décembre 2004
Thomas Egli (OFSP) ; Peter Burkhard (Die Alternative)
Les phénomènes de dépendance, les thérapies visant à l’abstinence et autres mesures de traitement et de prise en charge sont envisagées de façon très variable en fonction des perspectives professionnelles. Tout aussi hétérogènes sont les connaissances nécessaires à une véritable professionnalisation. Tous les spécialistes s’accordent néanmoins pour considérer que la dépendance est liée à une perte d’autonomie personnelle ou, en d’autres termes, que le processus de socialisation de l’individu et son intégration sociale n’ont guère réussi.
Le concept de thérapie des dépendances et de réhabilitation englobe conséquemment toutes les mesures offrant à des individus dépendants la possibilité de prendre à nouveau une part normale à la vie sociale. Prise en charge, thérapie et réhabilitation ont donc pour tâche de mobiliser leurs ressources latentes et de combler des lacunes élémentaires afin d’atteindre le but visé, la reconquête de leur autonomie et une bonne socialisation personnelle.
L’abandon de l’exigence de l’abstinence et l’acceptation de mesures de réduction des risques ont permis d’introduire des objectifs plus variés dans la pratique. Nous avons donc aujourd’hui aussi bien des traitements de substitution orientés vers l’abstinence à un bout du spectre, et des traitements de substitution axés sur le long terme à l’autre bout. Ce processus de différenciation s’est également imposé dans la prise en charge résidentielle, où des traitements complémentaires de substitution, orientés ou non vers l’abstinence, viennent compléter les offres résidentielles orientées vers l’abstinence.
S’ensuit la possibilité de viser des objectifs variés, à même de tenir compte, par exemple, du profil de ressources préalablement établi, du parcours de dépendances, du spectre de l’âge et de la motivation individuelle des personnes concernées. Il est donc évident que le traitement de jeunes consommateurs ait pour objectif -dans le cadre d’une thérapie des dépendances – de les voir terminer leur scolarité et entreprendre une formation. Il est tout aussi naturel que d’autres objectifs soient fixés au traitement de consommateurs plus âgés au bénéfice d’une rente AI. Liste d’objectifs distincts qui peut être complétée à l’envi.
Aucun niveau social, aucune couche sociale n’est à l’abri de problèmes de dépendance. Pourtant, l’événement déclenchant mis à part, les besoins en traitement et en soutien des personnes dépendantes et le regain d’autonomie qu’elles peuvent espérer évoluent de manière très diverse. Tant la littérature spécialisée que les milieux spécialisés situent toujours les perspectives de cette évolution dans le contexte des différentes substances consommées, approches réductrices qui renvoient à l’effet pharmacologique lié à l’émergence de la toxicomanie. Certes, des préférences peuvent être identifiées, au sein des divers groupes sociaux, quant aux différentes substances consommées.
Elles ne fournissent néanmoins que très peu d’indications sur l’évolution de la dépendance, dans la mesure où elles reflètent avant tout des tendances liées à la culture, au statut, aux pairs et à l’économie, ou encore aux occasions de consommer des substances et à la possibilité de s’en procurer. En résumé, on peut dire que l’effet pharmacologique des substances consommées contribue sans aucun doute à influencer, au niveau individuel, les carrières d’addiction, mais joue un rôle moindre – par rapport aux ressources individuelles latentes – dans le choix des mesures adéquates de traitement et de soutien ainsi qu’en ce qui concerne le succès que l’on peut en attendre.
Offrir des prestations véritablement professionnelles implique toujours de prendre d’abord en considération la culture du milieu d’origine et de l’entourage de la personne à prendre en charge, ainsi que son niveau social et ses ressources concrètes. Nous savons bien aujourd’hui que des surcharges, engendrées par certaines situations sociales, peuvent avoir des effets fondamentaux sur le comportement toxicomane.
Les compétences-clés permettant de mesurer les ressources effectivement disponibles ont trait aux ressources fondamentales, dont nous savons que l’absence augmente, à long terme, la probabilité de dysfonctionnements physiques et psychiques.
