets collatéraux, telles la délinquance, l’exposition à des facteurs de risques infectieux, la violence. Cet outil ne peut pas fonctionner correctement s’il n’est pas accompagné de mesures psychosociales qui favorisent un changement suffisant pour que l’outil médicamenteux puisse, si les ressources personnelles du patient sont suffisantes, devenir progressivement inutile.
Nous devrions réfléchir très sérieusement avant de prescrire des produits pour lesquels un mésusage est bien connu. Certains produits répondent à des effets de mode qui nécessitent une bonne connaissance des pratiques et une adaptation constante. Les addictologues sont le mieux placés pour informer leurs collègues via, notamment, les réseaux MédRoTox ou les médecins cantonaux. Certains produits, comme les benzodiazépines à courte durée d’action type comme le Dormicum, la Ritaline, les antitussifs contenant de la codéine, devraient être prescrits avec une prudence toute particulière.
Est-il suffisant d’en appeler à la responsabilité et à la conscience personnelle de chaque praticien? Les pressions amenant à la prescription de ces produits ne sont-elles pas trop fortes pour le praticien? Ne nous faudrait-il pas une réglementation plus stricte de la part des médecins cantonaux afin d’épauler notre difficile pratique? Ce ne sont en tout cas pas les restrictions arbitraires fondées sur les raisons économiques invoquées par les caisses maladies et leurs médecins-conseils qui peuvent servir de garde-fou. Nous ne devons pas non plus leur laisser cette place.
La prescription médicamenteuse, à première vue un acte technique réservé au médecin, est bien plus complexe qu’il n’y paraît au premier abord. Elle touche émotionnellement chacun par le biais des relations à son corps, à sa psyché et aux produits qu’il utilise pour les modifier. Elle fait appel aux relations que l’on a avec le pouvoir, le contrôle, la confiance envers les autres et soi-même. Elle a des intrications avec l’économie et l’industrie, le stress et la vie actuelle. Prescrire dans ce cadre-là exige de notre part une belle vigilance, une réflexion sans cesse renouvelée et partagée entre les différents acteurs du domaine sociomédical, sans être dupe de la subjectivité de nos choix et de nos décisions et de ce qui les motive.
Merci à Benjamin Ravinet, à René-Georges Zaslawsky et à Sophie Laissue pour leur relecture attentive et le partage de leurs points de vue.