Le «groupe» de tous les individus toxicodépendants nécessitant conseil, accompagnement, prise en charge et thérapie ou réhabilitation, ne se laisse plus enfermer aujourd’hui dans une même définition. Les problématiques sont en effet par trop nombreuses et variées: âge, sexe, intégration ou désintégration sociale, statut psychosocial et biopsychologique, problèmes psychopathologiques concomitants ainsi que situation sociale et financière (liste non exhaustive). Un groupe aussi hétérogène exige nécessairement une approche différenciée et des offres thérapeutiques spécifiques pour chaque groupe-cible, ce qui suppose de définir précisément ces groupes-cibles.
En pratique, on établira d’abord un profil de ressources du ou de la client/e. On peut ainsi établir quel setting permettra d’atteindre quels objectifs. Des investigations spécifiques traiteront des questions complémentaires, de nature psychosomatique, pénale ou culturelle (pour ne citer que les principales) qui doivent être prises en considération et intégrées dans le traitement.
En tant que praticiens, nous avons depuis longtemps adopté des définitions différenciées quant aux groupes-cibles et aux objectifs visés, et offrons des thérapies adaptées en conséquence.
Ce que nous n’avons pas encore ancré dans la pratique, mais qu’il est urgent de faire, ce sont des définitions communes et interdisciplinaires. Le débat actuel sur la cocaïne illustre parfaitement ce besoin. Une fois de plus, comme il y a cent ans, on tente dans un premier temps d’expliquer le problème du consommateur par la substance consommée et l’on parle dès lors de problème de cocaïne. Cette approche pharmacologique s’accompagnant en général d’un tableau clinique médicopsychiatrique ainsi que d’indications sur les risques encourus. Voilà la méprise!
Les approches plus pratiques et impliquées dans le traitement mettent plutôt l’accent sur le statut social et financier, soit sur les ressources concrètes des divers groupes de consommateurs. Vus sous cet angle, trois groupes de consommateurs – constituant autant de groupes-cibles – peuvent dès aujourd’hui être décrits. Le premier d’entre eux comprend des membres très bien intégrés de la jet-set, du sport d’élite, du management, de la politique, etc. Le second est constitué de consommateurs encore intégrés ou partiellement intégrés, mais connaissant déjà d’importants problèmes de finances, de comportement psychosocial ou autres. Le troisième groupe – que le domaine résidentiel connaît le mieux – est celui des personnes toxicodépendantes de la rue, désintégrés, marginaux et consommant de la cocaïne et/ou d’autres substances en sus des drogues qui leur sont prescrites.
Avec cette approche, le groupe des consommateurs/trices bien intégré(e)s ne nous intéresse a priori guère puisqu’ils bénéficient habituellement de traitements privés spécialement mis sur pied à leur intention. Les marginaux de la scène de la drogue – en situation souvent problématique – sont connus et ont besoin de mesures globales de stabilisation à long terme ou, dans quelques cas, de réhabilitation. Le groupe-cible véritablement nouveau est constitué de consommateurs/trices de cocaïne encore relativement bien intégré(e)s mais menacé(e)s d’une désintégration croissante du fait de l’évolution de leur dépendance. Cette clientèle (encore) intégrée a besoin non pas d’offres substitutives à long terme du cadre de vie, mais d’unités thérapeutiques nouvelles à même de tenir compte de son statut social. Le schéma ci-contre présente deux exemples de ressources rencontrés dans le milieu de la cocaïne (en gris clair: consommateur/trice intégré/e; en noir: marginal/e de la scène de la drogue).
Les profils de ressources ci-contre se rapportent à deux consommateurs de cocaïne: d’une part une personne encore intégrée et, d’autre part, une personne marginalisée et désintégrée. Les deux ont en commun une longue carrière de toxicomane, mais diffèrent complètement quant à toutes les autres dimensions importantes de leurs ressources personnelles. Si le premier manque clairement d’une ressource bien particulière du fait de sa problématique de dépendance, cette perte de ressources ne constitue, chez le second, qu’un déficit parmi d’autres. Ces deux exemples montrent clairement que des mesures de soutien différenciées doivent être mises sur pied. En somme, tout le monde parle de processus spécifiques pour les différents groupes-cibles.
Même si toutes les approches apportent quelque chose de positif et ne manquent pas de pertinence, il n’en reste pas moins que les praticiens ne disposent ni d’une définition commune des groupes-cibles ni d’une approche globale du problème. Cela a pour conséquence néfaste de favoriser une perspective faussée de la situation, dans la mesure où, actuellement, seule l’idée que les termes «problème de cocaïne» recouvrent de nouveaux groupes-cibles est susceptible de faire l’objet d’un consensus!
Il va de soi que la situation d’un Etat social «condamné aux économies» ne permet pas d’introduire un dispositif particulier pour chaque problème nouveau. Il n’empêche que l’efficience et l’efficacité de notre offre de prestations ne pourront être assurées sans une certaine adéquation avec les groupes-cibles.
La description des problématiques des patients et les buts thérapeutiques visés sont donc déterminants pour la constitution de groupes-cibles, les aspects sociodémographiques ou les substances ne suffisant plus à les définir. Lors du traitement en effet, tant des exigences trop élevées que trop faibles peuvent rapidement entraîner des situations problématiques.
Dans le domaine résidentiel, seuls sont décrits des groupes de client(e)s pour chacun desquel(le)s l’institution établit un concept particulier, susceptible d’être appréhendé comme champ d’intervention original. Un tel concept englobe la structure, les processus thérapeutiques, l’engagement des moyens institutionnels, etc. Spécifique à un groupe-cible déterminé et défini par les buts visés; il se distingue clairement du concept établi pour un second groupe-cible, ou pour tout autre groupe-cible.
Dans le domaine résidentiel, un groupe-cible englobe ordinairement au moins huit clientes ou clients. C’est la raison pour laquelle les petites institutions n’ont généralement qu’un seul groupe-cible. Chaque groupe-cible comprend des personnes ou des sous-groupes présentant des problématiques spécifiques dont le plan thérapeutique doit tenir compte.
Lors de la planification générale, cette clientèle demeure dans le groupe-cible préalablement défini, ces problématiques particulières étant travaillées en recourant à des ressources supplémentaires ad hoc. Aucun concept spécifique n’est donc établi pour ces problèmes supplémentaires. Par contre, les compétences supplémentaires nécessaires à leur prise en charge et à leur traitement sont précisées dans le concept de base.
L’élaboration de concepts institutionnels implique de veiller à leur cohérence et leur adéquation à la thématique de la dépendance. Ils se réfèreront aux théories scientifiques reconnues de la socialisation, de la psychologie, des sciences de l’éducation, de la philosophie et de la médecine.
Lors de sa conception, une institution peut, pour des raisons économiques et d’approches méthodologiques, prévoir plusieurs groupes-cibles. Cela se fera en mettant en œuvre synergies aux plans professionnel, du personnel et des infrastructures.
Bien d’autres interrogations surgissent dès lors qu’on porte le regard au-delà d’une institution particulière. Satisfaire à la multiplicité des groupes-cibles nécessite en effet des institutions très diverses et la volonté de gérer le paysage institutionnel selon des critères professionnels. Ce qui impliquerait d’une part une planification centralisée et, d’autre part, une transparence des critères de placement. Dans cette hypothèse, une collaboration suprarégionale est souhaitable, tant pour des raisons professionnelles qu’économiques. Une telle coopération concernerait tous les domaines du traitement des dépendances, les unités d’accompagnement, de soutien, de complément ou substitutives du cadre de vie, ainsi qu’à toutes les formes intermédiaires.
S’orienter en fonction des groupes-cibles constitue l’une des conditions fondamentales et indispensables d’un traitement de qualité en faveur des dépendances. Un tel traitement de qualité nécessite de plus la volonté et les instruments appropriés pour instaurer une collaboration fructueuse au sein des différents domaines d’intervention et au-delà de leurs divers segments. Des approches concrètes existent déjà dans le domaine résidentiel et pourraient aisément être appliquées à d’autres domaines – moyennant des efforts raisonnables.